Frédéric se prépare à sortir.
Il se lave et se parfume sans conviction, la sueur prendra de toute façon bien vite le dessus. Il s’habille. La clarinette basse : nettoyée, graissée, rangée dans son étui rigide. Laissée pour morte.
Un souffle lui rendrait la vie.
Où est Patricia? Il n’arrive pas à sentir sa présence dans l’appartement. Il en cherche une preuve, un son, un soupir ou un murmure, mais en vain. Les moquettes assourdissent toute parole, avalent toutes les conversations. L’appartement s’agrandit et les éloigne l’un de l’autre, semble-t-il. Elle est au salon, sûrement. Elle lit. La lecture absorbe tout, comme la moquette.
Frédéric erre dans la pénombre et le silence de leur appartement, où il marche toujours pieds nus. D’habitude, il savoure le calme de son domicile, la douceur des tapis. Au club, tout à l’heure, il y aura bien assez de bruits et de lumières. Ici, les éclairages indirects et faibles le désorientent, le déroutent et font croire à des dunes le long des murs. Aujourd’hui, les surfaces feutrées ne respirent plus, Frédéric étouffe. Il avance avec discrétion dans le long couloir qui va de leur chambre au salon, en passant par le bureau et la salle insonorisée. Comme dans un de ces cauchemars où l’on est recherché, traqué, et qu’il faut se cacher. Non, elle n’est pas dans le salon. Il transpire. Il contemple un instant la pièce vide et sombre. Le canapé sur lequel il ne s’assoit jamais, trop froid. La télévision que personne n’allume.
Dans le long couloir de l’appartement, les ombres règnent sur les seuils, dessinent les issues et autorisent les sorties.
Patricia peut lire dans le calme.
La soudaine vibration de l’interphone fait sursauter Frédéric, et tout l’appartement également. Les ombres du couloir bougent, se réorganisent, comme si quelque chose allait avoir lieu. Une douleur inconnue apparaît sous les tempes de Frédéric. En retournant vers le salon, il voit Patricia qui gît sur le lit de la chambre d’amis, absorbée par un livre, absente du monde, comme si elle n’avait pas entendu sonner l’interphone dont il actionne le haut-parleur. Une voix familière, mais qu’il ne parvient pas à identifier, prononce lentement : « Bernart Morse est mort ». Puis, à l’extérieur, le vrombissement d’une voiture au moteur puissant résonne. Elle s’éloigne. Frédéric court à la fenêtre. Trop tard pour voir de quelle automobile il s’agit. Il ne connaît aucun Bernart Morse.
Et qu’il ne parvienne pas à identifier cette voix le tracasse.
La chair de poule dresse les poils de ses bras. Une peur sans objet rampe le long de sa colonne vertébrale. Il se détourne de la fenêtre. Patricia s’est levée et se tient non loin de la porte d’entrée, en robe de chambre. Un instant, il croit voir du sable sur le sol autour d’elle. Patricia est maquillée — elle se maquille toujours pour lire. De la soie sur son corps, de la soie dans sa voix, elle dit : « Je ne viendrai pas ce soir ». Avant, elle venait chaque soir. Elle regarde Frédéric dans les yeux, et, un instant, ils s’aperçoivent l’un l’autre, comme de très loin. Puis tout redevient sable. Il ne voit plus que des yeux sans vérité qui, sous de longs cils de charbon, ne disent jamais la même chose que ses lèvres rouges. Les mots sont du sable. Des dunes se forment à leurs pieds.
« Tu vas faire quoi? »
Elle sourit, comme une énigme : « Lire. »
« Bernart Morse, ça te dit quelque chose? »
« Non, pourquoi? »
« Pour rien. À ce soir. »
Frédéric empoigne l’étui de sa clarinette basse et part pour le club. La sueur coule dans son dos, froide. Il a très mal à la tête. Qui peut être Bernart Morse?
* * *
Dès que Frédéric est parti, Patricia gagne la salle de bain. Il faut toujours plus de coton que prévu pour se démaquiller. Frédéric est devenu un petit tas de sable que le vent emporte, et l’idée d’avoir un enfant ensemble est également tombée en poussière. L’amour s’est éparpillé dans les jours. L’appartement est trop grand. Patricia a besoin d’un nouveau coton. Depuis qu’elle n’aime plus Frédéric, elle se sent en danger. Quand elle le prend dans ses bras, elle serre un néant avide. Quelque chose d’affamé tente d’entrer en elle. Alors elle se détache de lui. Alors elle le repousse. Alors elle lit. Comme si Frédéric était déjà de l’autre côté, sorte de Narcisse affreusement creux qui attendrait sa substance.
Elle, elle est l’eau dans laquelle il se reflète. Profonde.
Enfin démaquillée, elle sourit doucement à son reflet. Voilà son vrai visage. Ensuite, elle entreprend de se maquiller à nouveau. Le masque de lecture doit être effacé et réécrit, remplacé par le masque du désir. La robe doit être très courte. Avant d’éteindre la lumière de la salle de bain, elle caresse un instant ses longs cheveux noirs, en pensant à changer leur couleur. C’est l’heure de partir, une voiture l’attend en bas. Elle a rendez-vous chez M. Morse. Avec lui, elle ressent quelque chose : de la souffrance.
* * *
Pendant ce temps, dans l’appartement vide, flotte un silence électrique, celui d’une ligne haute tension qui attend d’être raccordée au réseau.
Le cellulaire de Patricia, posé sur la tablette dans l’entrée, éclairé par une lampe à pied, sonne, vibre et glisse vers le panier à clefs. Si les enquêteurs prenaient la peine de se pencher, ils verraient vibrer quelques grains de sable à côté du cellulaire. Mais quelles conclusions en tirer?
Sur l’écran de l’appareil, « Appel manqué » est affiché. Il est 22 h 21. L’appartement est vide. Un ventilateur, au plafond, tourne encore.
* * *
Pourquoi n’a-t-elle pas répondu?
Le set terminé, Frédéric, les mâchoires serrées, range son instrument et rentre chez lui. La douleur sous son front revient pendant qu’il conduit. Arrivé dans l’appartement, il se débarrasse de sa veste, dépose son instrument sur le canapé du salon et remarque le cellulaire de Patricia, posé sur la tablette de l’entrée. Il retire ses chaussures et s’engage dans le couloir. Pieds nus sur la moquette moelleuse, le sentiment de visiter un temple dédié à une déesse inconnue l’envahit. Il lui semble que d’autres mondes attendent de naître dans l’obscurité. Le temps s’enroule autour de son mal de tête, l’espace se divise entre les deux hémisphères de son cerveau endolori. Par la porte ouverte de leur chambre, il voit que Patricia est bien là. Elle dort, comme une poupée de cire. Il ne sait pas combien de temps il reste debout à l’observer dormir, l’esprit vide. Il a l’impression de marcher dans une poudre trop légère depuis beaucoup trop longtemps. La sensation que le temps se disloque, l’isolant à jamais du temps de Patricia. Il se couche enfin, la gorge serrée, dans une solitude immense. Il s’endort difficilement. Il a de plus en plus mal à la tête. Le sable recouvre maintenant tout le sol de l’appartement jusqu’aux fenêtres.
Au cœur de la nuit, Frédéric ouvre les yeux avec la certitude qu’un intrus les observe, Patricia et lui, en train de dormir. Mais il n’y a personne. Pourtant quelque chose ne va pas. C’est peut-être tout ce sable qui déborde par la fenêtre ouverte et s’étend jusqu’à l’horizon. C’est peut-être lui, Frédéric, qui n’est pas vraiment Frédéric. Comment savoir? Serait-il en train de rêver? C’est peut-être la femme qui est allongée à côté de lui, et qui prétend être Patricia. En la regardant bien, il s’aperçoit qu’elle est en tout point semblable à Patricia, oui — le même visage angélique, les mêmes lèvres prometteuses. Elle dort sur le dos, les mains jointes sur la poitrine, comme une défunte. Comme si c’était elle. Mais ce n’est pas elle. Dans le rêve, quelque chose de visqueux s’est glissé entre les apparences et la réalité, il en est persuadé. Il ne la reconnaît plus. C’est impossible qu’il ait désiré élever un enfant avec cette… personne. La terreur envahit Frédéric, certain que quelqu’un s’est introduit dans son rêve : Patricia, et pas seulement Patricia, toute la vie est une mascarade. Un théâtre de monstres, avec un public sauvage venu voir une mise à mort.
Les voici soudain debout l’un en face de l’autre, au sommet de la dune que le vent poussait dans leur chambre. Le désert de sable s’étend de tous les côtés, infini. Il dit : « Où étais-tu? », mais elle entend : « Je ne t’aime plus. »
Alors elle répond : « Tu n’es pas Frédéric. »
Mais il entend : « Tu te trompes de personne. Cherche au RétroClub. Cherche Sabrina. » La femme disparaît et Frédéric reste seul dans le désert.
Il comprend alors qu’il n’y a plus de retour possible. L’espace, le temps et les rêves sont devenus du sable — et le sablier a été retourné. Les frontières irrémédiablement modifiées. L’éloignement devenu irréversible. Malgré la distance, leurs corps se touchent une dernière fois. Frédéric et Patricia font l’amour, cette nuit-là, à travers une pellicule d’espace et de temps dont l’épaisseur n’importe pas : quelques instants ou quelques pouces les isolent l’un de l’autre de la même manière, infime et terrible décalage. C’est pourquoi Frédéric ne reconnaît plus Patricia. En lui faisant l’amour, il cherche dans ses yeux bleus un signe, un reflet, un indice. En vain. Submergé par l’effroi, son désir disparaît, il se retire et s’endort, prostré au bord du lit, seul dans l’immensité. Elle ne dit rien non plus et ferme les yeux.
Patricia aime imaginer, quand elle ferme les yeux ainsi, que quelqu’un d’autre va dormir à sa place.
* * *
Le lendemain, au réveil, Frédéric n’est plus que l’ombre de lui-même. Une douleur intense lui vrille le crâne, à tel point qu’il doit s’asseoir sur le bord du lit et se masser le front en râlant doucement. Les rayons du jour débordent des rideaux mal fermés, éclairent la chambre et le souvenir des rêves de la nuit. Le sentiment que quelque chose ne va pas persiste, comme si le songe avait contaminé la réalité. C’est dans le silence de la chambre. Frédéric, encore assis sur le lit, se lève. Le silence est trop silencieux, c’est cela. Il se tourne alors vers sa femme endormie. Patricia, au cœur d’une tache rouge et sombre, ne respire plus. Le sang forme une flaque dans le lit, des taches sur le mur, et quand Frédéric tire le drap, il voit des plaies sur tout le corps de Patricia. Elle a été sauvagement assassinée pendant la nuit. La moquette absorbe le sang sans faire de bruit.
Après un moment de stupeur, il pleure. Il a tellement mal qu’il pleure encore et encore, sur le corps meurtri de sa femme. Puis il se souvient de la sensation de décalage. De l’irrémissible éloignement, de l’immensité de la solitude. Le sablier s’est retourné. Il ne sait pas si c’est lui qui a tué Patricia. Il ne sait pas si cette femme est bien Patricia, et non pas celle du cauchemar. Il ne sait plus s’il peut encore se faire appeler Frédéric.
Il se calme. En repensant au jour précédent, à tous les étranges signes reçus depuis que son mal de tête a commencé, il croit savoir ce qu’il doit faire : emprunter le passage qui a été ouvert. Il le devine d’une certaine manière, comme on devine la pluie dans l’odeur du vent. Il sort de la chambre et emporte l’étui rigide de la clarinette basse dans la salle insonorisée. La chambre de l’enfant qu’ils n’ont jamais eu. Qu’ils n’auront jamais. Il ouvre l’étui, et contemple son instrument d’ébène et d’argent. Il assemble la clarinette et va dans le couloir, plein d’ombres, où il commence à jouer de longues notes vibrantes en crescendo. Toute la gamme chromatique, sur toute la tessiture.
Des heures plus tard, les lèvres en feu, il joue encore des solos sans queue ni tête, jusqu’à transformer le son de la clarinette basse en sanglots douloureux. Dès qu’il arrête de jouer, il se sent comme un sac vide et mort, son cauchemar revient, et l’image du corps de Patricia. Une question le hante : qui l’a tuée? Alors il reprend ses improvisations contre le néant. C’est la clarinette basse qui souffle la vie en lui, elle qui le fait respirer, qui le fait vivre. Frédéric est une marionnette à fils manipulée par le souffle de la musique.
Le soir venu, il n’y a plus de lumière dans l’appartement, ni aucun bruit. Si Frédéric se réveille couché sur la moquette du couloir, c’est qu’il a dû s’endormir juste après avoir fini de jouer, complètement épuisé. La clarinette basse est dans ses bras, encore accrochée autour de son cou. Il lui semble pourtant s’être endormi sur du sable, mais il n’y fait pas attention : il n’a plus mal à la tête. Il se sent apaisé maintenant. Il cherche la présence de Patricia, par habitude, oubliant qu’elle est morte, oubliant qu’il n’est plus Frédéric, que le monde s’est dédoublé et que le temps s’est résorbé. Il croit entendre le sang gicler et le couteau entrer si facilement dans les chairs. Des souvenirs reviennent sans qu’il ait l’impression que ce soit les siens.
* * *
Dans l’appartement, la moquette et la pénombre effacent les traces du meurtre comme des complices. S’il y avait des enquêteurs, ils n’y comprendraient rien. Ils poseraient les mauvaises questions, chercheraient au mauvais endroit. Croyant qu’il existe des réponses, ils penseraient immédiatement que Frédéric… — le silence ne parle pas, le sable a disparu, et le rêve mélange les réponses.
* * *
Alors Frédéric prendra une douche, quittera l’appartement et partira dans sa voiture. Jouer lui aura fait du bien, l’aura dépossédé d’un lui-même gênant et incertain. Il conduira vite, beaucoup plus vite que l’ancien Frédéric, enragé et klaxonnant, jusqu’à un club qu’il connaît pour y avoir donné des concerts à ses débuts. Le RétroClub. Nettement plus vulgaire que celui où il joue d’habitude, mais il ne voudra pas être reconnu. Il entrera, prendra un gin, assis dans le fond du club, seul. La chaleur de l’alcool le détendra. Il regardera sans trop d’intérêt le spectacle de pole dance. Un deuxième gin fera fuir son angoisse et l’aidera à supporter la musique diffusée, ainsi que la vulgarité du spectacle. Un troisième lui donnera du courage, et le plaisir de regarder ces corps féminins ondulant scandaleusement.
Il verra quelque chose. Quelqu’un. Là, dans une alcôve à la table entourée de divan, il y aura Patricia, plus belle que jamais. Elle sera arrivée il n’y pas très longtemps, le temps d’un martini tout au plus. Elle ne l’aura pas remarqué. Elle aura changé la couleur de ses cheveux : un blond lumineux. Frédéric observera l’homme à côté d’elle : une brute au rire gras qui insultera la serveuse et lui touchera les fesses, boira du scotch, fumera son cigare, posera sa grosse main sur la cuisse nue de Patricia et glissera un doigt dans son décolleté. Patricia rira, boira, fumera, appréciant la compagnie. Puis ils se lèveront et Frédéric prendra le temps d’observer sa femme dans une robe aussi fragile que les pétales d’une rose. Ils passeront derrière un rideau. Ils iront dans les chambres disponibles pour les gros clients, à l’étage.
Frédéric prendra le temps de finir son quatrième gin. La rage a quelque chose de savoureux. De presque calme. Presque.
Il sortira du club pour retourner à sa voiture. Dans la boîte à gant : son arme automatique.
Il retournera au club, montera les escaliers jusqu’à l’étage. Il reconnaîtra la voix de Patricia dans les cris de souffrance qui s’échapperont de la troisième porte. Il la défoncera d’un coup de pied et logera trois balles dans la poitrine de l’homme au cigare. Il la détachera.
Le bâillon autour du cou, elle dira : « Salut Fred. »
Dans ces grands yeux bleus, dans leur turbidité languide, encore mouillés par des larmes, Frédéric plongera. Du fond de ce regard, il ramènera des signes.
Ce sera un soulagement. Elle sera là, devant lui, vivante. Avec son vrai visage.
« Salut Sabrina. »
« Prends les clés de sa voiture, il y a 500 000 $ dans le coffre. Tout s’est passé comme prévu, mon chou. »
Frédéric prendra les clés et le portefeuille, en se rappelant le plan établi. Ils s’enfuiront au volant d’une Mercedes-Benz blanche, neuve et puissante. Mais avant de sortir de la ville, Frédéric se rendra une dernière fois à son appartement, comme s’il avait oublié quelque chose. Il ira jusqu’à l’interphone en laissant le moteur tourner. Il sonnera, attendra que s’ouvre la communication et dira lentement : « Bernart Morse est mort. »
Il retournera en courant jusqu’à la Mercedes et démarrera en trombe. Sabrina sera à ses côtés, fumera une cigarette. Elle allumera la radio, la musique sera endiablée.
« Allez, mon chou, roule! On va au paradis. »