Aujourd’hui, le ciel est bas. Ça sent le charbon. Les voyageurs sont gris. Une armée de souris. Minette n’en ferait qu’une bouchée.
Et Minette, elle a eu cinq chatons cette nuit. Momone est heureuse. Elle a hâte que la journée s’achève pour rentrer à la maison les retrouver.
Debout sur le quai, elle observe les voyageurs qu’elle croise tous les jours. Le voisin du bout de la rue est là, immense, maigre et voûté dans son manteau gris délavé. Une chauve-souris géante. Il tient à la main sa gamelle dont le couvercle, une fois retourné, sert de casserole. Chaque matin, Momone se demande ce qu’il peut bien y avoir dans ce plat en fer blanc. À côté, il y a la fille du chef de gare. Elle est belle, toute ronde, avec des taches de rousseur, des yeux verts qui rient tout le temps et une longue tresse orange brûlée. Elle aussi, elle va à l’école de la rue Buffon. Mais elle, elle a au moins deux fois l’âge de Momone. Pourtant, chaque matin, elle adresse un merveilleux sourire à l’enfant et lui lance un Bonjour Momone! retentissant. Et chaque matin, Momone ressent un frisson de plaisir de se voir ainsi reconnue par une « grande ». Le garçon au béret élimé, qui lui tire la langue tous les jours, se gratte les doigts. Momone fait deux pas de côté. Elle les connaît ces démangeaisons contagieuses. Insupportables. La gale du pain. Ces grosses cloques qui ressemblent à des brûlures suintantes.
Momone a la nausée. Elle l’a déjà attrapée, la gale du pain. Elle regarde le garçon à la dérobée et s’éloigne un peu plus. Maintenant, elle est guérie. Pourtant il lui semble qu’une colonne de fourmis s’est faufilée sous son épiderme. Ses mains s’agitent, battent l’air, incontrôlables. Momone voudrait s’arracher la peau. Elle se souvient. Le séjour à l’hôpital avec sa mère. Ah, la honte! Momone s’était retrouvée toute nue dans une grande pièce avec d’autres femmes passées intégralement au savon noir, seul moyen de venir à bout de cette maladie du pain mauvais, du pain des pauvres, du pain de guerre, avant de subir le jet d’eau froide pour le rinçage. Elle en tremble encore.
Momone respire un bon coup et finit par se calmer.
Elle tourne la tête. À sa gauche, il y a Madame Fave, la voisine. Elle lui sourit. Toujours tirée à quatre épingles, Madame Fave. Même dans l’abri, quand il y a des bombardements. Elle achète son rouge à lèvres au marché noir, c’est la mère de Momone qui l’a dit, et elle se peint les jambes pour faire croire qu’elle porte des bas de soie. Elle trace bien droit la ligne de couture derrière la jambe. Momone, elle trouve ça beau, cette ligne toute droite sur la courbe du mollet.
Un, deux, trois, quatre, cinq…
Il y a plus d’Allemands que d’habitude ce matin.
Momone traîne avec elle son vieux sac d’écolière marron, à la poignée moribonde, et son inséparable bouilloire rose dans laquelle sa grand-mère Gloria a élu domicile tout de suite après son décès. Momone s’en est rendu compte quand la bouilloire a éternué pour la première fois.
Pour se dégourdir les jambes, Momone parcourt le quai. Ses semelles en bois font grand bruit. Elles sont inconfortables, ces chaussures qui ne plient jamais. Sa cousine, Mique, s’en est bricolé une paire en toile blanche, lumineuse, assortie d’une jolie bride découpée avec finesse, pour enserrer le talon. On dirait de la dentelle. Son père lui a taillé des semelles dans un vieux pneu. Qu’est-ce qu’ils lui font envie, à Momone, ces souliers silencieux et élégants! Les siens, achetés au magasin, affichent un bleu marine triste et défraîchi comme sa cape qui lui pique la peau.
— C’est pas grave, ma chérie, lui souffle mamie Gloria. Tes chaussures, elles sont belles aussi! Et tu verras dans cinquante ans, elles seront à la mode. Tout le monde s’arrachera ce modèle.
D’un geste impatient, Momone secoue sa bouilloire fourre-tout pour faire taire sa grand-mère.
— Très drôle, mamie Gloria! Tu dis n’importe quoi. Pourquoi t’as choisi ma bouilloire, hein? Tu peux pas aller t’installer ailleurs? Dans cinquante ans, j’aurai cinquante-huit ans et demi. Et mes pieds, d’après toi, ils auront la même taille? Tu crois vraiment que je porterai encore ces chaussures? Qu’est-ce que t’as respiré pour affirmer des bêtises pareilles? Tu m’énerves à la fin.
Momone tire fort pour remonter ses chaussettes qui lui étaient tombées sur les chevilles. Elle fixe le convoi de marchandises, sur la voie numéro trois. Un petit volet s’ouvre et une tasse toute cabossée, toute rouillée, accrochée au bout d’une ficelle usée qui menace de rendre l’âme, descend le long de la paroi du wagon. Les yeux dans le vague, Momone distingue le soldat qui monte la garde; elle ne se pose pas de questions. Dans ce convoi à bestiaux, il n’y a pas d’animaux, mais des personnes. Enfin, au moins une. Et elle a soif.
Momone sort la bouilloire de sous sa cape et entreprend d’en vider le contenu dans son sac d’école, dérangeant mamie Gloria au passage alors qu’elle plonge la main dans le récipient pansu.
Elle fait attention. Tire tout doucement sur la languette en cuir souple qui maintient le rabat de son cartable en place. Sa relique de sac doit durer encore longtemps. Avec délicatesse, elle repousse le rabat. Il ne faut pas l’abîmer, ce sac. Sa mère le lui a bien dit. Et sa mère se fâche pour un rien. Tout est rationné : le pain, la viande, le sucre. Chaque mois, elle conserve les quelques grains de café livrés parcimonieusement sur le dessus des paquets de chicorée pour se faire un « caoua », comme elle dit, un vrai. Un par trimestre. Ça la rend nerveuse, sa mère. Elle n’arrête pas de crier.
Momone s’agenouille sur le quai et transvase son trésor avec grand soin. Un nuage rose, un hippopotame bleu, un gros câlin. Elle garde tout. On ne sait jamais. Ça peut servir.
— Mamie Gloria, allez, sors de là, sinon tu vas encore éternuer pendant des jours. Tu sais bien que tu es allergique à l’eau. Tu te souviens, à l’hôpital? La gale. Le savon noir. La douche au jet. Tu as tellement gonflé que la bouilloire a failli exploser. On a dû recoller le bec. Il a fallu que je monte sur la table pour te décrocher du plafond. Tu avais l’air d’un ballon plein de brume.
Momone se dirige prestement vers le robinet qui se trouve sur le côté de la gare. Mamie Gloria n’a pas le loisir de discuter. Vexée de se faire traiter de « ballon plein de brume », elle s’extirpe de la bouilloire et ne peut s’empêcher de pester. Momone a encore le temps. Son train n’arrive que dans dix minutes. Elle remplit la bouilloire d’eau fraîche et retourne sur le quai. Elle regarde à droite, à gauche. « Un train peut en cacher un autre, Momone. Fais bien attention quand tu traverses une voie », lui a déjà expliqué son père. Le chemin est libre. D’un pas franc et solide, la bouilloire dans une main, le sac dans l’autre, la cape au vent et les chaussures qui claquent sur les rails en métal, Momone enjambe la voie numéro un.
— Dépêche-toi, le garde va se retourner, chuchote mamie Gloria.
Momone arrive de l’autre côté sans encombre. Elle s’engage sur la voie numéro deux après avoir regardé à droite, puis à gauche et la franchit en un clin d’œil, pour se retrouver sur le quai numéro trois.
La tasse en fer blanc est là, suspendue, sous ses yeux.
Momone s’approche, tend la main pour l’attraper, la remplir.
Elle ne voit pas le militaire qui arpente le quai numéro trois faire demi-tour.
— R-A-O-U-S, S-C-H-N-E-L-L!
— Je te l’avais bien dit, continue mamie Gloria.
— Arrête de m’embêter, rétorque Momone. Tu me fais glisser les pieds.
— VA-T-EN, V-I-T-E!, hurle l’uniforme.
Momone est au bord de l’évanouissement. Son cœur bat à tout rompre. Des points noirs flottent devant ses yeux. Ses pieds dérapent. Ses jambes fondent, s’enfoncent dans l’asphalte. Le quai l’avale. Tremblante, elle lâche la tasse qui se balance, vide et sèche, au bout de sa ficelle. Elle dissimule la bouilloire-gourde sous sa cape et retraverse les rails à toute vitesse, sans regarder ni à droite ni à gauche, juste à temps pour l’arrivée de son train.
Dis mamie Gloria, tu sais ce que ça veut dire, toi, un train peut en cacher un autre?