Claude Simon Discours de Stockholm Paris, Minuit, 1986.
comme lui écrivain sans nom et écrivant au
nom de cela même et de tous ces Claude
Simon anonymes qui par sa faute s’étaient
trouvés chassés de leur nom
Benoit Peeters
Curieusement, le discours de réception du Nobel de littérature prononcé par Claude Simon en 1985 prend toutes les allures d’une apologie. Étrange, en effet, que ce dernier ait à se défendre, alors que la prestigieuse académie, en octroyant ce prix, récompense l’écrivain et son œuvre. Il faut cependant se replacer dans le contexte de l’époque alors que la nomination de Simon plonge la presse française dans un grand étonnement, l’œuvre de l’écrivain demeurant jusque-là largement inconnu de la critique et du grand public. La surprise est telle que l’on pousse l’incompréhension à en soupçonner l’Académie suédoise d’être infiltrée par des agents du KGB – supposition dont Simon retourne malicieusement le sens en soulignant la valeur « révolutionnaire » et « déstabilisatrice » (Simon, 1986 : 11) de son œuvre.
Si, d’autre part, une partie de la presse est familière avec sa production, celle-ci ne fait que redoubler la stupéfaction initiale. Ses rares lecteurs attaquent ses romans, reprochant notamment à l’écrivain une prose « difficile », « ennuyeu[se] », et « illisible » ou « confus[e] » (p. 10). Dans ces circonstances – où l’œuvre de Simon est ici méconnue et là mal connue –, la distinction qui lui est attribuée a tout pour surprendre et agiter la critique.
C’est en réponse à ces vives réactions que Simon présente un discours duquel on peut retracer deux axes principaux. Prenant appui sur deux dénonciations révélatrices de l’argumentaire de ses détracteurs – les aspects laborieux et artificiels de ses romans –, Simon articule, d’une part, la critique d’une envahissante tradition littéraire française (spécialement le roman réaliste) et, d’autre part, développe l’idée de ce qu’il nomme la « littérature vivante », pouvant être lue comme une illustration de sa propre poétique romanesque.
[heading style= »subheader »]Labeur et artificialité[/heading]
Les récriminations selon lesquelles les romans de Claude Simon sont « le produit d’un travail “laborieux”, et donc forcément “artificiel” » (p. 12) sont particulièrement éloquentes. Si ces reproches semblent effectivement fédérer l’ensemble des critiques autour du problème du travail, c’est surtout le fait, comme le note Claude Simon, que ce sont des « adjectifs considérés comme infâmants » (p. 11), qui peut surprendre. Il y a tout de même quelque chose d’à la fois curieux mais instructif de voir corrélés les attributs laborieux et artificiel, d’autant plus qu’ils sont connotés négativement. En effet, pourquoi ce qui est le fruit du labeur est-il « forcément » artificiel, et en quoi – même si sur ce point il est possible de pressentir la cause du jugement – l’artifice est-il répréhensible? Claude Simon offre une lecture en deux points.
S’avouant d’abord incompétent dans les sphères de la philosophie et de la sociologie, l’écrivain pose l’hypothèse en vertu de quoi la notion de travail se serait vue stigmatisée, au courant du XIXe siècle, « parallèlement au développement du machinisme et d’une féroce industrialisation » (p. 13). L’ère du « travail de transformation », labeur en prime « si mal rémunéré » (p. 13), contaminerait toute notion de travail, réduite à un effort de reproduction mécanique. C’est pourquoi accorderait-on dans une certaine tradition littéraire de la valeur à l’art en fonction du critère de « l’inspiration » (p. 13). L’écrivain s’y voit attribuer le statut de « porte-parole » (p. 13), d’intermédiaire ne faisant que livrer les « messages » d’« on ne sait quelle puissance surnaturelle », « dictés depuis un mystérieux au-delà » (p. 14). Le travail de l’écrivain, profondément historique, matériel, voire physique, selon Claude Simon, est rejeté au profit d’une conception sacrée de l’écriture.
Or, ce point de vue sur l’écrivain, et sur la littérature en général, consacre pour Simon un double effacement de l’auteur et de son écriture. La doxa sur laquelle s’appuie ses pourfendeurs transmet l’idée que « “le meilleur des styles est celui qui ne se remarque pas” a-t-on coutume d’écrire, en rappelant la célèbre formule qui veut qu’un roman ne soit qu’“un miroir promené le long d’un chemin” : une surface plane, unie, sans aspérités […] » (p. 14-15). En se référant à Stendhal, Claude Simon situe les commentateurs de son œuvre dans une tradition précise. Ceux-ci, voyant d’un mauvais œil la trace du travail de l’écrivain dans le texte (trace assimilable chez Simon à la difficulté et à l’illisibilité de son style), se réfèreraient au roman réaliste et à l’objectivité de son regard posé sur le monde. C’est contre cette tradition que Claude Simon se braque, mettant de l’avant la fabrication de l’objet littéraire, et en ajoutant de surcroit que « fabriqué » est un « mot auquel il conviendrait de restituer toute sa noblesse » (p. 12). Distinguant la fabrication du travail industriel, l’écrivain de La route des Flandres rappelle que dans l’ordre de la pensée littéraire, la fabrication « est par excellence imitation », que « l’art s’autogénère pour ainsi dire par imitation de lui-même » (p. 12). La spécificité du travail de l’écrivain est de renvoyer au sens de son travail, à sa propre écriture et à l’absence de sens hors du geste même qui le fonde : l’art imite l’art, le transforme, renvoie à sa propre « fascination » (p. 12).
[heading style= »subheader »]L’essoufflement du roman réaliste[/heading]
« “En décernant le Nobel à Claude Simon, a-t-on voulu confirmer le bruit que le roman était définitivement mort?” » (p. 15) C’est en ces termes que l’écrivain nobélisé rapporte les inquiétudes soulevées par sa nomination. L’ensemble des récriminations faites à son endroit rend compte du sentiment que la critique a de se trouver devant un œuvre anormal ou, du moins, devant un objet n’ayant rien à voir avec le roman. Or, Simon analyse avec justesse que le roman n’est pas mort, lisant à travers les critiques qu’on lui fait l’écho de la mort d’une certaine configuration du roman : le roman réaliste. En regard de ce constat, Claude Simon établit une opposition entre ce qu’il appelle une « certaine tradition » (le roman réaliste) et « la littérature vivante » (la sienne) (p. 11). Se positionnant contre cette tradition du roman réaliste français – étiquette large sous laquelle il place volontiers des écrivains comme Madame de Lafayette, Stendhal, Balzac et Malraux –, Simon revendique l’héritage dans lequel il inscrit son œuvre, soit celui d’auteurs tels que Proust et Joyce, « ces deux géants » (p. 15), et Faulkner.
D’une certaine manière, c’est l’histoire de l’essoufflement du roman réaliste que Claude Simon retrace, s’il n’en concrétise tout simplement pas la mort en en faisant la chronologie. Selon Simon, la fin du roman réaliste se trouve déjà en germe dans le principe de causalité qui le gouverne; principe d’abord de cohérence, aux visées principalement didactiques, devenu enfin paradoxe insoutenable. Tout se passe comme si le roman réaliste correspondait au modèle du roman à thèse :
[…] les personnages du roman traditionnels sont entraînés dans une suite d’aventures, de réactions en chaîne se succédant par un prétendu implacable mécanisme de causes et d’effets qui peu à peu les conduit à ce dénouement qu’on a appelé le “couronnement logique du roman”, démontrant le bien-fondé de la thèse soutenue par l’auteur exprimant ce que son lecteur doit penser des hommes, des femmes, de la société ou de l’Histoire… (p. 18)
Le principe de causalité dont parle Simon est externe, c’est-à-dire que les personnages ne sont que les instruments d’une démonstration dépassant le roman : Madame Bovary meurt pour son offense à l’endroit des mœurs de son époque, tout comme Julien Sorel et Anna Karénine, respectant ainsi, par leur mort qui vient appuyer la démonstration visée par ces écrivains, le couronnement logique du roman. Personnages et actions servent et répondent à un principe de causalité rattaché à un élément externe au roman, la plupart du temps la morale.
Or, « l’ennui » (p. 18) est bien, selon Simon – et selon plusieurs de ses contemporains d’ailleurs –, que le principe de causalité servant un programme didactique n’est pas infaillible ou, et même surtout, qu’il est relatif. Au contraire, l’écrivain rappelle « que si ces événements sont bien entendu possibles, il pourrait tout aussi bien ne pas se produire » (p. 18). Ce que désigne ainsi Simon, c’est la contingence des actions romanesques. Si elles paraissent d’abord respecter un principe de nécessité, elles sont en réalité hautement discutables et contestables. Simon cite en ce sens les positions inverses d’Henri Martineau et d’Émile Faguet quant à la cohérence du dénouement du roman stendhalien, le premier nous « assur[ant] que Julien Sorel est prédestiné dès le début du roman Le Rouge et le Noir à tirer le fatal coup de pistolet sur Madame de Rénal », alors que le second « trouve ce dénouement “plus faux qu’il n’est permis” » (p. 19). En fait, dès lors que le principe de causalité présidant à la logique du roman est mis à mal, la cohérence interne du texte déraille. C’est pour cette raison que les tenants du roman réaliste auraient désiré « donner une épaisseur matérielle » (p. 19) à leur fable comme substitut au principe de causalité (voué par avance à l’échec), en mettant à profit la description. En ce domaine, Balzac porte cet art à son plus haut sommet, agençant visée didactique et « emportement de l’écriture » (p. 17). Or, c’est précisément cette caractéristique qui allait mener le modèle romanesque des réalistes à sa plus grande effervescence, puis à son inexorable perte. Simon analyse « [qu’]aucune [morale] ne peut être tirée de [la mort] d’Albertine que Proust fait disparaître (on pourrait être tenté de dire : “dont il se débarrasse”) par un banal accident de cheval… » (p. 20)
[heading style= »subheader »]Poétique simonienne[/heading]
Au fond, Claude Simon opère un déplacement du sens de l’œuvre qui va de son extérieur à son intérieur. Il est conséquent de la part des critiques de lui avoir reproché la nature fabriquée de son œuvre, si ceux-ci avaient en tête l’idée du roman réaliste dont la logique est conduite selon un principe de « causalité d’ordre psycho-social » (p. 22) comme la morale. En ce sens, l’auteur est effectivement le messager d’un sens qui ne lui appartient pas, d’un texte pré-écrit. La marque du travail à l’œuvre dans le roman, en plus de la valeur négative que lui confère le siècle de l’industrialisation (le travail comme force d’exploitation), est le signe même de l’auteur outrepassant son rôle de porte-parole. Le roman s’éloigne de cette manière du fameux miroir stendhalien promené le long des routes.
Traçant un parallèle entre l’histoire de la peinture et celle du roman, Claude Simon précise la nature du déplacement qu’il opère dans sa pratique du roman : « S’il s’est produit une cassure, un changement radical dans l’histoire de l’art, c’est lorsque des peintres, bientôt suivis par des écrivains, ont cessé de prétendre représenter le monde visible mais seulement les impressions qu’ils en recevaient. » (p. 26) Le roman, comme la peinture, ne trouverait plus son sens dans un quelconque extérieur, qu’il soit le « monde visible » ou les mœurs de l’époque, mais bien de manière interne, à partir de sa perception du monde. Ce que Simon exige maintenant du roman c’est de « refléter », « comme la musique, l’harmonie même de l’univers » (p. 21).
Avec cette formule quelque peu floue, voire alambiquée, Claude Simon semble rapprocher sa poétique romanesque de la phénoménologie de la perception. Il ne s’agit pas, à la manière des romanciers réalistes, que Simon utilise comme sorte de repoussoir pour édifier sa poétique, de représenter un ordre quelconque de choses, mais bien « une certaine harmonie », celle bien imparfaite de la perception humaine, « qui […] est le fait d’associations, d’assonances, mais qui peut aussi résulter, comme en peinture ou en musique, de contrastes, d’oppositions ou de dissonances. » (p. 22) À la suite d’un Proust ou d’un Faulkner, la tension qui guide l’écriture du récit ne se situe plus entre le roman et sa prétention à donner une représentation réaliste du monde, au contraire, elle est empreinte de la plus grande subjectivité : le paradoxe de l’écriture réside entre la tentative d’écrire le « paysage intérieur apparemment statique » (p. 27), mais dynamique et changeant de l’humain, et le fait d’être, par défaut, « forcé par la configuration linéaire de la langue d’énumérer les unes après les autres les composantes de ce paysage » (p. 27).
Or, s’il est possible de parler d’une phénoménologie de la perception, chez Simon, elle ne se fait pas hors du langage, mais dans et par lui, car il est « partie constitutive de la connaissance du monde et des choses peu à peu acquise par l’homme » (p. 28). Les catégories du langage, pour le dire ainsi, recoupent et organisent les perceptions de l’écrivain, son « paysage intérieur ». C’est donc qu’il y a une simultanéité de l’écriture et de la perception, de l’affect et du langage comme activité :
« […] on n’écrit (ou ne décrit) jamais quelque chose qui s’est passé avant le travail d’écrire, mais bien ce qui se produit (et cela dans tous les sens du terme) au court de ce travail, au présent de celui-ci, et résulte, non pas du conflit entre le très vague projet initial et la langue, mais au contraire d’une symbiose entre les deux […]. » (p. 25)
Pour l’écrivain, c’est « non plus démontrer, […] mais montrer, non plus reproduire mais produire, non plus exprimer mais découvrir. » (p. 29) La subjectivité et le faire prennent le pas sur l’objectivité et le dire, le langage n’étant plus qu’un « simple véhicule » (p. 24) assujetti à une démonstration didactique. Rappelant l’étymologie du mot poème, du grec ποιεῖν, faire, et qu’il prête au prosateur, Simon pose le primat du langage et du processus de fabrication qui en est constitutif. La nouvelle tension du roman se jouerait entre, d’une part, un certain état du langage, « ce prodigieux ensemble » (p. 27), « réseau de rapports établis dans et par cette langue » (p. 28) qui, de surcroit, « “parle déjà avant nous” au moyen de ce que l’on appelle ses “figures” »; et, d’autre part, le travail de l’écrivain, effectuant des choix, la transformant. Reprenant Lacan, Simon réaffirme que « les mots […] ne sont pas seulement des “signes” mais nœuds de significations ou encore […] carrefours de sens […]. » (p. 28) Alors que dans la tradition du roman français, spécialement le roman réaliste, le signifiant cherche son signifié hors de l’œuvre, ici, signifiant et signifié sont solidaires, travaillent de l’intérieur la dynamique du texte.
Au final, si tout concourt à témoigner, chez Simon, d’une pratique de la littérature, pour reprendre la formule barthienne, qui serait intransitive, l’écrivain retourne la question de l’engagement à son avantage, bien conscient qu’est « dénoncé l’égoïste et vaine gratuité de ce qu’on appelle “l’art pour l’art” » (p. 11). Non sans rappeler l’éducation esthétique dont parlait Schiller, Claude Simon cite Novalis :
« il en va du langage comme des formules mathématiques : elles constituent un monde en soi, pour elles seules; elles jouent entre elles exclusivement, n’expriment rien sinon leur propre nature merveilleuse, ce qui justement fait qu’elles sont si expressives que justement en elles se reflète le jeu étrange des rapports entre les choses ». (p. 30)
Faisant jouer les possibilités du langage et des perceptions, indiquant « quelques directions », jetant « quelques passerelles », Simon est « peut-être parvenu, par l’approfondissement acharné du particulier et sans prétendre avoir tout dit, à ce fond “commun” où chacun pourra reconnaître un peu – ou beaucoup – de lui-même. » (p. 31)
[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]
PEETERS, Benoit, Omnibus, Paris, Minuit, 1976.
SIMON, Claude, Discours de Stockholm, Paris, Minuit, 1986.