Comment engendre-t-on la narrativité? Si l’on suppose que réfléchir et écrire au sujet du design peut sembler déroutant au premier abord, il en sera de même pour le récit. Ces deux notions, aux frontières floues ou pénibles à contraindre, révèlent des termes polysémiques, dépendamment des cultures, usages, langues et individus les employant. Il en va de même pour les qualités « narrative » ou « interactive », d’une grande malléabilité langagière. L’élasticité des locutions « récit interactif » ou encore « scénarisation interactive » entraîne, elle aussi, son lot d’enjeux conceptuels. Employer l’association récit + interactif, dont l’interactivité peut être comprise comme une addition aux formes narratives plus traditionnelles, entraîne un risque patent de mécompréhension des défis et des occasions qu’offrent les récits interactifs à titre de formes distinctives d’expression narrative, où l’interactivité constitue un ingrédient fondamental et non une simple fonctionnalité ajoutée (voir Koenitz, 2016).
Les réflexions suivantes explorent différents aspects de la question du « design narratif » et de son appellation afin d’établir une distance critique pour rendre compte de ses manifestations concrètes, culturelles et médiatiques. Définissons-le d’abord succinctement comme l’élaboration et la gestion des matières narratives et fictionnelles nécessaires à la création de produits culturels. Romans, films, jeux vidéo : ceux-ci prennent désormais part à des complexes transmédiatiques souvent associés au développement d’univers fictionnels ou encore à des franchises médiatiques établies, à savoir des projets vastes réunissant un ensemble hétérogène d’intervenants.
Avant d’en arriver à différentes pratiques du design narratif, il importe de définir la narrativité, un caractère et une qualité recherchée, afin de la distinguer du récit, une entité plus spécifique : sa forme structurante et les façons de la mettre en place. Dans le contexte interactif, la narrativité devient aussi hybride, non simplement associée à l’entité qui raconte. Efficacement résumé par Molino et Lafhail-Molino (2003), le récit peut ainsi renvoyer à quatre réalités distinctes; différents existants et opérations :
L’ensemble des mots, des images ou des gestes qui représente une série d’évènements, réels ou imaginaires.
L’ensemble des évènements que le discours narratif, quel que soit le matériau, est censé représenter (une « histoire »).
L’acte par lequel est produit le discours narratif (une « narration »).
Le type de discours particulier qui représente des actions, par opposition au dialogue et à la description.
Dans l’analyse de la planification puis du développement d’un environnement narratif qui dépasse le contexte expérientiel, voire évènementiel, de la consommation d’un texte constitué de mots ou d’images, deux perspectives conceptuelles doivent aussi être prises en compte au préalable :
1) Le design contemporain comme réalité narrative dans un environnement de travail numérique : celui-ci répond d’habitudes, de processus et de philosophies ayant des incidences sur le design d’éléments narratifs.
Tant du côté de l’écriture de récit littéraire ou filmique que de la scénarisation interactive ou encore du design des systèmes de narration interactive sur supports numériques, des discours établissent une infrastructure et des cadres d’action. Ils consolident les pratiques de conception variées, alors que les médias numériques entraînent de nouvelles formes de participation et de collaboration donnant désormais accès à une variété nouvelle de moyens de production et de distribution. Les médias collaboratifs (Löwgren et Reimer, 2013) encouragent aujourd’hui des expressions originales de la pratique médiatisée qu’est devenu le « design narratif ». On doit tenir compte de cette réalité afin de le décrire avec justesse et d’assurer le développement optimal des projets qu’il catalyse.
2) Le domaine comprenant la création de mondes artificiels ou d’histoires ainsi que la production de scénarios, documents et systèmes interactifs à caractère narratif qui prennent part au développement de produits culturels : celui-ci renferme un ensemble étendu de pratiques, de méthodes et de recettes fondées sur des idéologies et diverses traditions créatives, ici résumées de façon non exhaustive.
Dessin de définition (blueprint) de la ville fictive de Arkham City, cachée dans le jeu Batman : Arkham Asylum (2009). Les auteurs révèlent par anticipation le prochain chapitre de cette série de jeux.
[heading style= »subheader »]Le design du récit écrit[/heading]Narrative design est un terme employé par Madison Smartt Bell (1997), auteur et enseignant américain, pour décrire la forme ou structure de première importance et décisive pour toute œuvre de fiction. Il rassemble des techniques pour faciliter la pratique et la critique de la création littéraire. L’écrivain le qualifie lui-même d’art minutieux : « craft-centered, not process-centered », gérant les « ingrédients » d’une fiction. Il le divise en deux familles :
Design linéaire. Tel un vecteur pointé vers le futur, ce type de récit doit être compris architecturalement comme la structure d’une forme statique. Selon Bell, le design linéaire est holistique et ce travail s’apparenterait à celui du sculpteur.
Design modulaire. Celui-ci obéit à des règles organiques et libérées de la logique linéaire, telles la temporalité ou autres conventions romanesques. La forme devenant inséparable du sens, et cet ouvrage rappellerait le travail du mosaïste. Un exemple éloquent est l’algorithme littéraire de La Vie mode d’emploi de Georges Perec : cette œuvre suit le tracé de la polygraphie du cavalier aux échecs au long de la grille de 10 par 10 de l’immeuble où se déploie le récit, qui rassemble 99 chapitres (et non cent).
Animation par Ilmari Karonen, Wikipedia Communs.
Cette approche « pédagogique » proposée par Bell rappelle celle de divers guides pratiques dédiés à la création de jeux vidéo, qui découlent de la tradition des guides de scénarisation filmique. Sous celle-ci, un certain impérialisme narratologique réduit le design narratif (narrative design) devant être mis en œuvre dans un contexte interactif à la tâche de concevoir une bonne histoire afin de la communiquer et d’y immerger le public.
La même tendance est observable dans plusieurs guides techniques à l’intention des scénaristes de jeux vidéo. Par exemple, dans Professionnal Techniques for Video Game Writing (Despain, 2008), on emploie les notions de récit et d’histoire de façon interchangeable : « narrative design is the creation of that story and the design of the mechanics through which it is told » (Posey, 2008 : 55). David Freeman, dans Creating Emotion in Games (2003), présente de son côté des techniques de création littéraire et d’écriture de scénario de film adaptées aux jeux vidéo. Il y discute donc en réalité de scénarisation interactive en recommandant une sensibilité particulière, une esthétique. Freeman parle d’emotioneering : sa méthode personnelle pour favoriser l’immersion émotionnelle dans les jeux vidéo. Il faut toutefois comprendre que ces procédés narratifs pour stimuler des émotions chez les joueurs par l’entremise du récit ne sont qu’un type parmi bien d’autres que le médium vidéoludique permet d’évoquer : les émotions dans les jeux vidéo ne proviennent pas exclusivement d’une courroie allégorique de transmission narrative. L’interactivité et les supports numériques changent la donne.
[heading style= »subheader »]La scénarisation interactive[/heading]Ce type de (pré)productions se rapporte à plusieurs formes en émergence et fait appel aux outils du designer comme à ceux de l’écrivain : hyperfiction, environnements muséologiques ou virtuels, installations interactives, sites Web informationnels, environnements urbains, technologies mobiles et géolocalisées… Leur variété subjugue. Alors que la scénarisation linéaire est usuellement associée au cinéma et au jeu des acteurs, on lie d’ordinaire la scénarisation interactive au jeu interactif, essentiellement vidéo, même si, dans les faits, ses méthodes s’appliquent à merveille aux jeux et espaces analogiques, comme les parcours scénarisés, les jeux de société ou encore les activités s’apparentant au jeu de rôle. Les aspects ludiques des produits et les expériences à scénariser n’empêchent en rien la présence de contenus informatifs, éducationnels, historiques ou culturels.
Le récit et les environnements fictionnels et interactifs partagent aussi bien des points en commun :
Ils reposent sur la création d’un monde artificiel, aussi minimaliste soit-il, peuplé d’entités qui supposent la suspension volontaire de l’incroyance.
L’action d’un personnage est nécessaire (ou sa performativité en contexte interactif). Les principes narratifs et ludiques agissent donc de façon complémentaire.
L’univers narratif crée un contexte significatif qui contribue à l’immersion. Chez celui interagissant, cela engendre un engagement actif dans l’univers ludique.
[heading style= »subheader »]Le design de récits interactifs[/heading]La production d’un récit interactif s’étend plus loin que la création des fictions et des histoires non linéaires destinées à un jeu ou encore à une œuvre écrite ou filmique. Les récits spatialisés, les parcours éducatifs ou touristiques et le contexte muséal offrent leurs lots de situations pour les mettre en place. Ces champs d’application pour le design d’expérience et le design d’interaction, comme dans une certaine mesure celui du design de jeu au sens large, tant analogique que numérique, recoupent le design de systèmes, plus ou moins complexes ou originaux, à la fois porteurs de matières narratives et fictionnelles.
Cette pratique consiste en une phase d’idéation et de recherche préliminaire menant à l’élaboration d’un environnement fictionnel parfois minimal, puis à l’élaboration d’une structure dramatique prenant la forme d’un réseau plus ou moins complexe où s’engagera un participant. Des arborescences avec parcours et embranchements alternatifs hérités des livres-jeux aux structures semi-linéaires, voire ouvertes, un travail minutieux de cette trame narrative ou « ligne d’action » spécifiant les objectifs principaux et intermédiaires doit être établi à l’aide d’une armature schématique nommée charte de processus (flowchart); un logigramme cousin de l’organigramme de programmation.
[heading style= »subheader »]Le design des récits numériques interactifs[/heading]Terme rattaché au champ de recherche des techniques et méthodes de narration interactive (interactive storytelling) associant le domaine des lettres et des sciences humaines à l’intelligence artificielle, le design des récits numériques interactifs (interactive digital narrative) nécessite la distinction entre le récit interactif (interactive narrative) comme produit singulier et le système de narration interactive (interactive storytelling system) comme technologie le supportant (Koetnitz, 2016).
Si, au moment de la pré-production d’un produit numérique, une phase d’écriture liée à la création de contenus tels les dialogues, les éléments de décors à formes textuelles (par exemple les livres remédiatisés) ou encore les éléments périphériques aux produits comme les manuels d’instructions et produits dérivés est nécessaire, le cœur du travail consistera en la conception et les ajustements de contenus associés à la programmation des systèmes de narration interactive desquels dépende l’expérience narrative. Les types de systèmes narratifs rencontrés le plus couramment seront par exemple une arborescence hybride, un langage de script où des éléments sont considérés comme des personnages placés sur une « scène » numérique, ou encore des systèmes à planification universelle (orientée personnage ou non) parfois émergents et tributaires d’une programmation informatique plus dynamique ou fonctionnelle.
[heading style= »subheader »]Le design narratif aujourd’hui[/heading]Le designer, par la reconfiguration d’objets, transforme les rapports aux choses et peut faire advenir de nouvelles attentes et de nouvelles émotions, ce qui l’apparente d’une certaine façon au dramaturge. Sa création ancrée, tant formée de matière que de sens redéfini, apparaît alors porteuse d’une histoire, d’un projet. Il comprend alors la scénarisation de sa consommation tout en la projetant dans un nouvel univers riche d’expériences subsidiaires.
En s’appuyant sur René Audet (2006 : 11), qui propose que « [l]a convocation (ou production) d’un évènement irradiant au cœur de l’œuvre, comme prétexte permettant de faire advenir, constitue une lecture nouvelle du fait narratif, qui dépasse l’approche fonctionnelle du récit proposée par les héritiers du structuralisme », nous en arrivons à préciser que : soutenus par une variété d’infrastructures numériques, les modes de production du récit interactif au sein de cadres culturels et socio-professionnels mixtes d’où irradie du cœur de projets la narrativité, en tant que tremplins contribuant à faire advenir, constituent une lecture neuve d’un design dit « narratif ».
Cette relecture plus actuelle d’un champ du design dépasse l’approche utilitariste souvent contrainte à des domaines d’applications spécifiques et proposée par les héritiers du modernisme industriel, ou encore l’usage du récit de faits (storytelling) dans une approche gestionnaire du projet. Elle se conçoit donc différemment de la description strictement fonctionnelle souvent avancée par l’industrie.
On retrouve le design narratif, constitué d’approches de design diffuses, tant chez des communautés de professionnels que d’amateurs, d’experts que de débutants : il s’accompagne par conséquent d’une variété d’états d’esprit créatifs tels que le proposent des approches collaboratives visant à différents degrés des changements socioculturels comme le métadesign, le design activiste, participatif ou le co-design. Cette compréhension des différences et des rapprochements de leurs applications respectives permet alors de réaliser la subtilité inhérente aux tâches relatives au design narratif.
[heading style= »subheader »]Références bibliographiques et lectures complémentaires :[/heading]
AUDET, René, « La narrativité est affaire d’évènement », dans AUDET, René et al. [dir.], Jeux et enjeux de la narrativité dans les pratiques contemporaines (Arts visuels, Cinéma, Littérature), Paris, Dis Voir, 2006.
BATEMAN, Chris [dir.], Game Writing: Narrative Skills for Videogames, Boston, Thomson Learning, 2007.
BELL, Madison Smartt, Narrative Design : A Writer’s Guide to Structure, New York, W.W. Norton & Company, 1997.
DESPAIN, Wendy [dir.] Professional Techniques for Video Game Writing, Wellesley, A. K. Peters Ltd., 2008.
FREEMAN, David, Creating Emotion in Games : The Craft and Art of Emotioneering, Indianapolis, New Riders Games, 2003.
KOENITZ, Hartmut, « Interactive Storytelling Paradigms and Representations : A Humanities-Based Perspective » dans Nakatsu, Ryohei et al. [dir.], Handbook of digital Games and Entertainment, Singapour, Springer, 2016.
LÖWGREN, Jonas et BO REIMER, Collaborative Media : Production, Consumption, and Design Interventions, Cambridge, MIT Press, 2013.
MOLINO, Jean et Raphaël LAFHAIL-MOLINO, Homo Fabulator : théorie et analyse du récit, Montréal, Léméac/Actes Sud, 2003.
PEREC, George, La vie mode d’emploi, Paris, éditions Hachette, 1978.
POSEY, Jay, « Narrative Design » dans Wendy Despain [dir.], Professional Techniques for Video Game Writing, Wellesley, A. K. Peters Ltd., p. 55-60.