Ce texte a été écrit dans le cadre du cours « Exploration des genres » donné à l’automne 2015 par Chloé Savoie-Bernard à l’Université de Montréal.
Jusqu’au couronnement de Victoria, sa mère ne la laisse pas monter l’escalier sans lui tenir la main. Y a-t-il un moment où les filles non couronnées marchent seules? Je repousse les mains qui se tendent et cède la mienne : je suis gentille.
Nos mains de deux temps nouent des rubans à nos cheveux et tirent la laisse de nos petits chiens. Victoria attend que sa mère se désintéresse un instant de son conseiller John Conroy; j’attends que ma mère se désintéresse un instant de mon père. Je chuchote à l’oreille morte mes peurs d’enfant. Ce qui nous lie pourtant, nous corsète l’une à l’autre, s’apparente à la lassitude d’une vieille dame.
Mon amie d’outremer, d’outre-tombe, souffle sur moi ses années. Nous atteignons la limite du pourrissement sans perdre notre goût de fruit vert.
Dans un sursaut de colonisés, mes parents écrivaient en 1993 sur mon baptistaire « Edith », sans l’accent qui me rapatrierait à une francophonie aigue. Peut-être voit-on, sur les photos du baptême, la main spectrale de Victoria qui grave un prénom britannique pour sceller notre solidarité. Je porte mon nom de vieille lady anglaise pour elle : nous nous passerons de colliers d’amitié.
Mon père, pour nous appeler, ma sœur ou moi, crie « Fanny ». J’accours en sachant que je suis l’autre Fanny, née après elle et classée sous son appellation. La jeune reine, elle, ne partage le prénom d’aucune sœur, mais elle nommera l’aînée de ses neuf enfants Victoria. Pourquoi, très chère, alors qu’un cœur nouveau jaillit de ton ventre, juges-tu bon de le confiner dans les huit lettres surchargées de toi? Ma mère, en me donnant ce « Edith » qui ne lui appartient pas, m’éloigne-t-elle d’elle? Ou bien tes bras serrent-ils trop étroitement cette princesse Victoria, future épouse de Frédéric III d’Allemagne? Le 21 novembre 1840, ta main comprend celle de ta mère.
Féconde mère, je me détaille et me recouds sous ta peau. Serre-moi comme tu sers la petite Victoria et tes huit autres fruits. J’ignore si tu me donnerais ton nom si j’étais tienne, mais tu me le donneras si je m’enfouis sous ta peau, sous ta blancheur.
Cries-tu, parfois? Je crois t’entendre hausser le ton lorsque John Conroy te violente pour obtenir ton accord pour la régence. Mais je crois surtout, ma silencieuse amie, que nous enfouissons le tumulte de nos ires entre les étages de nos jupons, sous le rose de nos fards, dans le relief de nos corsages : chaque fois moins bruyantes et plus femmes. Avec ce sceptre en main et cette couronne sur ta tête, fière, tu ne sais être qu’aussi bêtement gentille que moi.
Reine de Grande-Bretagne, impératrice des Indes, ta jeune tête se tourne vers Lord Melbourne pour les mâles décisions. Comme ma main tremble chaque fois que j’entreprends la moindre réparation pour laquelle il faudrait attendre mon père. Mon appartement, comme ton royaume, n’attend pas un homme; nous tenons à échouer seules. Je tords les clous qui remettraient nos vies en place.
Les hommes sur ce trône se permettaient de devenir fous. Ils inventaient le divorce, se séparaient de l’Église, criaient leurs mépris en public, se vautraient dans la débauche. Et toi, au moment où tu effacerais le monde pour l’effacement de ton bien-aimé Albert, tu te retires dans ton château de Windsor, dans un veuvage éternel, dans les vêtements du noir que tu jetterais volontiers tout autour. Tu pleures en te mordant les lèvres depuis cent cinquante quatre ans. Ta mère meurt la même année : qui te tient donc la main dans les escaliers, Victoria? Sens ma main sous la tienne qui la presse. Ta gentillesse nous blesse, Majesté, nous aurions besoin que tu lances tes bijoux sur les murs, que tu brûles les rideaux du palais. La seule chose que je puis t’offrir pour remédier à ta gentillesse demeure pourtant la mienne.
Si nous cessions de laisser l’insupportable nous éroder, si nous usions nos dents? Chaque fois que l’on tente de t’assassiner, Victoria, un mystère te force à garder sur ta paume bienveillante ce pays répondant par la morsure. Notre gentillesse s’épellerait p-e-u-r si nous avouions enfin.
Je te choisis et je choisis, moi aussi, de rester à la portée de ce qui me blesse. Tu profites de la hauteur de ton trône pour différer, sans un mot, ta rage. Victoria, je me couche contre la terre et m’endors. La berceuse qui nous porte, c’est le murmure impérieux de nos mères. Soyons gentilles.
Notre visage se voile au monde derrière des masques, des pages. Nous rencontrons les autres en les fuyant. Convie-moi à un bal sans hôtes et nous danserons nos secrètes couleurs. Mais tant qu’il y reste un témoin, figeons les traits de notre visage derrière un roman. Mieux : grimpons sur ton lit à baldaquin, tirons les rideaux, racontons-nous par cœur d’ici l’aube. Je m’en irai dès que je t’aimerai. Juste une alvéole de ton cœur éteint me confine trop, ne me pardonne pas ma fuite.
Même seules, tu le sais, nous nous terrons de plus creux en plus creux, jusqu’à nous perdre nous-mêmes de vue.
Jusqu’au couronnement de Victoria, sa mère ne monte pas l’escalier sans que sa fille lui tienne la main. Y a-t-il un moment où les femmes marchent seules? Tu ordonnes parfois, reine, mais ma voix n’atteint aucune nuance impérative.