3. La recherche création : in vivo ou in vitro
Première approche de la fonction instaurative de la recherche-création
L’art occupe ses lieux propres dans l’univers de la pensée occidentale. Opérant selon des modes radicalement différents de la philosophie et de la science, les siens sont incantatoires, instauratifs, imaginaux. Conséquemment, un choix se pose à nous : on peut concevoir la recherche-création comme une forme de recherche entièrement située à l’intérieur de ces lieux de l’art – c’est-à-dire pensée selon les modes opératoires de l’épistémologie artistique – ou comme une incursion de la science dans ce grand territoire. On a le plus souvent choisi la seconde option : l’histoire de l’art, la musicologie, la sémiologie de l’art, l’anthropologie et la sociologie de l’art et de plus en plus la neurologie… tout cela, qui est de la recherche sur l’art, est déjà bien établi. On y applique les mêmes critères de distanciation et de tension vers l’objectivité qu’on trouve dans les sciences humaines et sociales. Mais cette approche scientifique, qui est indéniablement « recherche » (recherche en, recherche sur), n’a jamais eu de raison particulièrement indispensable de se nommer « recherche-création ». Si ce terme existe, effectivement, ce devrait être pour nommer autre chose.
Comme on l’a fait remarquer de bien des façons au cours de l’histoire, l’œuvre n’est pas un discours sur le monde, elle est une dimensionnalisation du monde. Elle génère des champs de signifiance autour d’elle. C’est là tout le sens de la très fameuse phrase de Klee (fameuse parce qu’elle a rapidement fait un quasi-consensus), à l’effet que l’art ne représente pas le visible, il rend visible quelque chose qui est invisible (1985 : 34) … Cela s’appliquait à la peinture dans l’esprit de Klee, mais on a des effets du même type pour les autres arts, qui agissent dans d’autres dimensions spatiotemporelles ou à d’autres niveaux perceptifs. La musique, notamment, qui, selon Schopenhauer, « exprime d’une seule manière, par les sons, avec vérité et précision, l’être, l’essence du monde » (2009 : 11), ce qui rejoint le propos (cité précédemment) de Souriau, à l’effet que Debussy ne représente pas la mer, il en révèle plutôt la dimension spirituelle – « révéler » ici signifiant qu’il (le compositeur) ouvre, fait se produire (donc instaure), cette dimension qui, avant que la pièce de musique commence, n’existait pas.
Sur le plan existentiel, cela est très significatif. C’est comme si nous n’avions pas assez du monde naturel ou de la réalité ordinaire : nous voulons vivre d’autres dimensions, des dimensions de notre propre fabrication. Nous sommes des addicts de la fiction ((J’aime bien l’essai, tout en simplicité, de Nancy Huston, L’espèce fabulatrice, Paris, Actes Sud, 2008.)), d’expériences esthétiques fabriquées, de mondes imaginés… Nous sommes des addicts de la signifiance – plus ou moins conscients que nous en sommes les auteurs. Cette instauration des dimensions invisibles, ineffables, entourant un monde autrement utilitaire et prosaïque est, pour plusieurs artistes et esthètes, le rôle même de l’art : pour le compositeur Stockhausen, ce rôle est « d’explorer l’espace intérieur de l’homme; de découvrir jusqu’à quel point et combien intensément il peut vibrer, par le son, par ce qu’il entend, peu importe. Les arts sont un moyen pour agrandir son univers intérieur ((Texte original : « The role of the arts is to explore the inner space of man; to find out how much and how intensely he can vibrate, through sound, through what he hears, whichever it is. They are a means by which to expand his inner universe. »)) » (1989 : 32; traduction libre).
In vitro ou in vivo?
Dans cette optique, la recherche portant sur la création sera soit une recherche sur les mécanismes, les contextes ou les produits de ces actes existentiels, ou elle sera elle-même une recherche à fonction instaurative. Ou bien on met ce processus vivant et transformateur dans une éprouvette et on s’en distancie le plus possible de façon à ne surtout pas l’altérer par notre observation, ce qui correspond à l’in vitro scientifique, ou bien on va audacieusement, dangereusement, dans le sens de son mouvement, nous laissant transformer, faisant de la dimension « recherche » une suite conséquente du geste créateur – ce qu’on pourrait dire in vivo. D’un côté, on aura des spécialistes en blouse blanche mesurant, comparant et prenant des notes sur l’artiste en création. De l’autre côté, on a l’artiste elle-même, ou lui-même, qui s’observe et se parle à soi-même – qui travaille de façon réflexive… c’est la recherche en première personne, par l’artiste sujet et agent de la recherche, qui vit tout le processus et s’en trouve à chaque minute ému et ébranlé. Dans l’in vitro, la recherche est un acte en laboratoire, alors que dans l’in vivo, il y a continuité et solidarité entre l’œuvrement, la vie et nos pensées sur la vie.
Le travail artistique étant une consécration de l’être à sa surexistence, à la surexistence, la recherche-création (in vivo) est, logiquement, le prolongement de ce mouvement d’augmentation.
À qui l’emportera…
Si le terme « recherche-création » doit désigner une réalité universitaire distincte, ce serait là où la recherche et la création sont concomitantes et consubstantielles, installées dans le prolongement l’une de l’autre – la recherche englobant la création comme un nuage réflexif autour d’un processus possédant son propre génie. Là, la réflexion vient altérer la création, aussi sûrement que la création altère l’artiste. Autrement, franchement, on a simplement de la recherche sur la création – approche classique dans les sciences en tout genre. Comme je l’expliquais dans le texte précédent, la même bifurcation (le terme de Whitehead) qui a fragmenté la pensée occidentale entre la matière et l’esprit a aussi séparé le langage de l’être, a aussi séparé la connaissance du substrat de réalité et de vécu où pourtant celle-ci devrait être enracinée. Dans le monde universitaire, aujourd’hui, la connaissance et le langage opèrent ensemble en autarcie, séparés de l’expérience. Si on est pour juxtaposer ces mondes en juxtaposant ces termes, alors il faut commencer à penser différemment la recherche et la connaissance qu’elle est censée produire.
Il y a une sorte de bataille, actuellement, dans le monde de la recherche-création, où certains prônent une régularisation (ou normalisation) de la recherche-création pour rendre la partie « recherche » plus conforme aux critères traditionnels de la recherche scientifique, alors que d’autres espèrent au contraire que la recherche en arts – particulièrement celle qui s’appellera recherche-création – s’inscrira en continuité des aspirations constitutives de la création artistique.
Dans leur travail de fond sur les enjeux de la recherche-création, les chercheurs Sophie Stévance et Serge Lacasse proposent une approche d’équipe. L’un de leurs projets, réalisé à l’Université Laval avec l’artiste inuite Tanya Tagaq, est à cet égard plutôt édifiant : on parle d’un projet visant « d’une part, à stimuler, susciter et alimenter une réalisation artistique, laquelle se conformera à l’ensemble des critères caractéristiques d’une création (par exemple, la réalisation d’un disque ou la diffusion sur scène d’un concert). D’autre part, le projet vise aussi à saisir le processus de création dans le cadre d’une problématique plus large, celle de l’expression artistique autochtone » (2013 : 117). Effectivement, le double objectif de susciter la création et d’en étudier le contexte plus large semble justifier le tiret auquel Stévance et Lacasse disent tenir beaucoup.
Ce projet montre bien que la recherche-création est bienvenue de se décliner au pluriel, et comment cela peut permettre d’en démultiplier les effets. Mais il ne faut pas céder aux critères traditionnels de la recherche scientifique qui nous amèneront inévitablement à re-séparer les termes en spécialités différentes. C’est ce qui semble arriver, d’ailleurs, lorsque Stévance et Lacasse parlent de « double expertise » en proposant de confier la partie « création » à des créateurs et la partie « recherche » à des chercheurs spécialisés. Ce qui équivaut – on l’aura compris – à consolider encore une fois cette séparation déjà présente dans toute la culture universitaire.
Si l’approche intrinsèquement bidirectionnelle de la recherche-création en musique exige d’un seul chercheur-créateur entreprenant un projet solo qu’il possède une double expertise de musicien et de chercheur, alors on devrait encourager un nombre croissant de musiciens universitaires à posséder les habiletés musicologiques pour conduire seuls la portion « recherche » du projet de recherche-création. Toutefois, le désintérêt relatif de ces musiciens à produire de la recherche académique est contrebalancé par leur intérêt manifeste à participer en tant qu’artistes à de tels projets de recherche-création (ce qui est le cas, par exemple, de plusieurs de nos collègues musiciens à l’Université Laval). Dans ces circonstances, de façon à respecter la double expertise si indispensable au champ, l’approche préférable implique le plus souvent que des créateurs et des chercheurs combinent leur expertise dans un même projet, dans un esprit de collaboration (2015; traduction libre).
Dans la recherche-création, si ce mot composé est pour avoir un sens, on a un créateur comme agent premier de la théorisation, ou encore on a un chercheur qui s’ouvre au feu transformateur de la création. Dans les deux cas, la création est envisagée comme mode de connaissance – voire comme méthodologie, diront Diane Laurier et Pierre Gosselin (2004). Et on ne se contentera pas de se théoriser soi-même, car si on ne sépare plus le langage de l’être, on ne se sépare pas non plus du monde dans lequel on vit. On voudra en venir à déplier la vision du monde qui est repliée autant dans nos œuvres que dans notre « œuvrer ». Il faut maintenant comparer l’approche proposée par Stévance et Lacasse avec ces propos de notre collègue Kateri Lemmens :
[Et] s’il existait bien quelques lieux de rencontre où l’artiste (celui qui répond aux exigences de son art) se fait intellectuel (celui qui pense le monde en exposant idées et arguments) tout en demeurant artiste (celui qui dévoile les « échos de la vie » grâce à sa sensibilité)? Et si la pratique de l’essai littéraire était justement l’un de ces lieux privilégiés, saillants? Et si, comme l’écrit Yvon Rivard, citant Hermann Broch, certains romans mènent de l’esthétique vers l’éthique , n’existe-t-il pas une pensée essayistique qui reconduit la pensée vers la beauté et la beauté vers la pensée, tout à la fois? Et si la pratique d’un type d’essai, en littérature, se présentait, chez certains écrivains, comme une seule pièce à deux côtés, celle qu’on fait tournoyer d’une œuvre à l’autre; pile et face, comme une nécessité, comme une soudabilité, voire, parfois, une insécabilité de la beauté et de la pensée (2013).
La « recherche-création » intégrée, conduite par le créateur lui-même en continuité de tout ce qu’il est dans sa vie, est une proposition désordre, fluide et processuelle, sans coda ni conclusion définitive. C’est la recherche, ici, qui emprunte les termes de la création; on s’inquiéterait que ce soit le contraire, quand on sait combien la recherche est soumise à l’approbation et au contrôle des institutions ((C’est d’ailleurs ce qui semble vouloir arriver dans le projet de Stévance et Lacasse, lorsqu’on lit (dans l’extrait déjà cité) que la réalisation artistique « se conformera à l’ensemble des critères caractéristiques d’une création »… On se demande où cela peut mener.)). L’autre, celle où les chercheurs évoluent dans un laboratoire construit autour de l’atelier, dans un système normatif bien établi, est beaucoup plus sécurisante. Certes, cette dernière comporte aussi une part de noblesse, dans la mesure où ces chercheurs s’effacent derrière la création de l’autre, se gardant de trop l’influencer… Mais on se demande pourquoi le terme « recherche création » (avec ou sans tiret) s’appliquerait à eux… Tout comme le terme « recherche-action » ne s’applique pas à la recherche sur l’action, mais bien plutôt à la recherche qui se veut elle-même une action sur la situation étudiée. Il serait logique qu’il en aille de même pour la recherche-création.
Dans le même essai, Lemmens cite l’écrivaine britannique Zadie Smith confessant : « [Je] suis malade du roman bien fait avec son intrigue et ses personnages et ses paramètres. Je suis, moi aussi, attirée par la littérature en tant que [comme le dit David Shields] “forme de pensée, de conscience, de quête de sagesse” » (2013).
(À suivre…)
Bibliograhie
KARLHEINZ, Stockhausen, Stockhausen on music, Londres, Marion Boyars Publishers, 1989.
KLEE, Paul, Théorie de l’art moderne, Paris, Éditions Denoël, 1985.
LAURIER, Diane et Pierre GOSSELIN, Tactiques insolites : vers une méthodologie de recherche en pratique artistique, Montréal, Guérin Éditeur d’art, 2004.
LEMMENS, Kateri, « Pile et face : l’essai littéraire, pensée et création », Le Crachoir de Flaubert, 7 janvier 2013, [en ligne].
SACKS, Oliver, Musicophilia : la musique, le cerveau et nous, Paris, Éditions du Seuil, 2009.
STÉVANCE, Sophie et Serge LACASSE, Les enjeux de la recherche-création en musique : institution, définition, formation, Québec, Presses de l’Université Laval, 2013.
STÉVANCE, Sophie et Serge LACASSE, « Research-creation in music as a collaborative space », Media-N – Journal of the New Media Caucus, vol. 11, no 3, hiver 2015.