Depuis qu’on m’a dit que je ressemble à Virginia Woolf, j’essaie de la ressentir en moi. Sur toutes les photographies où j’apparais, je cherche Virginia Woolf. J’ai besoin de l’approbation des autres : « Oui, tu y ressembles ». Quand ils hésitent, je le prends comme une insulte. On m’a dit que j’étais belle comme elle, de visage et d’âme. Je ne sais pas si je lui ressemble, alors j’essaie souvent des poses devant la caméra, pour voir. Parfois je dis oui, d’autres fois non. Ne pas trouver la réponse est agréable, parce que ça me permet de toujours chercher, de me rapprocher, de mieux observer ses traits fins. C’est un brouillard — une grande énigme. Virginia Woolf et moi sommes dans la brume. Nous ne nous voyons pas, il n’y a pas de phare. Je respire la brume, les yeux humides. Alors je crie : « Est-ce qu’elle me ressemble? Est-elle ici? » Personne ne me répond. C’est un chemin pénible, mais à chaque pas, je découvre, et à chaque inspiration, je ressens. Alors, j’écris.
Ce matin, lorsque je me lève de mon lit, je ramène mes cheveux en une petite boule basse, en haut de ma nuque. J’enlève mes lunettes, puis prends des photos de profil. Aujourd’hui j’aimerais savoir, car la rumeur se répand : on parle de moi comme on parle de Woolf. Elle et moi sommes dues pour être proches – il faut la connaître. Après avoir regardé mes photos, je suis prise d’une urgence. Le monde entier doit savoir : Virginia Woolf est toujours vivante. Virginia Woolf, c’est les photos ce matin.
Quand on m’a dit que je lui ressemblais, il y a deux ans en Italie, un grand trouble m’a envahie. J’ai commandé son livre Les vagues de France — c’était plus proche de l’Italie. Il était important que je lise ce qu’elle avait écrit. Quand j’allais à la plage, je ne lisais que Les vagues, et m’amusais à dire autour de moi : « Quel livre, il me donne le mal de mer! » Je voulais rire; je voulais désamorcer. Mais ce livre a une telle portée, je savais qu’il m’habiterait pour toujours. Je savais que je n’aurais pas besoin de le relire de sitôt pour que ses pages houleuses tournent en moi : c’est un livre qui reste. Les vagues ne se parcourent pas pour l’histoire, pas pour le suspens, mais pour les mots – chaque phrase me bouleversait. Tous les jours, j’allais à la plage pour surveiller les enfants d’Anna, l’Italienne qui m’hébergeait, et on ne me voyait que lire. Ça m’obsédait. Je suis devenue très froide et distante avec les autres. J’étais ailleurs. On me l’a reproché; la famille chez qui j’habitais s’est éloignée. Mon amour pour eux s’estompait, à mesure que le leur pour moi était questionné. On me demandait souvent si j’allais bien, alors que je n’étais, au fond, que très prise dans mes pensées. Je la cherchais, mais tout à la fois je chassais cette Virginia Woolf en moi. Qui était-elle? Il fallait finir Les vagues, mais les longues phrases et les voix multiples, puissantes, m’effrayaient. Je n’arrivais pas à cerner les personnages, cependant leur existence m’effleurait, comme des fantômes. Je lisais la bouche entrouverte — plus rien n’existait. Quand un sauveteur italien m’a demandé ce que je lisais, j’ai répondu : « The Waves ». Puis, j’ai fait un effort surhumain pour me rappeler de la traduction : il devait comprendre. Le seul moyen de faire venir le titre italien à mon esprit était de penser à cette chanson que je joue au piano : Le Onde de Ludovico Einaudi. Je me suis souvenue que Pietro, un pianiste italien chez qui j’avais séjourné une semaine, m’avait traduit en français tous les noms des pièces de ce compositeur. Il disait même être son ami, mais je ne l’ai pas cru. Entre mes lèvres, j’ai murmuré au sauveteur, munie de mon meilleur accent italien : « Le Onde ». Il a dit : « I don’t know this. » Quel outrage. Après cela, je le trouvais moins beau. S’il ne connaissait pas ma sœur étrangère, ma douce folle, ma maîtresse, il ne méritait pas mon attention. Je ne lui ai plus parlé et je suis revenue à ma Virginia.
La dame qui m’a dit que je ressemblais à Woolf était d’une grande beauté. Je lui ouvrais mon cœur, lui confiais comment j’avais aimé un homme, une fois. Elle s’appelait Donatella. C’était une amie d’Anna. Un après-midi, à la plage, j’étais assise sur le sable avec Donatella et elle. Donatella m’a pris les mains, regardé dans les yeux puis décrété, dans un anglais approximatif : « Don’t forgot a man who touch your cuore like this. » Il m’était impossible d’oublier cet homme — elle le savait. Alors que Donatella captait toutes mes vagues intérieures, je reculais. Telle une promesse, j’ai prononcé : « D’accord, je ne l’oublierai pas ». Donatella adorait lorsque je lui parlais en français. Ce n’était pas important qu’elle ne comprenne pas, il suffisait que j’ouvre la bouche pour qu’elle m’écoute de la plus pure oreille. Une immense sensibilité habitait cette femme. C’est pourquoi j’ai cru ses paroles, sur le coup. Je voulais qu’elle ait raison, mais c’était impossible. De quel droit pouvais-je être liée à Virginia Woolf, la grande aimée, l’immense auteure – l’intouchable?
Un matin, en Italie, je suis partie à vélo jusqu’à des rochers près de la mer. J’avais les photos de Woolf en tête; je les gardais à mon esprit à mesure que défilait le paysage. Tout se superposait. À un moment, j’étais si heureuse que j’ai déposé mon vélo par terre pour prendre mon appareil photo. Installée sur un rocher, j’ai voulu créer une photo exactement comme une peinture de Virginia Woolf que j’avais vue, et qui la représentait bien : elle devant la mer. De retour chez Anna, j’ai regardé les clichés. C’était vrai : j’étais elle. J’étais bien.
Après cela, chaque fois que je prenais une photo avec la mer, je me plaçais de profil. Je voulais la peinture. Il devait y avoir un plan de mon visage devant, les yeux au loin, puis la mer au fond. Peu importe mes vêtements et comment étaient mes cheveux, je voulais être Virginia Woolf. La beauté de mes photographies dépendait entièrement de ces contraintes. Je n’y pensais plus : elles étaient intégrées en moi. Une grande appréhension suivie d’une profonde paix se dessinaient sur mon visage lorsque je montrais les photos à mes amis. « Oui, tu y ressembles. »
Virginia Woolf n’est pas une obsession — elle est une gigantesque vague. C’est moi, c’est elle, c’est nous. Elle me hante, me précède. Certes, elle m’effraie; j’ai une grande pression sur le cœur. Il faut l’arrimer en moi. Je me suis trouvée Virginia Woolf en Italie. J’écrirai.