Vous savez bien ce qu’on appelle un dada, c’est-à-dire une idée fixe qui vous revient
toujours en tête, et qui mène quelquefois plus loin que vous ne voudriez aller.
– Émile-Ambroise Thirion,
La Politique au village, 1896
À travers mes fonctions ou mes passe-temps, sans cesse, je reviens au design et m’y abandonne. Que mon dada insolite et le mouvement intellectuel, littéraire et artistique du même nom partagent quelques filiations provoque chez moi, davantage que de la surprise, un certain réconfort.
Court rappel : les racines de Dada puisent leur inspiration dans l’avant-garde précédant la Première Guerre mondiale. L’émergence du cubisme et le développement du collage et des assemblages, combinés aux écrits et travaux du peintre-théoricien Vassily Kandinsky sur l’abstraction, ont su détacher ce mouvement des contraintes rigides d’une réalité établie et de ses conventions.
Dans Du spirituel dans l’art, Kandinsky (1912) définit trois catégories d’œuvres. Si ses « impressions » sont basées sur une réalité extérieure servant de point de départ, les « improvisations » et les « compositions » dépeignent quant à elles des images émergeant de l’inconscient. Un intérêt particulier de ses compositions est qu’elles furent développées à partir d’un point de vue très formel : derrière l’audace, on préfigure les jeux d’un design graphique plus contemporain. Cette sensibilité aux divergences quant aux modèles d’expression traditionnels et à la remise en question des valeurs esthétiques ou sociales accompagne encore de nos jours tout designer consciencieux. Paradoxalement, à la même époque, le design était remis en question sous le poids du jugement de la scientificité de ses produits dérivés devant répondre aux nouveaux besoins modernes et réputés devoir reposer sur des méthodes et systèmes objectifs. Il faudra attendre que passent les années soixante, décennie du design scientifié, pour qu’un discours disciplinaire et autonome se développe afin d’embrasser sa singularité.
Cercles encerclés, Vassily Kandinsky, 1923.
Pour guider nos prochaines réflexions, éclipsons le b-a-ba rituel d’une description univoque du design pour embrasser un d-a-d-a plus original. Abordons celui-ci sous quatre angles : Discipline, Aptitudes, Domaines et Attitude.
[heading style= »subheader »]Discipline[/heading]
Branche singulière de la connaissance et de son enseignement, la discipline relève d’un ensemble de règles et de conduites imposées, tant comme champs de savoir – tels les arts ou les sciences établis – qu’en tant que voie personnelle ou morale. Cette variété de sens rend ses relations avec le design bien difficiles à définir. Par rapport aux sciences, l’architecte Christopher Alexander a souligné la spécificité de l’approche du design : elle vise l’innovation. Selon Alexander, si les scientifiques cherchent à déterminer les composantes de structures existantes, les designers cherchent de leur côté à former les composantes de nouvelles structures ((« Scientists try to identify the components of existing structures. Designers try to shape the components of new structures. » (1964 : 130))). Herbert Simon réaffirme cette particularité en la mettant en contraste avec l’approche scientifique : les sciences naturelles s’intéressent au comment des phénomènes tels qu’ils sont alors que le design s’intéresse au comment des phénomènes tels qu’ils pourraient être ((« The natural sciences are concerned with how things are […] Design on the other hand is concerned with how things ought to be. » ([1969] 1996 : 171))).
Cette démarche typique du designer diffère on ne peut plus de celle de l’artiste, tout comme diffèrent leurs motivations et objectifs personnels. Par exemple, chez Kandinsky, la « nécessité intérieure » exprime le principe de l’art, la fondation des formes et de l’harmonie des couleurs. Il la définit comme la base d’un contact efficient entre la forme et l’âme humaine. C’est une démarche résolument spirituelle : savoir percevoir cette résonance à un niveau corporel et abstrait permet au peintre de sortir de l’arbitraire par l’expérience intérieure de celui qui aurait passé des années à créer et à observer. Dans un contexte de design, on préférera parler de jugement de la part du praticien, qui se développera par sa discipline personnelle. Chez le designer en contexte professionnel, l’exercer de façon opportune en faisant l’économie des délais sans fin que les études artistiques propices à la réflexion permettent s’avérera un défi de tous les instants.
Le designer n’agit donc pas en artiste, même s’il a parfois le loisir de le faire, alors que des procédés artistiques peuvent être déployés au cours des projets de design. Le contraire est aussi vrai : des outils ou méthodes de design sont souvent mis au service de l’art ou de la science, tout être humain ayant la faculté d’exercer le design à des degrés divers. Dans le spectre de la critique des pratiques techniques, un design critique questionnant nos présomptions et préconceptions du rôle des objets dans la vie quotidienne se retrouvera parfois bien près de l’art conceptuel. Douglas Martin, un auteur et érudit du livre-objet, résume cette situation ambivalente de façon éloquente : si le designer est une personne visuellement instruite comme on pourrait s’attendre à ce qu’un éditeur soit enclin à apprécier la langue et la littérature du fait de sa formation universitaire et de ses intérêts, qualifier le premier d’artiste suivant son emploi est aussi absurde que de référer au second en tant que poète.
[heading style= »subheader »]Aptitudes[/heading]
Une définition ouverte du design entraîne la question des règles que nous employons et des habitudes que nous suivons pour démarquer les frontières de nos sujets d’intérêt. Étant donné la diversité formelle quasi illimitée de son spectre et la variété des matières qu’il peut toucher, le design présente un certain parallèle avec la littérature ou l’objet littéraire : la description de ces deux concepts pose problème. Toutefois, au-delà de l’abondance des sphères de connaissances que ces domaines peuvent tous deux recouper, le design se distingue sur ce point : sa définition étendue entraînera nécessairement un questionnement quant aux frontières du professionnalisme. Comprendre un milieu culturel implique de distinguer les contributions d’activités tant professionnelles que non professionnelles, de reconnaître que tout le monde peut y contribuer (Margolin, 1995).
Les connaissances distinctives et les compétences pointues qu’on associe au professionnalisme sont généralement des cas difficiles, voire impossibles à développer sans éducation formelle. Celle-ci élabore un cadre rigide d’exigences lié à l’octroi de licences protégeant avant tout le public – pensons à l’ingénierie. Même quand les aptitudes et talents sont facilement accessibles aux non-professionnels, comme ce peut être le cas pour le design graphique, les professionnels établiront certains critères techniques et jugements esthétiques pour se distancier de telles qualifications et des réalisations associées. L’accès privilégié à des technologies de pointe dispendieuses, à de l’équipement industriel dernier cri ainsi qu’aux méthodes en usage permettra de pousser plus loin les limites de leur médium ou des capacités de productions. La planification complexe encadrant ces pratiques requises chez les sociétés industrialisées distinguera ainsi le professionnel contemporain de l’amateur compétent, certaines aptitudes du design, plus remarquable dans les sociétés encore fondées sur l’artisanat ou chez certaines « sous-cultures », étant innées chez chacun.
Ce désir combinatoire imprègne par nature nos décisions concernant l’arrangement de l’espace domestique, des lieux qu’on habite, des repas quotidiens ou du port de vêtements. Il se manifeste entre autres par l’usage en adaptant, en recentrant ou en réaffectant certains contenus à de nouvelles vocations : certains chercheurs en design la décrivent alors en tant que « design non intentionnel », brisant la prédéfinition de l’usage prévu par le créateur (Brandes et coll., 2009). Cette reconception journalière du monde artificiel sous l’impulsion de notre habileté humaine si ancienne d’instrumentaliser les objets et conditions existantes à nos propres fins émerge en général d’un déficit de commodité ou de l’esprit ludique de transformer, de combiner, de résoudre nos problèmes. Reconnaître que de telles occasions pour la pratique du design s’étendent ailleurs qu’à même les sphères circonscrites d’activités professionnelles n’équivaut pas à ignorer les différences qualitatives en expertise entre ceux qui les mettent en œuvre, loin de là. Des conventions peuvent aider à établir un haut niveau de compétence dans des produits faits par des non-professionnels, des novices de talent. La motivation, l’expérience, l’accès aux moyens et aux outils de production ainsi qu’à certains critères associés à des institutions culturelles entraîneront cette distinction sociale entre ce qui est professionnel ou ne l’est pas… voire entre ce qui est littéraire ou ne l’est pas.
[heading style= »subheader »]Domaines[/heading]
Les domaines du design qu’on associe à des professions répondent de leurs propres spécificités techniques, culturelles et historiques. Les arts appliqués, l’architecture, l’urbanisme et à un certain degré l’ingénierie ou le management en sont quelques exemples, comme de nombreux champs se rattachant à la construction ou à l’élaboration d’objets ou de produits. Dans l’usage, ceux-ci, dynamiques et souvent évolutifs, prennent principalement la forme d’un adjectif (design graphique, industriel, numérique, sonore, etc.) ou d’un complément au nom (design de jeu, de mode, de produit, de système, etc.). Cependant, la compréhension des problèmes complexes qui caractérisent la société contemporaine est fréquemment incomplète : les différentes connaissances associées aux travaux des experts d’un domaine sont trop souvent situées, tacites ou établies à la rencontre de différents domaines (à ce propos, voir Mauger, 2014).
Ces changements constants de l’environnement dans lequel un projet s’intègre entraînent un flux de nouveaux besoins et problèmes. Exemple classique : l’introduction d’un système informatique a généré des changements dans les pratiques professionnelles et environnements sociotechniques. Qu’étaient la rédaction et la publication avant l’arrivée des logiciels de traitements de texte? Un monde maintenant révolu à l’ère numérique qui, s’il peut charmer l’auteur naïvement nostalgique, croulait sous la complexité dactylo et mécanographique. Ces désagréments, aujourd’hui transposés à l’ordinateur, s’appliquent aussi aux différents domaines du design. Souvent, un expert plus ou moins intéressé par les ordinateurs en soi sera peu enclin à consacrer les efforts pour apprendre des compétences générales de manipulation ou de développement de nouveaux logiciels : il préférera se concentrer sur des difficultés spécifiques à son domaine de prédilection. En d’autres termes, l’expert préférera s’investir dans ses problèmes sophistiqués et non pas dans les généralités de systèmes informatiques.
Hansen Writing Ball (1878), Rasmus Malling-Hansen
Première machine à écrire vendue commercialement, inventée vers 1865.
De façon paradoxale, le désir commun de raffiner la spécificité de son domaine de prédilection est à la fois motivation et façon efficace de créer de nouveaux systèmes informatiques. Ceux-ci pourront alors soutenir des interactions avec des problèmes de plus en plus pointus. Les problèmes complexes de conception exigent désormais plus de connaissances que tout individu ne possède, car l’information pertinente au problème est généralement répartie entre de nombreux experts de différents domaines. Nous devons maintenant apprendre à trouver, à traiter et à critiquer constructivement les informations externes et les différentes sources de connaissances des autres, souvent distribuées entre une multitude d’objets et de personnes dont aucune ne détient l’autorité finale. La création d’une compréhension partagée nécessite de ce fait la réunion de différents points de vue souvent controversés. Il s’agit donc d’un état d’esprit à bâtir pour nous conduire à de nouveaux artéfacts, de nouvelles idées.
[heading style= »subheader »]Attitude[/heading]
Voici entre autres pourquoi László Moholy-Nagy considérait ce terme comme un meilleur qualificatif du design, bien avant sa description en tant que « profession » : faire du design serait avant tout savoir penser en termes de relations. Il croyait que cet état d’esprit d’ingéniosité et d’inventivité des individus civilisés se devait d’être au service de la vie afin d’être globalement valable. Ceci va de pair avec le devoir d’intégrer, dans le cadre plus vaste des tâches quotidiennes de tout un chacun, cette largeur de vue du designer, une fondamentale intelligence (inter – « entre », ligare « lier »).
Pour la mettre en pratique, il ne faut accepter aucune situation donnée comme allant de soi : le réflexe initial du designer sera souvent de poser diverses questions problématiques afin de remettre en question la nature du problème originel, celui-ci étant trop souvent mal formulé et imperméable face aux solutions toutes faites de par son incomplétude, ses contradictions et ses divers critères ou besoins difficiles à établir. Le questionnement permet alors de recadrer le problème et de le mouler à notre main afin de démarrer un projet par des évaluations successives.
Bref, on s’attardera d’abord à observer le contexte problématique et son environnement, puis à analyser les éléments en jeu avant de chercher à synthétiser le tout dans un ensemble systémique plus large afin d’en percevoir les limites et les interactions. La critique de cette situation deviendra alors possible, et le problème pourra être formulé du point de vue d’une création, d’une reformulation ou d’une restauration. Les idées de départ ne sont donc jamais prises comme solutions finales : reconnaître et demeurer inflexible quant au biais selon lequel on s’attache sans raison particulière à certains concepts est ici signe de maturité. L’écrivain hardi aura reconnu cette stratégie d’écriture, étant lui-même concepteur de récits, voire un « designer narratif » [sujet de notre prochain texte] parfois associé au rôle de narrateur au cours de projets collaboratifs.
[heading style= »subheader »]Lectures complémentaires[/heading]
- Alexander, Christopher (1964). Notes on the Synthesis of Form, Harvard University Press.
- Brandes, Uta, Stich, Sonja & Wender, Miriam (2009). Design by Use. The Everyday Metamorphosis of Things. Basel, Birkhäuser.
- Kandinsky, Vassily (1912). Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, éd. Denoël-Gonthier, 1969, 1979, 1989 ; éd. Gallimard, coll. « Folio Essais ».
- Margolin, Victor (1995) « The Product Milieu and Social Action » dans Discovering Design, Explorations in Design Studies, Buchanan, R. et Margolin, V. (Éd.), University of Chicago Press : Chicago.
- Moholy-Nagy, László (1925), « Le design : une attitude, pas une profession » dans Peinture Photographie Film, éd. Jacqueline Chambon, Nîmes, 1993, pages 277 à 279.
- Simon, H. A. (1969). The Sciences of the Artificial. MIT Press : Cambridge, MA, Traduction : Les sciences de l’artificiel (1996), préface et trad. LeMoigne. J.-L. Éditions Gallimard, Coll. Folio Essais.