Si tu bouges, je recommence.
C’est ainsi que j’accablais mon petit frère. Je le forçais à rester immobile et muet pendant que j’écoutais ma toune : Beat it de Michael Jackson. Mon chanteur, ma toune. C’est parce que s’il bougeait, ça me faisait manquer une nanoseconde et ça, je ne le supportais pas. Certains jours, je lui imposais de rester là, pendant que je reprenais trois fois la même chanson. Si notre mère descendait l’escalier qui menait au sous-sol pendant ce manège, on reprenait du début.
Jusqu’à ce qu’il pleure.
Je déposais l’aiguille délicatement – mais je n’étais pas délicate. Le grincement de l’aiguille trahissait mon geste maladroit une fois sur deux.
— Tu vas grafigner le disque! criait ma mère d’en haut.
— Nenon! J’fais attention!
Quand je me tannais, je le traînais dehors.
— T’es pas game de mettre des roches dans ton nez.
Et quand il l’avait fait, il rentrait en hurlant. Il saignait un peu.
Si des abeilles nous empêchaient de profiter de beau temps, je l’envoyais les écraser. Intrépide, il sortait et chassait les bestioles importunes. Je lui demandais de lécher des chenilles, de se couper avec un brin d’herbe qu’on prenait pour siffler.
— Touche à la clôture électrique.
— J’vas tu pogner un choc?
— Ben non.
Les samedis après-midi, quand ma mère s’enfermait dans sa chambre à pleurer son impuissance au bonheur et que mon père désertait pour courir après des jeunes hommes, nous, on se cachait sous des couvertures sales trouvées par terre du côté cave du sous-sol et on se déshabillait. Chacun notre tour, on se touchait les parties génitales. Celui qui se touchait ne devait pas regarder sous les couvertures. On sortait notre tête à tour de rôle, pour faire le guet. Trop excitée, je n’arrêtais pas de me caresser quand il sortait sa tête. Un jour, il a soulevé le drap par surprise et m’a coincée:
— T’as pas le droit! Je l’savais que tu trichais!
— Mange donc d’la marde!
Je me suis levée, j’ai mis mes vêtements comme si de rien n’était. Je suis montée dans ma chambre. Il n’y avait rien d’autre à faire.
Papa venait d’arriver, je suis venue dans la cuisine pour savoir ce qu’il faisait. Il récupérait des casseroles dépeinturées au fond brûlé.
— Pourquoi tu sors des chaudrons?
— Pour rien. J’vas les donner à Jonathan. Yen a pas. Y vient de se sauver de son appart, y devait trop de loyer.
— Pis nous autres?
— On en a d’autres.
À ce moment, ma mère est sortie de sa chambre échevelée, morveuse, beuglant :
— Touche pas à mes casseroles!
Je suis descendue voir si mon frère était toujours là. Sa réaction brusque m’indiquait qu’il avait continué à jouer tout seul. J’ai repris ma place sous la couverture et on a changé les règles, sans dire un mot.