Je me suis cachée derrière la maison de ma gardienne, blottie contre deux planches de treillis sur lesquelles grimpent des fleurs multicolores. J’attendrai jusqu’à ce que ma mère découvre ma cachette et m’emmène loin, très loin avec elle.
Je ne veux pas qu’ils me trouvent avant son arrivée.
Je compte mes souvenirs sur le bout de mes doigts. Je plisse fermement mes paupières pour qu’ils s’y gravent à jamais. Pour qu’ils y restent même si je dois m’en aller. Je conserve celui où, avec mes parents, on s’est construit des palais de couvertures dans lesquels on pouvait se perdre entre deux édredons qui s’étendaient à l’infini. Celui, aussi, de mon troisième anniversaire, quand j’ai reçu une maison de poupées si grande que j’arrivais à m’y asseoir en tailleur sans fléchir le cou. Mais j’essaie d’effacer celui de la voix fêlée qui m’appelle au loin, et qui me revient trop souvent en rêve… Ainsi que ceux des enfants de ma gardienne, avec lesquels je suis forcée de jouer sans m’amuser.[clear] Ma gardienne a deux enfants : la fille a le même âge que moi et son grand frère, une brute sauvage fascinée par sa puissance, est âgé de cinq ans tout au plus. Ils me manipulent de leurs doigts poisseux pour réussir à m’impliquer dans tous leurs coups. C’est toujours moi qui me fais prendre.
Je ne veux pas qu’ils me trouvent.
Un jour, ils m’ont dit que la piqûre mortelle des libellules bleues aux ailes de fées pouvait m’endormir pour l’éternité. Depuis, je conjure maman chaque matin de m’habiller tout en long, peu importe la chaleur annoncée, et je dissimule une large écharpe dorée dans mon sac à dos afin de m’y envelopper toutes les fois que je me retrouve à l’extérieur. Je m’en suis fait un turban avant de gagner mon refuge. Les tiges des fleurs, qui s’agrippent au tissu, m’auréolent d’une magnifique couronne. Tant que je peux demeurer ici sans craindre qu’on me repère ni qu’un insecte volant atterrisse sur ma peau, tout va bien.[clear]
Ce matin, ils m’ont dit que le poisson rouge de ma gardienne était mort parce que j’avais crié trop fort. Je n’ai pas su me contenir lorsque le garçon a tiré les nattes que ma mère m’avait soigneusement tressées avant de partir. J’ai failli pleurer, mais ici les larmes ne sont pas les bienvenues. Je m’en suis tellement voulu que je me suis restreinte à ne parler que pour dire oui, non, merci et s’il te plaît (il ne faut jamais oublier de prononcer les mots magiques) d’une voix si basse que la fourmi qui escalade actuellement ma jambe droite ne redresserait même pas une antenne. On m’a punie pour manque de coopération. Trois heures forcées à la sieste, sans pouvoir aller faire pipi. Je n’ai pas réussi à me retenir.[clear]
Ils m’ont aussi dit que leur père chassait les petites filles. Qu’il est armé d’une carabine qu’il garde précieusement sous son lit. Que si je ne me tenais pas tranquille, il n’hésiterait pas à la pointer sur moi pour m’ajouter à sa collection de victimes – épinglées sur de grands tableaux bruns et sales, m’ont-ils juré. J’entends sa voix de chasseur-traqueur qui grince devant la maison. Il a découvert la flaque sur le plancher de bois flottant. Je me recroqueville dans ma tanière, les poings fermés et les fesses trempées dans la terre.
Je ne veux pas qu’il me trouve.
J’ouvre les yeux un instant afin de rajuster mon turban qui glisse sur ma tête. Les planches de treillis tremblent de chaque côté de mon corps. La voix sourde gronde maintenant au-dessus de moi, sur le patio de la maison. Je sens la pluie de postillons se déferler sur mon foulard bariolé. Je rapproche mes genoux de ma poitrine, dans ma position de fin du monde, et les serre très fort entre mes bras. À quelques pas de ma cachette, une fée bleue agite ses ailes dans ma direction. J’entrouvre mes mains pour l’inviter à s’y poser.
Endors-moi, s’il te plaît, endors-moi pour l’éternité.
Merci.