Pour amorcer ma réflexion, je me suis prêtée à un exercice inquiétant, c’est-à-dire que j’ai joué du « Control+F » pour retracer les occurrences du mot « douleur » dans mon récit. J’avais un peu peur du résultat parce que je m’étais assez vite rendu compte, en écrivant, que les voies de contournement sont rares autour du mot « douleur ». « Migraine » fonctionne assez bien, mais c’est le seul synonyme que j’ai trouvé. Résultat : finalement, quand j’additionne les « douleur » et les « migraine », on trouve 26 occurrences de ces termes sur un total de 19 300 mots.
Cette pénurie de vocabulaire m’a semblé être une expression du problème de l’écriture du corps poussé à son extrême. Je précise que je parle du problème d’écrire l’expérience des corps et non pas les corps eux-mêmes, parce qu’il est assez simple de « dire » les corps, de les nommer. On les divise en parties qui deviennent des objets, on décrit la manière dont ils interagissent avec leur environnement, on discourt aussi sur les corps et notre rapport à eux. Mais la corporéité elle-même, l’expérience de ce que c’est d’exister physiquement dans le monde, peut-elle être écrite, peut-elle être lue?
De la même façon, il est simple de nommer la douleur. De dire, là, il y a de la douleur. Elle est forte ou faible, sourde ou lancinante, etc. Mais en écrire l’expérience même? C’est un problème auquel sont confrontés chaque jour les malades et les gens qui les soignent lorsqu’ils tentent de communiquer : la douleur résiste au langage. On peut faire l’exercice d’essayer de formuler une description de la douleur telle que nous la ressentons. Si vous êtes comme moi, vous n’obtiendrez pas grand-chose qui soit vraiment satisfaisant.
Virginia Woolf, dans son texte intitulé On Being Ill, écrit : « Physical pain does not simply resist language but actively destroys it, bringing about an immediate reversion to a state anterior to language, to the sounds and cries a human being makes before language is learned. » ([1930] 1967 : 194) Comment exprimer par le langage une réalité qui lui semble aussi étrangère, aussi indicible?
Il faut dire que, lorsque j’écris le mot « douleur » dans un texte, je convoque forcément l’expérience de la lectrice ou du lecteur. La relation d’empathie narrative qui s’établit ainsi est primordiale en ce qu’elle permet à l’expérience de chacun et chacune de se projeter dans le texte et de lui donner corps. Cette participation du lecteur ou de la lectrice vient pallier les manques du langage en ce qui a trait à la douleur, puisque c’est leur propre expérience, elle-même indicible, qu’ils et elles contribuent au texte.
Reste toutefois que ce que je voulais montrer, faire ressentir, c’est une douleur constante. À chaque occurrence du mot « douleur » ou du mot « migraine », l’idée de la douleur se manifeste dans le texte, comme un événement qui advient. Est-ce inévitable? Existe-t-il un moyen de rendre compte d’une douleur chronique sans écrire une phrase nominale de 19 300 mots qui se lirait « Douleur, douleur, douleur, migraine, douleur, douleur, migraine, etc. »?
Pour tenter de répondre à cette question, j’ai observé différentes manières dont la douleur de Sophie est abordée dans le texte. Premier constat : la douleur apparaît quand un changement se produit, quand elle s’accentue ou s’atténue, quand elle interagit avec des éléments extérieurs (les médicaments, des bruits, une sensation de froid lorsque Sophie presse son front contre une vitre, etc.) Le texte peut atteindre et dire la douleur quand celle-ci se met en mouvement. Tout comme le corps qu’on « voit » dans le texte lorsqu’il entre en action, la douleur apparaît dans le texte lorsqu’elle se manifeste. Alors qu’au cinéma on pourrait regarder longuement un corps immobile exister dans l’espace-temps, le texte présuppose un mouvement, ne serait-ce que l’acte même d’écrire et de lire qui implique la succession de mots. À ce sujet, Anne Deneys-Tunney parle de « l’inadéquation fondamentale qui existe entre le corps et l’écriture : entre un corps qui s’inscrit de manière synchronique dans l’espace à trois dimensions, et une écriture qui se définit comme un système diachronique de signes dépendant de la linéarité successive de la lecture » (1992 : 7). Toutefois, je me questionne à savoir si cette apparente « limite » du texte ne reflète pas aussi le fonctionnement de la conscience.
Peut-être sera-t-il utile de mentionner ici que je vis depuis plus de dix ans avec un mal de tête constant avec lequel je me lève chaque matin et me couche chaque soir. Les premiers jours, voire les premières semaines de ce mal-là ont été écrasants. J’ai arrêté de fonctionner complètement. La douleur s’inscrivait sur une toile de fond – mon état normal sans douleur – et le contraste était violent. La douleur était un événement, elle monopolisait mes pensées. Après quelque temps, toutefois, la normalité ne peut que changer et s’adapter. Sinon, les pensées de toute personne souffrante seraient comme ma longue phrase nominale de 19 300 mots. La douleur « de base » devient la nouvelle toile de fond. Tout comme on ne réfléchit pas constamment à notre corps et qu’il est rappelé à notre conscience lorsqu’il se manifeste, la douleur refait surface à l’esprit quand elle déroge de sa « normalité ».
Pour illustrer cela, je citerai et commenterai quelques-uns des extraits du récit qui relatent l’expérience douloureuse de Sophie. D’abord : « La migraine relâche un peu de la pression sur ses yeux. La sensation est familière : comme si des larmes allaient couler sur ses joues, mais non, c’est la douleur qui, presque doucement, se répand jusqu’au point que Sophie imagine être le centre de sa tête. » Ici, la douleur se manifeste par le mouvement. Elle attire l’attention de la conscience en dérogeant à l’habitude. Cet extrait laisse entendre, par ailleurs, que la douleur modifie le rapport de Sophie à son corps, lui permet de ressentir et de penser son corps différemment, d’établir une cartographie corporelle un peu inédite. C’est une question qui m’a fascinée pendant l’écriture, quand je me suis arrêtée pour me demander si les gens qui n’ont pas mal à la tête sont capables de ressentir les différentes parties de leur cerveau. Je reviendrai plus loin sur cette question de la douleur qui altère le rapport au corps.
Un autre élément qui permet ou, disons, qui donne l’occasion à la douleur d’apparaître dans le texte est le contrôle que Sophie tente d’exercer sur elle par le biais des médicaments. La prise de comprimés, leurs effets, leurs effets secondaires, la fin de leurs effets et la prise de la prochaine dose forment un cycle de variations qui rythme le récit et rappelle au lecteur ce qui se trame dans le corps de Sophie même quand le texte le passe sous silence. Prenons pour exemple cet autre extrait :
La migraine recommence à enfler sous son crâne. Sophie s’assied par terre, presse contre le mur chacune de ses vertèbres et inspire jusqu’à remplir ses poumons. Elle attend les vagues comme une femme enceinte attendrait les contractions, mais sans la certitude que tout finira par s’arrêter, qu’il y aura la pire douleur puis le soulagement, le bonheur, le repos. Sophie serre les dents, retient un cri. Par réflexe, sa main plonge dans son sac et trouve le flacon vide. Entre son pouce et son index, elle soulève le bouchon et le referme, encore et encore, clic, clic, clic, clic, clic, elle ferme les yeux pour contenir les larmes, enfonce ses ongles dans la peau de son avant-bras, toujours plus profondément jusqu’à ce qu’enfin les endorphines opèrent, que ses muscles se détendent : elle respire. Un peu de sang coagule dans trois des quatre blessures en forme de parenthèses.
Cet extrait est un exemple de crise, de moment où la douleur devient un événement, comme on l’a vu plus tôt. Je trouve qu’il illustre assez bien en quoi la douleur ponctuelle, on pourrait dire violente, réussit à se manifester intensément et à remplir presque la fonction de « péripétie » dans le récit. Plutôt que de venir de l’extérieur, comme le voudrait une certaine tradition du récit, l’obstacle, l’action, la tension se déplacent à l’intérieur même du corps du personnage.
Voici à ce sujet un extrait des travaux de François Chirpaz que je trouve très éclairant. Il dit :
Le malade demeure en soi. Aussi la blessure ou la douleur entraînent-elles un rétrécissement de la présence qui se recroqueville sur elle-même. Sa préoccupation quitte le monde pour se soucier de son être corporel seul. […] Mon corps devient pour moi le monde, puisqu’il est l’unique pôle de ma préoccupation. Cependant il importe de noter qu’il ne s’agit pas ici d’une pure et simple substitution. Le monde ne peut s’estomper et laisser le corps envahir la place sans que rien ne soit changé dans l’existence. Une douleur qui s’installe en permanence chez moi m’empêche de voir, d’entendre l’univers comme il est. Elle m’empêche d’y être. […] En un sens il y a substitution : le corps est devenu ce qu’était auparavant le monde, c’est-à-dire l’objet de mon souci. Mais le monde était le pôle vers quoi je pouvais me dépasser (entrer, m’insérer, agir, sentir…). Vers mon corps je ne peux me dépasser et la présence retombe sans cesse sur soi. (1988 : 18)
Chirpaz illustre bien ici un sentiment que j’ai : le corps douloureux agit comme un filtre. La santé, à l’opposé, serait un corps transparent, qui ne se pose pas comme un obstacle à franchir pour accéder au reste du monde, mais agit plutôt comme un outil docile qui nous permet d’atteindre le monde et même, jusqu’à un certain point, de le modeler selon notre volonté.
Quand je réfléchis à ma propre expérience, je me rends compte que, même si la douleur est devenue ma nouvelle norme, elle n’a pas moins d’effets sur moi pour autant. Une douleur comme celle-là, je crois, nous place dans un état de vulnérabilité plus prononcé que la moyenne des gens. J’ai une conscience accrue du monde qui m’entoure, comme si la douleur était un amplificateur qui augmente l’intensité de toutes mes sensations. Comme plusieurs lorsqu’ils et elles souffrent de maux de tête, je supporte assez mal le bruit, la lumière vive, les contacts physiques, et ce, même lorsque ma douleur est à son niveau « normal », quand elle n’occupe pas forcément mes pensées, reléguée au rang d’habitude. Pour reprendre les mots de David Le Breton, la douleur « contamine la totalité du rapport au monde » (2006 : 26).
Sophie a une existence très « corporelle », en ce sens que la narration s’attarde à ses sensations physiques (douloureuses ou pas) beaucoup plus qu’à ses pensées ou à ses émotions. Je pensais que c’était simplement dû à mes préférences stylistiques, mais il m’apparaît, au terme de ma réflexion, que cela procède sans doute aussi de mon rapport au monde. Vivre avec la douleur, c’est exister dans une corporéité aiguë. Le personnage de Sophie ne pourrait pas avoir à la fois une douleur chronique et une pleine présence au monde, aucunement entravée par son corps. Ce ne serait pas vraisemblable.
Par conséquent, faute de pouvoir rendre compte de l’expérience de la douleur par le langage, faute aussi de pouvoir nommer constamment la douleur pour la faire exister dans le texte comme elle existe pour Sophie, je crois qu’il faut aller voir plus loin pour trouver la manière dont peut s’écrire sa douleur. Au moins plus loin que mes exercices de « Control+F » autour des mots douloureux de mon vocabulaire. La douleur constante existe dans le texte à travers ses effets, du fait qu’elle modèle et colore tout le rapport de Sophie à son corps, d’abord, puis au monde à travers lui. Créer un personnage, c’est écrire une prise sur le réel, une manière très précise de faire l’expérience du monde. Ainsi, tout comme ma propre expérience de la douleur ne peut faire autrement que de contaminer mon rapport au monde et ma façon d’écrire, la douleur de Sophie ne pouvait faire autrement que de « contaminer » l’ensemble du récit.
[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]
CHIRPAZ, François. Le corps, Paris, Klincksieck, « Philosophia », 1988.
DENEYS-TUNNEY, Anne. Écritures du corps. De Descartes à Laclos, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Écriture », 1992.
LE BRETON, David. Anthropologie de la douleur, Paris, Métailié, 2006.
WOOLF, Virginia, « On Being Ill », Collected Essays, vol. 4, Londres, The Hogarth Press,1967 [1930], p. 193-203.