Je déteste la foire. Un piège clownesque. Des mascottes partout font aller leurs pattes velues et lancent des friandises dans la foule sans s’inquiéter de heurter les distraits. Tout à l’heure, j’ai reçu une sucette dans l’œil. Ma paupière s’est mise à enfler; désormais je ne vois plus qu’à demi. Je voudrais rentrer, mais je distingue à peine les banderoles qui flottent à la sortie. Je me suis laissé entraîner dans le parc par une masse de créatures jubilantes. Des hermaphrodites sur des échasses, des lutins jongleurs, un quatuor de cymbalistes. Crucifiées sur les piliers des stands de jeux, des peluches me narguent avec leur sourire cousu de travers. Mon visage brûle sous le soleil. Mes aisselles en nage. L’enfer.
En plus, j’ai l’impression de revenir sur mes pas. Si ça se trouve, Julien a fait exprès de me laisser me perdre dans la cohue. J’en ai assez de ses jeux stupides. Assez aussi des gamins qui pleurnichent pour des ballons en cœur. Je voudrais les secouer, leur dire que les amours, ça fait un temps, et qu’ensuite ça éclate. Un enfant me colle son bouquet de barbe à papa sur le bras. Je lui tire les cheveux. Des bouclettes brunes comme celles de Julien. Le garçon grimace; j’attrape une mèche de sa barbe sucrée. La mère du petit me jette un regard dégoûté. Je sens la honte colorer mes joues. Saletés de fêtes foraines. Toutes les manigances de Julien font ressortir la bête en moi. Dès que j’attraperai son collet, il saura ce que j’en pense. Ça ne m’amuse pas, son ton amer, son rire sournois. Où te caches-tu? Le pardon se gagne à rude épreuve.
– Francis.
Je sursaute.
– Je t’amène dans la grande roue, me chuchote Julien à l’oreille.
Sa main agrippe mon poignet, me tire. Dans l’empressement, je bouscule un échassier. Il bascule, et devant son plongeon la foule s’écarte dans un mouvement de ressac. La tête de Julien émerge de la masse comme elle sortirait de l’eau. Il m’attire vers lui. Son doux visage, son haleine de fraise des champs.
– T’as mangé de la barbe à papa, je t’ai vu Francis. La foire te plaît, je le savais.
– Oui, c’est…
Julien appuie sur ma paupière. Aïe! Je recule, la figure entre les mains. Bon sang.
– Ton œil est rouge, dit-il. Qu’est-ce que t’as eu?
– Un crachat.
– Un crachat?
Julien me dévisage, puis sans attendre d’explication, il me pousse vers l’entrée de la grande roue. Mon corps se fige.
– Je ne suis pas sûr, je…
Le ciel paraît avaler les nacelles tout en haut. Je jurerais que les passagers coincés au sommet de la roue nous montrent du doigt. Un geste avorté par l’éclat du soleil, et mon œil qui suppure. Le manège est instable, pas de doute; les cabines, branlantes. Je n’ai pas envie de monter. J’ai horreur des hauteurs, ça me donne le tournis, et Julien le sait.
– Une nacelle libre! crie le vigile, qui s’apprête à refermer la barrière.
– Allons-y, insiste Julien en clignant des yeux comme un idiot.
Nous prenons place sur le siège brûlant de la cabine. Le vigile s’éloigne après avoir verrouillé la grille du manège. Puis il tourne la manivelle : la grande roue se met en marche. La nacelle se déplace par soubresauts. À reculons. Un grincement sinistre trahit l’usure des câbles de notre habitacle. De petites secousses nous font vaciller. J’avale ma salive de travers. C’est si facile de tomber d’une telle cabine. Je transpire, suffoque; l’air me manque.
– Calme-toi, me dit Julien, puis il se balance de gauche à droite en rigolant.
J’agrippe le garde-corps. Je serre les doigts. Mes jointures blanchissent, mes paumes deviennent moites. Julien joue à me faire lâcher prise en appuyant sur mes phalanges. Je le regarde avec dédain. Il feint la surprise, une moue insupportable. Notre nacelle prend de l’altitude, impossible d’esquiver ses mesquineries. Je regrette la foule qui rapetisse lentement. D’ici, les enfants pleurnichards et leurs ballons en cœur ne sont plus que des formes quelconques aplaties sur le sol.
– Alors, tu me détestes, lance Julien avec ironie.
Son sourire narquois ne le quitte plus. Le vent excite ses bouclettes : de petits lutins qui dansent sur sa tête en gloussant. Je voudrais lui empoigner les cheveux comme je l’ai fait au petit, mais avec plus de violence encore.
– Ou alors t’as peur.
– Non, je dis.
– T’as peur de ce que je peux te faire subir.
Julien s’avance vers moi, les lèvres en saillie pour m’embrasser. Je le repousse. Pour la première fois, je le repousse. Et je m’en veux aussitôt. Je cherche à prendre sa main, il la retire. Sous notre agitation, la cabine chancelle. Le câble chevrote. Pas de ceinture de sécurité dans ce manège. Ça m’aurait évité de trembler de tous mes membres. Je penche la tête pour regarder une fois de plus en bas. On dirait des pions colorés qui se meuvent sur une planche de jeu. Et nous sommes loin d’avoir atteint le sommet. Julien a le temps de vider trois fois encore son sac de sarcasmes. Je dois mettre fin à toute cette hargne. Je pourrai ensuite coller mon corps contre le sien quand nous nous trouverons au plus haut. Je fermerai les yeux. Je laisserai se promener dans mon cou la chaleur de son souffle. Je penserai à cet hiver, aux jours où nous nous sommes perdus dans le parc. Nous nous étendions sur la neige, entourés d’arbres protecteurs. Le calme. Avant que la foire ne s’installe avec tous ces cris et ces faux plaisirs. Avant le tumulte.
Soudain, Julien se lève dans la nacelle. Il appuie ses paumes sur la rambarde, lâche un grave soupir.
– Assieds-toi, je dis.
La cabine oscille comme un pendule. J’essaie de la stabiliser en attrapant les deux extrémités du garde-corps. Mon cœur s’agite. Julien retire ses mains de la barrière. Il étire ses bras comme les ailes d’un avion. Ses genoux tremblotent.
– Qu’est-ce que tu fais? je crie.
Au-dessus des bouclettes de Julien, je vois le câble vibrer. Il va s’effilocher, j’en suis sûr. Nous allons nous retrouver suspendus dans le vide. Nos jambes battront l’air, nos doigts glisseront sur le métal. Et dire que nous nous éloignons de plus en plus du sol. De la planchette de jeu de tout à l’heure il ne reste qu’une peinture abstraite. Nous n’aurions jamais dû monter dans ce manège.
– Julien, je t’en prie.
Il tourne son visage vers moi. La vue de sa figure me désarme. Je crains que mon œil bouffi y soit pour quelque chose, mais non. La peau rougie de Julien, ses traits tirés. Ses joues ruisselantes de larmes.
– Ça me gruge, dit-il.
– Assieds-toi.
– Je ne suis pas capable de te pardonner.
Puis Julien éclate d’un rire bruyant, sardonique. Un rire qui me donne la nausée. Oui, j’ai envie de vomir tout à coup. J’ai envie d’attirer Julien contre moi. Je voudrais que nous nous allongions sur la plateforme de la cabine, que nous regardions le ciel s’approcher, demeurer intouchable. J’ai envie d’oublier que je lui ai fait du mal.
– Julien…
Mais la phrase s’arrête là. Mon corps s’avance vers le sien.
Julien bascule.
Julien tombe. Oui, il tombe, je le vois disparaître, comme s’il perdait des morceaux de lui-même, comme s’il se désagrégeait. Une chute de je ne sais combien de mètres. Quarante? Qu’est-ce que c’est que cette idée d’évaluer la hauteur? Julien invisible. Un point parmi les autres dans ce tableau confus. Je veux hurler. Les sons s’empilent au creux de ma gorge. Je ne l’ai pas poussé.
Pourquoi la roue tourne-t-elle encore? Aidez-le. Occupez-vous de Julien. Le manège devrait s’arrêter. Le vigile pourrait appeler les secours. Non! N’immobilisez pas cette roue infernale. Il faut que je le rejoigne. Plus vite. Julien perdu parmi la foule, parmi les clowns. Qu’est-ce qui lui a pris de se mettre debout? On ne se lève pas dans une nacelle aussi instable. Je me lève. Les passagers des autres cabines me regardent, l’air ahuri.
– Ne fais pas le fou!
J’ai atteint le sommet de la roue, je me tiens droit, incapable de crier. Le vent siffle, le câble craque, mais moi, je ne geins pas. La nacelle vacille, agitée par une force inconnue; je ne bouge pas. J’examine la charpente du manège. Je pourrais étirer les bras, agripper le câble. Je me laisserais ensuite glisser le long de la structure d’acier jusqu’au moyeu puis jusqu’au sol. Ce serait du suicide.
Julien a sauté volontairement. Je ne l’ai pas poussé. Il jouait le téméraire, voilà, ça lui arrive tout le temps. Tout le temps depuis ce printemps, depuis notre escapade au lac avec son cousin. J’ignore ce qui s’est emparé de moi là-bas. Je ne réfléchissais plus. Julien se pavanait comme un paon. Je ressentais le besoin d’ébouriffer son panache. De l’ébranler un peu. Mais c’était une erreur. Puérile. Et voilà où j’en suis : une bête qui se lamente au ciel. Ma nacelle amorce la descente.
Mon corps tremble. C’est tout ce qu’il peut faire, trembler. La peur, le froid. Le vent n’a rien à y voir, c’est un froid de l’intérieur qui s’est éveillé et se propage comme un poison pour me paralyser. Je crois entendre des sirènes au loin. Mais non. Un chuchotement dans mon oreille.
– Francis, détends-toi.
Non, je ne me calmerai pas. Les passagers dans le bas de la roue s’affolent, ils aperçoivent le corps meurtri de Julien. N’immobilisez pas le manège, je vous en prie. Je veux le rejoindre. Lui demander pardon. Je ne le vois pas. Il se cache. C’est un jeu. De nombreux pions paraissent s’être rassemblés autour de Julien. Ils l’empêchent de respirer. Adieu son souffle chaud, son haleine de fraise des champs. Où sont les secours? Amenez-le. Sauvez-le. Son cou tordu, peut-être. Là où je laissais reposer ma tête jadis. Ses bouclettes brunes maculées de sang. Son crâne fendu. Une telle chute l’a sûrement achevé. Je n’aurais pas dû manger la barbe à papa du garçon. J’aurais dû quitter la foire avant de retrouver Julien. J’aurais dû le laisser me filer entre les doigts, ne pas le retenir. Saleté de lac, saleté de cousin vicieux à la chair blanche. Après tout, je l’aimais, le panache de Julien. Bien plus que tous les autres. Et maintenant, ses plumes brisées. Je voudrais que le câble lâche pour de bon. Je me sens prisonnier de cette sale roue qui tourne et tourne sans cesse.
Le sol n’est plus très loin. Des centaines de nains de jardin se promènent en tous sens. Je distingue les mascottes qui continuent de remuer sans gêne leurs pattes de poils dans le néant. On jurerait des peluches. Et Julien en souffrances quelque part dans ce monde de fous. Je n’en peux plus. La nacelle descend si lentement qu’on pourrait croire qu’elle remonte pour me défier. J’attrape le garde-corps, je le secoue. Je le secoue de toutes mes forces pour faire bouger les choses. Peut-être qu’ainsi la roue quittera son axe. Je pourrai écraser la foule, puis retrouver Julien.
– Qu’est-ce que tu fais?
Un cri, presque un murmure pour mes tympans sonnés. Qu’est-ce que tu fais? J’ouvre les yeux. Julien me fixe, abasourdi. La colère grimpe dans les veines de son cou. Le dégoût dans son regard humide. Son cousin se redresse, remet son pantalon. Hé, relaxe, Julien! Un rire nonchalant sort de sa gorge blême. Je repousse le cousin, me lève. Je transpire, suffoque; l’air me manque. Julien me crache dans l’œil. Je ne vois plus qu’à demi. Julien court, court, et plonge dans le lac. Et moi je reste là, la poitrine nouée.
J’aurais dû courir après lui, le rejoindre dans l’eau. Nous nous serions battus. C’est comme ça quand la honte nous prend. Battus jusqu’au sang. C’est dur.
J’aurais dû le suivre dès le départ, oui, sauter dans le lac.
Je saute de la nacelle.
L’air m’enveloppe. Le vent.
Le sol.
Je meurs.
– Hé!
Mes oreilles bourdonnantes.
– Tu m’entends?
Mon crâne comme une caverne.
– Hé! Respire, mon grand. Regarde-moi.
– Appelez les secours!
Avez-vous sauvé Julien? Il faut le soigner.
– T’as la jambe cassée, mon gars. Ne bouge pas.
J’ouvre les yeux. Une douleur sur mes paupières irradie jusqu’à mes tempes. La foule se tient en retrait, m’observe, troublée. Penché sur moi, un ours brun me sourit. La mascotte retire sa tête poilue, révèle le visage inquiet d’un homme à la barbe grisonnante. Rassurant.
– T’as failli y laisser ta peau.
– Julien…
Je lève les yeux au ciel. La grande roue s’est immobilisée. Les silhouettes au sommet se tiennent debout, penchées vers le bas. Elles me désignent du doigt. Je leur envoie la main. Mon épaule élance.
À l’entrée du manège, le vigile ouvre la barrière pour faire sortir les gens. De nombreux passagers, impatients, font valser leur cabine. Julien se précipite hors de notre nacelle. Il court dans ma direction. Il crie. Francis. Les bras en éventail. Son visage rouge. Ses bouclettes tournicotent, des lutins en panique, tremblants de peur.
Julien se couche près de moi. Se colle.
– Idiot.
Il appuie sa tête sur mon épaule. Je sens ses larmes couler le long de mon cou. La chaleur de son souffle. J’entends les sirènes, on dirait des oiseaux. Je ferme les yeux. La foule se fige. C’est comme s’il n’y avait jamais eu de foire. C’est comme si nous étions à nouveau seuls dans la neige, entourés d’arbres protecteurs.