« Un pays, c’est plus qu’un pays et beaucoup moins, c’est le
secret de la première enfance; une longue peine antérieure
y reprend souffle, l’effort collectif s’y regroupe dans un frêle
individu; il est l’âge d’or abîmé qui porte tous les autres, dont
l’oubli hante la mémoire et la façonne de l’intérieur de sorte
que par la suite, sans qu’on ait à se le rappeler, on se souvient
par cet âge oublié. » (Ferron, 1970 : 148)
Jacques Ferron
Cet automne-là, j’entrai dans le pavillon Charles-De Koninck comme on entre dans l’âge adulte : en traînant les pieds. J’en avais terminé avec les études collégiales et la débauche, la vraie, la libératrice. Celle qui ne connaît ni obligation ni sanction immédiate; qui peut attendre à demain quoi qu’il arrive. Celle qui s’exerce en des lieux chiffonnés lors de nuits sans fin, séparés du monde. Celle qui, tout aussi insouciante que l’enfance, nous préserve de l’ennui de l’âge adulte. J’appartenais dorénavant au premier cycle universitaire et, plus précisément, à la horde d’étudiants en littérature de l’Université Laval. Je m’étais déjà procuré une pléthore de livres, des lunettes et une pseudo-culture littéraire. Cependant, je n’avais pas lu Barrico, je n’étais pas l’auteure d’un recueil de poésie écrit sous l’effet de l’opium — ni même de quoi que ce soit — et je ne savais pas encore ce qu’était une mise en abyme. Tant pis. J’avais déjà investi mes deux paies précédentes dans ce mensonge. « Il est trop tard pour reculer », pensai-je en pénétrant dans le local DKN-2116.
Quelques mois plus tôt, j’avais opté pour le baccalauréat en études littéraires au lieu de celui en droit. Un choix qui ne manqua pas d’irriter mes parents, pour qui l’intelligence ne se « gaspillait » pas et pour qui lire se faisait sous une lampe de chevet entre 22h00 et 22h30. J’avais vainement tenté de légitimer ma décision. Je n’en étais moi-même pas convaincue. La poésie s’était peut-être révélée à moi au printemps 2012 alors que mon inscription tardait et que les manifestants — soucieux de bien des choses, mais visiblement peu des inscriptions universitaires — déambulaient toujours dans les rues. Possiblement, les paroles de Miron peintes en rouge avaient abîmé mes certitudes de notaire en devenir : « ÇA NE POURRA PAS TOUJOURS NE PAS ARRIVER ». J’avais peut-être même fait ce choix par accident ou, simplement, pour brusquer les choses. Imposteur, je tentais peut-être de me glisser dans une peau qui n’était pas la mienne, celle d’une véritable littéraire. Celle, par exemple, de cette jeune asiatique fêlée, arpentant les couloirs de mon Cégep pieds nus, à la recherche de nouveaux membres pour son cercle de lecture. À vrai dire, je ne m’en souvenais plus tout à fait. L’oubli n’est pas une insuffisance de mémoire : il est la mémoire. S’il n’existait pas, si nos souvenirs revenaient à nous dans une parfaite limpidité, « l’instant serait blanchi, complètement spolié… » (Duras, 1977 : 106-107)
D’un pas rapide, j’entrai dans la classe et m’assis à un emplacement stratégique (le plus éloignée du regard de l’enseignante, au cas où elle remarquerait, du haut de sa chaire, mon imposture). J’apposai une mine arrondie sur le cahier Hilroy trop familier, trop scolaire. Une mine surplombée d’un semblant d’efface, un mauvais café et un cours à propos d’un prénommé Jacques Ferron, dont je ne connaissais que le nom faute de ma pseudo-culture littéraire. Le sentiment d’imposture me pressait toujours la poitrine, mais la défenestration demeurait hors de portée et je doutais que me précipiter du second étage suffirait à me rompre la nuque. Je me résolus donc à griffonner quelques notes sur la vie de ce cher Jacques. Il était un grand homme au front dégarni, avec quelques pampres disposés en couronne, des sourcils saillants, un nez imposant, un air désinvolte et frondeur. En vérité, il était tout à la fois : fils du notaire de Maskinongé, omnipraticien fantasque, dramaturge, diplomate improvisé lors de la crise d’Octobre, éveilleur de consciences politiques au sein du parti Rhinocéros et insupportable intellectuel. Ses récits étaient si rocambolesques et compliqués que j’eus peine, au premier abord, à saisir leur renommée.
Or, trois mois, cinq romans et deux dissertations furent nécessaires pour que je découvre le subterfuge de l’écrivain. Je compris que Ferron avait le regard de Paludes. Il savait qu’une fois accroupi devant la porte close, son œil posé contre le trou de la serrure, un paysage grandiose se révélerait à lui. Il savait se pencher à bon escient. Les géants de ce monde connaissent la valeur de ce talent. Là où la plupart n’auraient distingué qu’une serrure, il apercevait des merveilles. Et si les merveilles refusaient de poindre devant son œil épieur, il les inventait de toutes pièces, à la fois démiurge et tartufe. Il avait cette manie, « moins dionysiaque que prométhéenne » (Ferron, 1994 : 99), d’écrire en mythomane bien intentionné.
C’est comment, entortillée tout à la fois dans ces promesses et ces mensonges, je découvris le Québec à nouveau. Je le percevais tout autrement, suspendu entre le « déjà-plus » et le « pas-encore », ni petit, ni insignifiant, ni ridicule, mais utopique. Il devenait une terre d’infinies possibilités. Sous la plume de Ferron, aucune histoire ne le disait colonie, aucune politique ne le réduisait en poussière de dominion, aucune contrainte géographique ne l’empêchait de se faire le centre du monde. S’il souhaitait faire du Saint-Laurent la source de toutes les mers, soit. Si le folklore canadien-français devait se perdre dans les récits mythiques de l’Antiquité pour en devenir le père, il en irait selon sa volonté. Ne serait-ce que le temps d’une fiction, le Québec reprenait son souffle, gonflait son torse et se proclamait autocratique, impunément irréductible. Et Ferron, jouant au Tout-Puissant, lui donnait raison.
Historien autodidacte, il connaissait l’histoire du Québec sur le bout des doigts, mais brouillait volontairement l’étendue de sa mémoire : il était historien de l’oubli. Une sorte de farceur qui avait bâti sa renommée littéraire à partir d’une tromperie, d’une kyrielle de contes loufoques et de faits déguisés. Cet automne-là, je choisis de croire les palabres de ce poète escogriffe et de me faire enfant à nouveau. Je me fis Tinamer de Portanqueu, candide, ensorcelée par le moindre bruissement des arbres, par un simple reflet de la lune dans la mer des Tranquillités. Sous la gouverne de ce vieux fou, je laissai ma lecture se vautrer dans la naïveté, être mangée de merveilles. Vraiment, il était un fabuleux imposteur.
Un soir de décembre, je déposai le roman Confitures de coings, étourdie d’avoir trop lu. La session d’automne arrivait à sa fin et je n’avais toujours pas écrit au sens fort. Certes, j’avais rédigé des dissertations, mais je n’avais toujours rien apposé de fictif sur papier. Pas la moindre parcelle de lyrisme. Convaincue d’être un imposteur en visite chez les littéraires, je me mis à écrire sur le premier objet qui accrocha mon regard : une ridicule peluche de chat qui décorait bien maigrement mon étagère. Après tout, le métier d’écrivain était une profession exigeante comme bien d’autres. Si l’inspiration ne venait pas à moi, la contrainte suffirait. J’écrivis frénétiquement vingt minutes durant, puis mon inspiration mourut presque aussitôt. Le métier d’écrivain n’était visiblement pas ma vocation. Je n’en devins pas moins l’auteure d’un texte inusité à demi raturé. Je le lus à voix haute, d’un ton faussement solennel :
Perché sur la toute dernière tablette de ma bibliothèque, je le regarde. Geôlier des poussières, il scrute son royaume de dévots. C’est le Christ-chat, régnant parmi les inanimés. Du haut de sa tour, ses yeux limpides éclairent un empire de quatre murs. Son museau n’est qu’une effilure campée au milieu d’une ronde figure. Sa silhouette révèle une enveloppe amorphe, comme cambrée sous le poids de la Providence. Les mailles tiraillées de son pelage de laine sont des plaies béantes, stigmates d’une naissance inespérée. Là, entre la peau de son recto et de son verso reposent ses organes, nuages de peluche, moelleuse osseuse.
Sa toison est née de l’aiguille à tricoter d’une oblate malhabile; son âme des paroles de Ferron. Il est à la fois création divine et fruit d’un acte bénévole, le saint emblème de la chat-rité. Mais, le divin matou triomphe avant tout par ses allures de martyr, car derrière l’abject se cache toujours une étrange beauté. L’humanité piteuse l’oblige : ce qui répugne l’œil séduit les âmes avenantes.
S’il est un chat, il ne possède ni la pudeur farouche ni la grâce des félins. On le croit inévitablement lourdaud et inoffensif. Il a brocanté sa couronne d’épines et son suaire pour un ruban pastel noué autour de son cou. Son regard vide et ses moustaches en désordre ne sont qu’un leurre. De fins stratagèmes pour se fondre parmi ses semblables. Toutefois, les plus fins observateurs ne seront pas dupes de son apparence. Je ne suis d’ailleurs pas sa première délatrice. Ferron l’avait démasqué bien auparavant : “ Ce matou est peut-être le Christ. Regarde sa face balafrée, ses cicatrices, le sang de sa dernière blessure; il règne encore sur les siens, mais il mourra bientôt pour leur salut. ” (Ferron, 1990 : 38) C’est le Christ-chat, messie d’un monde sans vie.
Je découvris alors une ivresse nouvelle, à des lieux de celle que me procurait la débauche. Celle-ci ne répondait pas à l’impératif de la drogue et de la proximité corporelle; elle ne se laissait pas tenter par le danger. Le temps d’une fiction, je fus un imposteur tout-puissant comme Ferron l’avait été autrefois. Certes, je commençais au bas de l’échelle. Je n’avais pas transformé le pays incertain du Québec, mais bien une peluche de chat en tricot. Or, j’avais oublié les contraintes scolaires, la tyrannie de la logique et les exigences de la vraisemblance pour m’adonner à l’écriture. Cet automne-là, je décidai de m’enfoncer dans les études littéraires en tant qu’imposteur aguerri.
[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]
DURAS, Marguerite, Le camion suivi de Entretien avec Michelle Porte, Paris, Éditions de Minuit, 1977.
FERRON, Jacques, L’amélanchier, Québec, Typo, 1992 [1986].
FERRON, Jacques, « La folie d’écrire », dans Liberté, vol. 36, no 6 (216), décembre 1994, p. 97-99.
FERRON, Jacques, Les confitures de coings, Montréal, Éditions TYPO, 1990 [1972].