« Créer à l’université : pourquoi? Comment? Enjeux et devenir de la recherche création à l’Université Laval ». Ce titre de la journée d’étude qui a eu lieu en avril 2010 m’a interpelée en ce qui a trait à la recherche création réalisée par les étudiants de 2e cycle à l’École des arts visuels dans le cadre de la Maîtrise en arts visuels avec mémoire ((Dans ce texte, il est question de la maîtrise en arts visuels avec mémoire, la première à avoir été mise en place à l’École des arts visuels et qui porte sur la création.)) . Petit rappel : l’École des arts visuels est entrée dans le milieu universitaire à l’automne 1970; auparavant elle était désignée en tant qu’École des beaux-arts de Québec tout comme sa vis-à-vis de Montréal qui est devenue l’UQÀM. À l’époque, deux programmes de baccalauréat étaient offerts, l’un en arts visuels et l’autre en communication graphique. Les étudiants qui souhaitaient se diriger vers l’enseignement à la suite de leurs études de premier cycle pouvaient le faire en s’inscrivant à un certificat d’une année à la Faculté des sciences de l’éducation.
La maîtrise en arts visuels a vu le jour en 1992 et dès le départ, la recherche création en a été l’élément central. Cette maîtrise a accueilli de nombreux étudiants : une vingtaine par année. Faire des études de deuxième cycle en arts visuels est presque devenu la norme aujourd’hui à comparer aux années 1990 où cela était plutôt une exception. Les jeunes artistes qui font des études supérieures en arts visuels sont nombreux au Québec et ils ont l’occasion de se réunir annuellement depuis plus de quinze ans dans le cadre du colloque intitulé Rencontre interuniversitaire des étudiants de maîtrise en arts visuels regroupant ceux de l’UQÀM, de l’UQAC, de l’Université Concordia et de l’Université Laval. Ces Rencontres favorisent des échanges entre les étudiants et la mise en place de réseaux où chacun a la possibilité de rester dans l’actualité de la recherche création qui se fait au Québec.
Les études de 2e cycle en arts visuels à l’université permettent aux étudiants d’avoir un lieu privilégié pour développer leur pratique artistique, pour s’ouvrir à celles des collègues, pour faire l’analyse d’œuvres et de textes critiques, pour poser une réflexion sur leur pratique et la situer au regard d’une communauté artistique, etc. Pendant les deux années de leurs études, les étudiants disposent d’un espace de travail situé aux Ateliers du Roulement à billes, ce qui leur permet d’échanger avec les collègues et parfois même de collaborer à certains travaux de ces derniers.
Je suis professeure à l’École des arts visuels depuis une vingtaine d’années et j’accompagne des étudiants dans leur recherche création au 2e cycle. Ceux-ci arrivent avec des attentes et des projets qu’ils souhaitent réaliser dans un contexte académique. Pourquoi faire une maîtrise plutôt que de continuer à travailler seul? Cette question mérite parfois d’être posée, car il existe un écart entre ce que les nouveaux étudiants imaginent des études de 2e cycle et la réalité universitaire. Pour être brève, je pourrais avancer que la recherche création en milieu universitaire comporte certaines exigences dont celles de mener à terme un projet, de le présenter dans un espace public, mais aussi de poser une réflexion critique sur celui-ci. C’est ainsi que l’étudiant développe la théorie de sa pratique artistique qu’il est à même de partager et dont il peut témoigner dans le cadre de cours, de demandes de subventions ou d’expositions, etc.
La recherche création au 2e cycle se caractérise par la traversée d’un processus dont l’issue reste imprévisible jusqu’à la conclusion du projet, c’est-à-dire jusqu’à la toute fin des études. Elle se passe sur le terrain, dans l’action de l’atelier pris dans son acception large : atelier réel ou virtuel selon le type de pratiques. Ce qui caractérise la recherche création en arts visuels, c’est aussi la solitude du jeune chercheur qui doit initier ses projets et s’engager dans une recherche qui se réalise généralement individuellement. En étudiant à la maîtrise, celui-ci a l’occasion de briser l’isolement dans lequel il se trouve grâce à la jeune communauté de recherche à laquelle il participe, où chacun est invité à réfléchir sur sa pratique et à la partager. À leur arrivée à la maîtrise, les étudiants ont une pratique qu’on pourrait qualifier d’intuitive et les études avancées sont l’occasion pour eux de repérer leurs façons de faire de l’art et de nommer leur pratique, de trouver les affinités avec d’autres artistes, de découvrir les concepts et notions théoriques qui sous-tendent leur pratique et de dégager leur méthode de travail; cela a pour effet de mieux saisir les enjeux de leur travail et de composer avec ce qui était déjà là avant leurs études, mais par-dessus tout de développer une pratique réflexive et significative.
L’étudiant qui poursuit ses études dans un tel contexte est accompagné par celui qu’on nomme administrativement le directeur de recherche. La question de l’accompagnement m’intéresse depuis plusieurs années, c’est l’un des aspects importants de mon travail. Cela m’amène à constater l’exigence et la complexité de ce travail qui reste souvent dans l’ombre, mais qui suppose tout de même un engagement vis-à-vis de l’étudiant et de l’institution universitaire. Certaines publications récentes ont porté sur le processus de création et la méthodologie de la recherche création, pensons aux travaux de Pierre Gosselin et d’Éric Le Coguiec ((Pierre Gosselin et Éric Le Coguiec [dir.] (2006), La recherche création : pour une compréhension de la recherche en pratique artistique, Québec, Presses de l’Université du Québec.)) ou à ceux de Monik Bruneau et André Villeneuve ((Monik Bruneau et André Villeneuve [dir.] (2007), Traiter de recherche création en art : Entre la quête d’un territoire et la singularité des parcours, Québec, Presses de l’Université du Québec.)); d’autres publications ont traité de l’accompagnement : Paul ((Maela Paul (2004), L’accompagnement : une posture professionnelle spécifique, Paris, L’Harmattan.)), Boutinet ((Jean-Pierre Boutinet (2007), Penser l’accompagnement adulte, Paris, PUF.)), Lafortune ((Louise Lafortune (2008), Un modèle d’accompagnement professionnel d’un changement, Sainte-Foy, Presses universitaires de l’Université du Québec.)), Cifali et al. ((Mireille Cifali, Mariette Theberge et Michelle Bourassa [dir.] (2010), Cliniques actuelles de l’accompagnement, Paris, L’Harmattan.)), mais peu d’auteurs se sont intéressés à la question de celui ou celle qui accompagne les étudiants en recherche création.
Accompagner le jeune chercheur en art
Accompagner c’est « se joindre à quelqu’un pour aller où il va en même temps que lui », écrit M. Paul ((Maela Paul (2004), op. cit., p. 61.)) ; voilà l’une des définitions les plus simples et significatives de l’accompagnement. Qu’en est-il de l’accompagnement dans un contexte de recherche création à l’université? Il consiste à se « joindre » à un étudiant qui désire s’engager dans une recherche et avec lequel semblent se tisser certaines affinités. Ce travail est marqué par l’inconnu et l’imprévu du parcours emprunté par le jeune chercheur qui se réalise sous les yeux de l’accompagnateur, in situ. Rien n’est prévisible, ni les longs détours ni le choix des solutions lors de ce parcours.
Accompagner un étudiant en recherche création prend diverses formes selon les étapes qui pourraient se résumer ainsi : faire écho au travail, questionner, provoquer, encourager dans les moments difficiles, être à l’écoute, informer, faire des liens, relancer, analyser, transmettre, guider, etc. Ce travail se passe souvent à chaud, c’est-à-dire au moment même de l’expérience. Quant au mode d’intervention de l’accompagnement, il suppose une prise de risque car nul ne sait comment les commentaires de l’accompagnateur seront reçus par l’étudiant, surtout en début de recherche. Rendront-ils l’étudiant curieux, les recevra-t-il plutôt de façon négative, agiront-ils comme un tremplin ou le rendront-ils temporairement indolent? Voilà pourquoi l’accompagnement nécessite la mise en place d’une confiance réciproque ((Ibid., p. 135.)) afin de traverser les moments d’élan ou de chute. L’accompagnement suppose donc l’instauration d’un dialogue entre l’étudiant et celui qui l’accompagne, mais aussi entre ceux-ci et le travail artistique qui agit comme médiation ((Paulo Freire (1974), Pédagogie des opprimés. Paris, Petite collection Maspéro.)) . Au cours des deux années d’études que dure la maîtrise, j’ai été à même d’observer l’évolution des échanges portant sur le travail d’atelier ou sur les travaux rédigés pendant la scolarité : ils se raffinent, s’harmonisent et se transforment en dialogue autour du projet qui prend forme. Ainsi, l’écart s’amenuise entre la pratique et la réflexion.
Accompagner un étudiant en recherche création permet de développer une attitude d’attention et de réflexion sur le travail artistique en cours de réalisation ou réalisé ((Donald Schön (1994), Le praticien réflexif, Montréal, Les éditions Logiques.)) . La matérialité de l’œuvre donne une limite au regard et la réflexion fait écho à celle-ci. Accompagner, c’est aussi apprendre à flâner devant le travail et s’en laisser imprégner afin qu’il apparaisse sous un nouveau jour où la curiosité de l’étudiant est attisée. En d’autres mots, c’est l’occasion d’établir des liens entre les idées, les concepts et ce qui est là devant soi, c’est une façon d’accroître sa présence à l’œuvre en construction. Enfin, l’un des aspects importants que j’ai pu observer lors de l’accompagnement d’étudiants en recherche création est leur prise de parole et la découverte d’une voix singulière, la leur. À cet effet, écoutons une jeune chercheure en art à l’université :
« Soudain, naît légitimée la parole du praticien – cet artiste […] [–] de mener une recherche création pour trouver la parole et, faut-il le préciser, un certain type de parole. Une parole de praticien qui reste à définir, à modeler et pour laquelle il faut encore élaborer l’alphabet, la grammaire, la syntaxe. L’artiste chercheur doit « com-prendre », c’est-à-dire prendre possession du lieu d’origine et de naissance de ce besoin de parole. Car celle-ci, née de l’intérieur de la pratique, pour se projeter vers l’extérieur, et bien plus que cela encore, cette parole cherche à s’affranchir et à s’émanciper des discours extérieurs à la pratique de l’art ((Sophia L. Burns (2006), « La parole de l’artiste chercheur », dans Pierre Gosselin et Éric Le Coguiec [dir.], La recherche création : pour une compréhension de la recherche en pratique artistique, op. cit., p. 58.)). »
La parole ou la voix retrouvée sont donc liées au travail artistique; elles prennent forme au regard des idées associées au travail d’atelier. L’accompagnateur reste à l’écoute et tente de mettre en lumière les liens qui se tissent, se « bricolent ((Au sujet du bricolage, Lévi-Strauss écrit dans La pensée sauvage (1962, Paris, Plon) : « Mais il y a plus : la poésie du bricolage lui vient aussi, et surtout, de ce qu’il ne se borne pas à accomplir ou exécuter; il raconte […] le caractère et la vie de son auteur. Sans jamais remplir son projet, le bricoleur y met toujours quelque chose de soi. »)) » et se « racontent ». Ainsi, tel un « bricolage » des idées, la voix de l’étudiant chercheur en art se fait entendre et les mots choisis, trouvés, significatifs pour lui, deviennent communicables parce qu’ils font écho au travail artistique. Ce ne sont plus les mots des autres, les mots des livres, mais ceux qui sont associés à ce qui se trouve dans l’espace réel ou médiatique et à l’expérience du jeune chercheur. C’est cela, faire la théorie de sa pratique artistique.
Trouver sa voix dans la recherche création permet de passer d’une voix intérieure à une voix sociale et, par conséquent, de mieux comprendre sa pratique artistique et de pouvoir la communiquer aux autres. La recherche création comporte ses spécificités dont la plus importante consiste à construire des repères au fur et à mesure que le travail s’élabore. Elle est marquée par une prise de risques mais aussi par une audace qui donne une impression de vertige; c’est là que le directeur de recherche agit comme garde-fou dans son accompagnement de l’étudiant chercheur. Il y a donc un enjeu dans la recherche création, celui d’entrer dans un processus, de s’engager dans une expérience artistique sans filet et sans savoir où celle-ci entraînera le jeune chercheur. « L’enjeu consiste bien souvent à nommer ce qui échappe encore, à énoncer ce qui est à venir, mais aussi, pourquoi pas, ce qui n’a pas été retenu. En effet, les rebuts conceptuels, pour ce type de recherche, sont loin d’être inutiles et informent de façon indirecte sur la nature de l’objet à saisir ((Pierre Gosselin et Éric Le Coguiec [dir.], op.cit., p. 308.)) », écrit Le Coguiec.
Pour conclure
Accompagner des étudiants en recherche création en arts visuels, c’est être au cœur de l’action où ils articulent leur travail au savoir. Ceux-ci élaborent et construisent leur projet en tentant d’en comprendre les enjeux; par conséquent, ils se construisent eux-mêmes comme jeunes chercheurs artistes aptes à construire des projets qu’ils pourront mener à terme. Ils quittent le milieu universitaire moins naïvement que lorsqu’ils y sont entrés et dorénavant, ils doivent poursuivre leurs projets dans le milieu de l’art. Ils ont appris à poser une réflexion sur leur travail artistique et à en repérer les enjeux dont ils pourront témoigner lors d’expositions ou de demandes de subvention, par exemple.
Les étudiants en recherche création que j’ai accompagnés m’ont permis de développer la présence, la confiance et l’attention envers eux-mêmes et envers leur pratique artistique. Le processus qu’ils ont été amenés à traverser pendant leurs études leur a permis de s’approprier leur travail et d’en témoigner dans de nouveaux réseaux. En ce qui me concerne, j’ai appris dans cet accompagnement que je pratique la patience et la confiance envers les étudiants et leur travail; cela m’a permis de partager avec eux une expérience artistique dont les résultats ne se manifesteront qu’à la fin du processus.
Références supplémentaires
Francine Chaîné (2010), « L’accompagnement dans la recherche création en arts visuels», dans Mireille Cifali, Mariette Theberge et Michelle Bourassa [dir.] (2010), Cliniques actuelles de l’accompagnement, Paris, L’Harmattan.
Francine Chaîné et Anne-Marie Michaud (2009), « L’apparition du projet et l’accompagnement du trajet », dans Anne-Marie Émond, Alain Savoie, Francine Gagnon-Bourget, Pierre Gosselin [dir.], La recherche en enseignement des arts visuels, Montréal CRÉA, (p.15-22).
Francis Ponge (1961), Méthodes, Paris, Gallimard (Idées/ NRF).