Lorsque j’ai croisé le regard de l’homme, j’ai tout de suite compris qu’il n’était pas originaire du pays. Il avait passé une bonne partie du voyage à regarder la forêt défiler par la fenêtre et à rédiger une lettre à l’encre bleue. Je faisais semblant de somnoler sur ma couchette. De loin, son écriture s’apparentait à celle d’un enfant. Je n’arrivais pas à distinguer les mots. J’ai vite compris qu’il écrivait dans une langue qui m’était inconnue.

Pendant la nuit, je me suis levé pour me promener sur le quai. Le train venait de s’arrêter. Nous avions déjà traversé plusieurs villes. À chaque fois, les lumières des usines emplissaient l’intérieur de la cabine quelques instants avant de disparaître à nouveau. Lorsque le contrôleur a crié pour annoncer le départ, je me suis approché pour remonter dans le wagon. Le train a démarré peu de temps après.

Je n’arrivais pas à trouver le sommeil. Il restait du café dans mon thermos. Je suis allé vers le samovar pour le remplir. La nuit allait être longue. J’ai décidé de lire le journal que j’avais acheté la veille. Il y avait plusieurs articles sur la politique mondiale, sur les problèmes économiques et l’importance d’être heureux quoi qu’il arrive. Je voyais bien que l’homme s’ennuyait aussi. Il avait fait plusieurs allers-retours dans le couloir, s’était levé puis allongé de nouveau sur sa couchette. À la fin, il avait sorti un paquet de cigarettes de sa poche et s’était dirigé vers l’extrémité du wagon pour essayer de fumer discrètement.

Quand il est revenu, je lui ai demandé jusqu’où il devait se rendre.

— Irkoutsk, a-t-il dit en levant les yeux vers moi.

— Vous en avez pour un moment encore. Moi, je descends avant, à Kemerovo. J’ai ma sœur qui m’attend. Je vais rester chez elle une semaine. Je viens de me servir un café, vous en voulez ?

J’ai sorti une tasse de mon sac et l’ai posée devant lui. Il m’a regardé verser le café et m’a expliqué qu’il était Français. C’était la première fois de sa vie qu’il voyageait en troisième classe.

— Je ne sais même pas où c’est, Kemerovo, a-t-il fini par lâcher.

Je me suis mis à rire.

— Ce n’est pas grave. Vous savez, Kemerovo est une toute petite ville. Pas trop loin de Tomsk. Vous voyez à peu près où c’est ?

Il avait l’air confus. À côté de moi, il y avait toujours le journal plié en deux. Je l’ai retourné et j’ai commencé à tracer la carte du pays. C’était assez approximatif, comme les schémas que l’on demande à l’école. J’ai dessiné une croix pour la capitale, des pointillés pour le trajet du train et trois ronds pour les villes.

— Voilà, maintenant c’est mieux ?

Il m’a souri.

— Tout ce qui m’intéresse, c’est le lac. Après, je ne dis pas que le reste n’est pas important, mais je viens surtout pour ça.

— Vous êtes un touriste, lui ai-je dit en riant. Mais nous, on n’a pas le temps de visiter. Vous comprenez…

L’homme s’est adossé contre sa couchette et m’a regardé droit dans les yeux. Il venait de cacher la lettre dans ses vêtements. Elle se trouvait avec son passeport et ses billets.

— Ça doit être beau en ce moment, ai-je continué. Avec la neige.

— Je dois aller sur l’île.

— N’oubliez pas d’apporter de l’argent avec vous.

Nous parlions de plus en plus bas pour ne pas déranger les autres dormeurs. Les lampes étaient éteintes depuis longtemps. Je distinguais son visage dans la pénombre, un grand visage avec des yeux noirs. Il me faisait penser à un acteur que j’avais vu dans un film des années soixante-dix. L’histoire était assez simple : un homme qui cherchait un ancien amour, quelque chose comme ça. J’ai oublié le titre et les détails. Elie aimait beaucoup ce film. Elle m’avait dit qu’elle aussi, quand elle était plus jeune, elle avait cherché un homme à l’autre bout du monde, comme s’il lui fallait cela pour vivre.

— Vous faites souvent ce trajet ? m’a-t-il demandé.

— Ça m’arrive. Pour le travail. J’ai un contrat à Irkoutsk.

— Et votre femme ?

— Comment ?

— Votre femme, est-ce que ça la dérange ?

Il avait dit cela en regardant mon alliance, comme pour mieux justifier sa question.

— Je n’ai pas de femme.

« Ah. » Ses sourcils se sont haussés. « Je suis désolé pour vous. »

Nous sommes restés encore un bon moment sans rien nous dire, à finir le café. Il n’y avait pas de gêne. Aucun de nous deux ne voulait rester seul, en train de réfléchir dans une nuit qui allait bientôt se dissiper.

 

 

 

Le train s’est de nouveau arrêté, très tôt le matin. J’ai proposé à l’homme de descendre pour fumer et en profiter pour aller acheter des provisions à la gare. Le brouillard était tellement épais que nous ne pouvions même pas distinguer le bâtiment principal. J’avais l’impression de marcher dans un marais.

Une jeune femme tenait la caisse dans le magasin. J’ai choisi deux portions de riz. L’homme a regardé à travers la vitrine, a hésité plusieurs fois, puis a demandé une tasse de thé et deux morceaux de pain avec des œufs. Nous nous sommes assis à une petite table. Il n’y avait pas de fenêtres, juste une petite télévision qui diffusait les clips à la mode. Deux voyageurs prenaient le petit-déjeuner en attendant leur train. La femme ne nous a pas salués. Après avoir rangé l’argent dans la caisse, elle a débarrassé une table vide et s’est assise devant la télévision.

— Ça ne doit pas être drôle tous les jours, a remarqué l’homme. Il avait presque chuchoté cette phrase en se penchant vers moi, pour être sûr que la femme ne l’entende pas.

— La ville n’est pas non plus un cadeau. Que des usines dans cette région.

Il m’a souri tristement puis a avalé son thé. J’ai regardé l’heure sur la pendule. Il nous restait environ dix minutes avant que le train ne reparte.

Nous sommes passés devant une boîte aux lettres. Il a sorti l’enveloppe de ses vêtements et a collé deux timbres. Sur l’enveloppe, j’ai vu le prénom « Ida » écrit en lettres capitales et une adresse parisienne. Je l’ai vu hésiter pendant une dizaine de secondes avant de ranger la lettre dans sa poche.

— Vous avez des enfants ? lui ai-je demandé en regardant autour de moi.

— Non.

— Vous avez raison. On a le temps pour ces histoires-là.

Le quai était couvert de glace. À mon avis, c’était un de ces hommes un peu vagabonds qui avaient choisi de vivre sans femme et sans enfants. Je dis bien sans femme, car lui, il ne portait pas d’alliance. Au fond, il avait peut-être fait le bon choix. Moi non plus je n’avais plus de femme. Elie était repartie en Finlande avec les garçons.

J’ai senti que l’homme était devenu moins taciturne. Il m’a encore une fois parlé du lac. Son accent avait quelque chose d’agréable et d’étrange à la fois, mais je n’arrivais pas à reconnaître les intonations françaises.

— Je pense vraiment que l’île vaut le détour.

— Oui, lui ai-je dit. Vous allez voir, c’est quelque chose. Elle plaît beaucoup, surtout lorsqu’on y reste qu’une semaine.

— Si vous le dites.

Il a pris un livre et est allé s’assoir à une table libre à côté de la fenêtre. Le wagon s’était vidé depuis la dernière gare. J’en ai profité pour poser ma valise sur la couchette du haut et m’allonger en bas. Je n’avais envie de rien.

L’homme regardait le paysage. Son livre fermé était posé à côté de lui. Nous avons traversé la plaine avec les villages et les sous-bois. Il avait du mal à garder la tête tournée vers la fenêtre sans plisser les yeux. Le soleil faisait briller la neige.

Moi aussi, je pensais écrire une lettre à Elie dans ce wagon de troisième classe. Même si cela ne servait à rien, maintenant qu’elle se trouvait chez elle avec son nouveau mari. J’avais peur que ce soit lui qui tombe dessus et qu’il la cache. J’ai commencé à imaginer Elie en train de l’ouvrir, en train de lire ce que j’aurais inventé. Un poème, des phrases, tout ce qui aurait pu donner un sens à mon souvenir. Je ne lui avais jamais dit que je la regardais partir le matin au travail à travers la baie vitrée. Oui, il y avait cela, et encore mille autres petites choses qui étaient difficiles à expliquer. J’aurais aimé lui passer un coup de fil et lui dire : « Ce sont des journées tristes, depuis que tu es partie. » Lui dire cela de ma propre voix, comme quelque chose qui aurait résonné indéfiniment dans le téléphone.

 

 

 

Lorsque je suis descendu à Kemerovo, l’homme ne s’est pas réveillé. Son visage dépassait de la couverture. Je l’ai regardé un bon moment dans le noir. C’était la première fois que je le voyais dormir. Sur le moment, j’ai eu envie de lui laisser un papier avec mes coordonnées, au cas où il voudrait garder contact. Peut-être qu’un jour, il aurait besoin de me dire le véritable motif de son voyage.

J’ai comparé ma situation avec la sienne, avec cette femme, Ida. J’ai essayé de l’imaginer, de comprendre ce qu’elle pouvait bien représenter pour lui. Il ne m’a parlé d’aucune sœur. Ni d’une mère. Tout ce que je savais, c’est qu’il avait eu besoin d’écrire cette lettre dans un train de nuit et qu’il finirait sûrement par l’envoyer depuis l’île.

Après ma rupture avec Elie, j’ai eu envie de visiter l’Europe. Aller dans les grandes capitales, faire des photographies de moi-même devant les monuments pour essayer de penser à autre chose, à mes enfants qui allaient grandir dans un autre pays que le mien. Mais l’homme n’avait ni femme ni enfants. Il s’était payé un billet pour Irkoutsk, comme s’il cherchait à fuir quelque chose. Il avait regardé défiler le paysage, comme l’aurait fait n’importe quel touriste.