Toutes les calèches et automobiles rentrent des cinémas vers les beaux quartiers. Rien d’étonnant, le dernier film de Charlie Chaplin vient d’arriver dans les salles parisiennes.
Je vais souvent au cinéma. J’aime me retrouver dans la salle, devant le grand écran et l’orchestre accompagnant le film. J’aime tout particulièrement les films dans lesquels joue Gloria Mae. Etant dénuée de beauté, je ne peux qu’admirer la grâce, l’élégance de cette grande actrice, l’une des meilleures de notre époque selon moi.
Je sors de mes pensées et arrive enfin à mon immeuble. Je monte les cinq étages et me retrouve au chaud chez moi. J’ai à peine la force de me déshabiller et me coucher. Je suis tellement fatiguée que je m’endors instantanément.
Onze heures sonnent. Comment ai-je pu dormir autant? La répétition a commencé il y a une heure… Je m’habille le plus rapidement possible, ne mange pas, descends les escaliers et marche aussi vite que possible vers le théâtre. Très vite. Trop vite. Mon pied glisse sur la neige et je tombe de tout mon long sur le sol.
— Vous allez bien mademoiselle?
Un grand homme me tend sa main gantée.
— Vous vous êtes blessée?
— Non… Je vais bien, merci.
Je me relève difficilement. Je reconnais ce visage, sans toutefois parvenir à me rappeler où je l’ai vu. Je vois son expression changer en me voyant. Ma laideur doit être vraiment accentuée par la fatigue et le mal-être. Mais à mon grand étonnement, il semble s’en réjouir.
Une fois relevée, il se rapproche de moi et dit doucement :
— Vous semblez désorientée, lassée de votre vie. Voulez-vous voir vos rêves se réaliser?
Surprise par cette question inattendue mais trop avide de savoir ce qu’il veut dire, je renonce à m’en aller. Ma répétition est déjà commencée depuis longtemps de toute manière. Je me laisse donc emporter par la curiosité.
— Que voulez-vous dire?
— J’ai le moyen de faire de vos rêves une réalité. Vous êtes comédienne, je vous ai vue hier soir. Je vous ai trouvée admirable, dit-il de sa voix chaleureuse.
C’est donc pour cela que je reconnaissais cet homme, je l’ai sûrement vu dans le public. Il enchaîne :
— Vous avez le talent pour être actrice de cinéma!
Cinéma… Comment a-t-il pu deviner tout cela? Je tente de dissimuler mon avidité.
— Et comment feriez-vous?
— Ça, je ne puis vous le divulguer, j’en perdrais mon métier. Mais comprenez seulement que comme tout service, il y a une récompense à la clé. Je vois que vous avez de belles bagues, l’une d’entre elles me conviendrait parfaitement.
Ne tenant pas particulièrement à mes bijoux, j’accepte. Je me rappelle mes parents dire : « Suzanne, tu es trop curieuse, cela finira par se retourner contre toi! », mais c’est plus fort que moi, j’accepte. L’homme me demande de le suivre dans le café le plus proche pour plus de calme. Je n’étais jamais rentrée dans ce bar auparavant. Un très joli lieu avec des banquettes en cuir rouge, très cosy et on ne peut plus tranquille.
Après que nous nous sommes assis et avons reçu nos cafés, il me demande d’abord sa récompense. Je lui donne donc ma bague, comme prévu, sans remord. Il en profite pour me donner sa carte de visite. Mais je suis tellement angoissée, et curieuse à la fois, que je ne la regarde même pas, et je la mets très vite dans mon sac à main.
— Bien, nous pouvons commencer la séance. Je vais vous demander de bien vouloir vous calmer, et vous concentrer sur votre respiration. Calmez-vous, cela ne vous fera aucun mal. Ecoutez le son de ma voix et oubliez tout ce qu’il y a autour.
Une vague de bien-être indescriptible m’emporte. Je me sens tout à coup beaucoup mieux et oublie tous mes problèmes.
— Maintenant, si vous le permettez, je vais prendre votre main, dit-il en enlevant ses gants.
Je les lui donne et ferme les yeux. Je sens la chaleur de sa poigne sur mes mains froides. Cette chaleur se répand petit à petit le long de mes bras puis de ma poitrine. Enfin, tout mon corps semble réchauffé. La voix de l’homme me paraît de plus en plus lointaine jusqu’à disparaître complètement. J’ai l’impression d’être dans une grande pièce noire, dépourvue de vie. Je m’y sens à l’aise. Mais, après m’y être reposée quelques secondes, je décide de m’éveiller pour savoir ce que l’homme me veut de plus. Le bruit réapparait aussi doucement qu’il est parti, et la grande pièce noire se rétrécit et prend vie pour me ramener sur la banquette rouge du café. Je regarde en face de moi : personne. Plus trace de cet homme mystérieux. Je regarde autour de moi sans reconnaître aucun visage. Toutes les personnes qui étaient assises à côté de notre table avant que je ne m’assoupisse semblent parties. Je prends mon café mais me rends compte qu’il est froid. Comment est-ce possible? Il nous a été servi il y a à peine quelques minutes. Je regarde ma montre : midi dix. Je suis entrée dans ce café il y a déjà trente minutes. Je me suis à l’évidence endormie, mais qu’a fait cet homme pendant tout ce temps?
Je sors après avoir payé ma boisson, furieuse de m’être faite avoir. Comment ai-je pu être aussi crédule? Je n’aurais pas dû faire confiance à quelqu’un que je connaissais à peine. Mais il présentait si bien. Décidément, cette journée est des plus mauvaises.
Je marche dans la rue pour rentrer chez moi quand je m’arrête brusquement. Je regarde mon reflet dans une vitrine : il a changé. Mes cheveux blonds mal coiffés sont devenus longs et soyeux. Mon visage s’est aminci, c’est à peine si je me reconnais. Pourtant c’est bien moi. Je me remets en marche pensant que la fatigue me joue des tours, mais je retrouve ce même visage qui me suit sur toutes les vitrines. Je repense aux paroles du mystérieux personnage : « J’ai le moyen de faire de vos rêves une réalité. » Serait-ce possible? Il aurait donc réussi?
Je me sens toute excitée tout à coup, heureuse. Les rayons du soleil percent les nuages, comme si le ciel évoluait en fonction de mon humeur.
Une fois arrivée chez moi, je m’admire devant le miroir, remarquant que mon corps aussi a changé : je suis plus mince, plus élancée. Je me décide alors à mettre mes plus beaux vêtements, des chaussures à talon au chapeau cloche en feutre, et sors avec un seul mot en tête : cinéma.
Je me rends devant le théâtre dans lequel je travaillais jusqu’alors. Il s’y trouve un grand panneau d’affichage sur lequel tous types d’annonces sont déposées. Une en particulier avait déjà attiré mon attention : un certain réalisateur méconnu, Albert Deschamps, était à la recherche d’une actrice pour un rôle dans son premier film. Une grande partie de l’annonce est recouverte par une autre affiche, cachant ainsi les détails de la requête. Peu importe, sans attendre plus longtemps, je prends note de l’adresse du cinéaste. Il y a quelques heures, l’idée même de me rendre chez lui ne me serait pas venue à l’esprit, mais maintenant, je ne me pose aucune question et j’y vais sans plus tarder.
J’arrive devant la porte de M. Deschamps à deux heures de l’après-midi. Je me racle un peu la gorge, puis frappe avec le heurtoir. J’entends des pas descendre l’escalier à l’intérieur de la maison. Puis quelques secondes plus tard, un homme d’une cinquantaine d’année, avec de l’embonpoint, m’ouvre la porte.
— Monsieur Deschamps?
— Lui même.
— Bonjour monsieur, je me présente : Suzanne Martin. Je suis ici car j’ai appris que vous cherchiez une actrice pour votre film, et je suis très fortement intéressée par votre proposition.
— Bonjour mademoiselle. Entrez je vous prie.
Nous rentrons et nous asseyons dans son salon.
— Vous m’en voyez ravi! Figurez-vous que personne ne m’avait encore contacté pour cette annonce. Je commençais à désespérer, le tournage commence demain. Vous avez lu le descriptif du rôle à jouer?
Pour ne pas paraître idiote, je mens :
— Oui, oui, et il me convient parfaitement!
— Vraiment? Tant mieux pour vous si cela ne vous dérange pas. Quelle est votre expérience?
— Je suis comédienne au théâtre Saint Louis, vous m’avez peut-être vue? Je joue Iphigénie de Racine en ce moment.
— Non, je n’ai pas eu le plaisir!
Je suis amenée à lui jouer une scène d’Iphigénie, afin de lui montrer mon talent de comédienne. Il en est impressionné.
— Je suis désolé de ne pouvoir vous offrir qu’un second rôle dans mon film.
— C’est parfait, je réponds. C’est tout ce que j’espérais.
Nous discutons quelques minutes, puis il me donne son contrat à signer. Je le lis en diagonale. Il semble honnête, je le signe.
— Je vous dis donc à demain. Nous nous retrouvons au Château de la Villette en début de matinée.
— Oui merci beaucoup.
Je sors de chez M. Deschamps transformée. Je n’arrive pas à me faire à l’idée que ma vie ait complètement changée. Il y a quelques heures à peine, je courais après le temps pour arriver à la répétition sachant pertinemment que je ne serais pas acceptée. Tout est allé si vite depuis.
Je rentre une fois de plus chez moi, m’imaginant déjà au lendemain. Mon rêve se réalise enfin. Je puis le dire maintenant : je suis actrice de cinéma. Je me vois devant la caméra, telle la grande Gloria Mae, rendant jalouses toutes les femmes autour de moi. Je me vois déjà faire pleurer, faire rire le public dans les salles. Je me vois faire la une de la presse : « Suzanne Martin, la révélation de l’année ». Dès que les gens verraient mon nom sur l’affiche d’un nouveau film, ils se rueraient aussitôt pour prendre des places pour la première. Les photographes se concentreraient exclusivement sur moi, ils m’assailliraient de questions…
Je sors de mes rêves pour revenir sur terre, dans mon salon. Je profite de ma fin de journée pour faire le tour de ma garde-robe afin d’y choisir quels vêtements je mettrai demain, pour arriver au lieu de tournage. Ne sachant pas quel rôle je jouerai, je m’entraîne longuement devant le miroir à faire toutes les expressions possibles et imaginables. La colère, la tristesse, la jalousie, la déception, mettant ainsi à profit mon expérience au théâtre.
Après avoir mangé, je me décide à aller me coucher, il faut que je sois en pleine forme demain, pour le grand jour. Je règle mon réveil, le remonte, pour qu’il sonne bien demain matin et que je ne me fasse pas piéger comme aujourd’hui. Je puis donc m’endormir tranquille.
Quand je me réveille, je me sens en pleine forme. J’ai bien dormi, je me lève doucement pour prendre mon petit déjeuner et pour ensuite me laver. Puis, je m’habille et mets la tenue choisie hier. C’est une belle robe bleue qui ne m’allait pas, mais que je peux mettre depuis ma « transformation ».
Je me rends au lieu de tournage en taxi, mais auparavant, je marche un peu par pur plaisir. C’est tellement agréable d’attirer le regard des gens, mais cette fois pas pour ma laideur, mais mon élégance et ma beauté. J’indique ma destination au chauffeur et traverse la ville pour me retrouver au Château de la Villette une demi-heure plus tard.
J’ai déjà eu l’occasion de visiter ce magnifique lieu, mais cette fois, c’est totalement différent. Il y a beaucoup de monde, des acteurs, des techniciens, des maquilleuses, chacun ayant sa tâche propre, comme dans une fourmilière. Le lieu de tournage est comme je me l’imaginais : les projecteurs, les caméras, l’atmosphère y régnant. Tout.
Je cherche M. Deschamps, mais ne parviens pas à le trouver toute seule. Je demande alors à un technicien. Il m’indique l’entrée du bâtiment. Je m’y rends et trouve effectivement le réalisateur.
— Bonjour monsieur Deschamps.
— Mademoiselle Martin, ma sauveuse! Comment allez-vous?
— Très bien, je vous remercie.
— Allez donc voir votre maquilleuse, elle vous attend. Excusez-moi de ne pas vous accueillir plus longuement, mais nous avons déjà un peu de retard et j’aimerais que ça n’empire pas.
— Je comprends parfaitement, ne vous inquiétez pas. On se revoit tout à l’heure.
— Oui, à tout à l’heure.
Je vais dans la direction qu’il m’a indiquée et trouve assez facilement l’emplacement des maquilleurs et costumiers. J’ai l’impression d’être de nouveau dans une loge de théâtre. On y trouve les miroirs bordés d’ampoules, les dressings remplis d’une multitude de costumes, tous différents les uns des autres. Plusieurs actrices sont déjà arrivées, elles se font habiller et maquiller par les assistantes. Quand j’entre dans la pièce, quelques unes se retournent ou me regardent dans leur miroir. Je peux voir des expressions de surprise sur leur visage. Je reconnais certaines têtes qui ne me sont pas inconnues. J’ai déjà vu certaines de ces actrices dans des films au cinéma. Je suis tout à coup emportée par une vague d’angoisse, d’appréhension. Je vais me retrouver à jouer aux côtés de professionnels dans le domaine. Je n’avais pas songé à cela. Il ne faut pas que cela me perturbe. Si j’ai été prise, c’est que je le mérite, et que je suis tout aussi douée et belle que ces dames. Je me redresse pour me donner confiance.
Une femme, visiblement costumière, s’approche :
— Bien le bonjour! Vous devez être Mlle Suzanne Martin?
— C’est cela, oui.
— Je suis Isabelle, la chef costumière pour ce film. C’est moi qui vais m’occuper de vous pour aujourd’hui. Ne sachant pas vos mensurations, j’ai sélectionné plusieurs costumes dont un qui, à vue d’œil, devrait convenir parfaitement. Je vais vous le chercher.
J’attends quelques instants. Puis je la vois revenir avec une large robe grise, déchirée presque partout. À l’expression de grand étonnement de mon visage, elle me demande :
— Vous êtes bien la comédienne qu’Albert a embauchée hier en début d’après-midi?
— Oui, c’est bien moi.
— Alors, voilà votre robe pour jouer le rôle de la souillon.
Je n’en crois pas mes oreilles. Ce n’est pas possible. Je ne ferai jamais souillon avec un visage aussi… Je me regarde dans un miroir. Je vois avec horreur mes beaux cheveux blonds disparaître pour redevenir rêches. Mes yeux bleus redeviennent verts, mon corps longiligne prend des rondeurs. Je ne sais pas quoi faire, je me tourne vers la costumière : étrangement, elle ne semble nullement étonnée de ce qui se passe. Je ne puis retenir quelques larmes. Je cherche alors désespérément un mouchoir et je tombe par hasard sur la carte de visite que l’homme mystérieux m’avait laissée. « Charles Lenoir, hypnotiseur professionnel ». Tout s’écroule autour de moi. A ce moment, Albert Deschamps entre en disant :
— Alors, ma souillon est-elle prête?
Je reste sans voix, accompagnée seulement par le ricanement des actrices à mes côtés.