J’ai lancé mon sac à dos dans la boîte du vieux Ford, où s’entassaient déjà des sacs de jute remplis d’orge. J’ai posé le pied sur l’essieu et suis montée te rejoindre. Le conducteur m’observait dans le rétroviseur. Tu m’as ignorée quand je t’ai salué. Peut-être ne sait-il pas lire sur les lèvres, ai-je pensé. Tu as allumé une cigarette, couché sur le dos, la tête posée sur un monticule de sacs d’orge. Tu en avais des grains dans les cheveux, des mèches noires collaient à ton front. Des gouttes de sueur couraient le long de tes tempes, et tu t’obstinais à ne pas les essuyer. Ton visage était sale et ton regard portait au loin, vers la ligne d’horizon qui frémissait sous l’effet de la canicule. Je me suis couchée le long d’un pan de la boîte du camion et me suis endormie.
Le conducteur du Ford s’est arrêté dans le sud de la Louisiane, près de Houma. Il faisait nuit et mon esprit était encore égaré dans les marécages du sommeil, je ne me souviens pas très bien de ce qui s’est passé par la suite. Je sais que nous sommes sortis de la boîte et que nous nous sommes mis à marcher, que tu avais un sac d’orge dans les bras, que les étoiles étaient claires et que la brise était presque fraîche. Nous avons marché ainsi, côte à côte et en silence, longtemps. Le silence était étrange, car obligé, et au début j’avais espéré pouvoir communiquer avec toi d’une manière ou d’une autre. Nous marchions, je ne connaissais pas ton nom, et j’ignorais si tu savais où tu te dirigeais. J’avais l’impression de te suivre, mais j’avais peur que tu aies, toi aussi, la même impression, et qu’au fond nous ne fassions que nous perdre ensemble.
Nous avons fini par apercevoir une maison, au loin, de l’autre côté des arbres aux troncs minces et pâles, desquels pendaient de longs feuillages. Dans l’obscurité, on aurait pu croire que de grandes algues étaient suspendues aux branches. L’air était chargé d’humidité, on entendait les grenouilles coasser. En m’approchant, je me souviens avoir remarqué que la lumière du porche vacillait sur le sol de terre battue. Des papillons de nuit s’agglutinaient à l’ampoule et valsaient frénétiquement en se cognant les uns contre les autres. Au bout du porche, une dame aux longs cheveux gris se berçait sur une chaise de bois. À chaque mouvement, on entendait grincer. Tu t’es approché d’elle d’un pas rapide, j’ai eu peur. J’ai figé. Tu t’es avancé vers la dame, avec ton dos large et ton sac d’orge. Elle ne semblait pas t’entendre. Lorsqu’elle a levé les yeux vers toi, elle a souri doucement. Tu t’es penché et tu lui as fait la bise. Tu as déposé le sac près de la chaise berçante et tu m’as regardée. Tu m’as fait un signe de la tête, comme pour m’inviter à venir vous rejoindre. La dame m’a souri et s’est lentement dirigée à l’intérieur de la maison. Elle claudiquait, la tête basse. Nous l’avons suivie.
À l’intérieur, les murs étaient recouverts de papier peint à motifs de palmier et ça sentait fort les épices. L’entrée donnait sur une petite cuisine, où le repas était servi. Nous nous sommes assis devant de grandes assiettes d’écrevisses, de jambalaya qui sentait le cari, d’olives vertes et de pains pitas grillés. La dame et toi ne parliez pas et j’ai fini par comprendre qu’elle était sourde, elle aussi. Elle m’apporta une enveloppe blanche, dont l’extrémité était déchirée. Elle la posa sur la table, en face de moi, et pointa la destinataire : Jeanne Henry. Elle me sourit, sortit un crayon de sa poche et me le tendit. Sur l’enveloppe, j’écrivis mon nom.
Tu mangeais rapidement, elle t’observait d’un œil attendri. De temps à autre, et peut-être malgré toi, tu poussais de petites exclamations de joie : quand tu avalais du riz au cari, tu faisais toujours le même bruit feutré et bref, en balançant ta tête vers l’arrière. Je mangeais à petites bouchées rapides, à la fois heureuse et embarrassée de me voir offrir un tel repas. Lorsque les assiettes furent vidées et que Jeanne débarrassait la table, tu m’as regardée longuement. J’étais mal à l’aise. Je ne savais pas où poser mes mains ni si je devais me lever et nettoyer les couverts. Comment remercier la dame? Mais surtout, serais-je obligée de m’inviter à rester dormir? Je ne voulais pas retourner dans la forêt d’arbres pâles à cette heure. Tu as alors posé ta grande main bronzée sur ma joue. Tes yeux étaient verts. Nous avons passé la nuit sur le divan-lit de Jeanne, sous des draps jaunis et brodés d’œillets. Notre hôtesse avait laissé une catalogne vert et crème sur le rebord de la table, au cas où la nuit serait fraîche. C’était inutile. Tout était si tiède et si humide, lorsque dans l’égarement du sommeil, tu posais la main sur mon ventre…
*
Nous passions nos journées sur le bayou, en silence, à bord d’une petite chaloupe à moteur. Tu m’avais montré à conduire l’embarcation et je prenais plaisir à naviguer entre les grappes de grosses fleurs violettes qui flottaient sur l’eau mousseuse. L’odeur piquante de la citronnelle nous suivait tout l’avant-midi, car on s’en badigeonnait toujours la nuque, le matin. Parfois, on voyait glisser un alligator à la surface de l’eau. Leurs gros yeux jaunes ne me faisaient pas peur. À bord de la chaloupe, on était en sécurité. Sur le bayou, rien de mal ne pouvait nous arriver.
De temps en temps, il fallait nous rapprocher du rivage. Tu tirais sur les fils de laine qui pendaient des plus grosses branches des arbres, puis tu remontais les casiers remplis d’écrevisses rouges et luisantes. Tes mains bougeaient lentement. Tu vidais les casiers au fond de la chaloupe et nous continuions notre route, la tête dans les moustiques. Quand le soleil se couchait, parfois, tu te mettais à chantonner. Des airs français ou belges, quelque chose comme Jacques Brel ou Charles Trenet. Peut-être n’avais-tu pas toujours été sourd… Peut-être une parcelle de ta mémoire entendait-elle encore, pour rien, peut-être ta mère te chantait-elle Quand on n’a que l’amour quand tu étais petit. Ton chant était enroué et grave, un peu nasillard, maladroit. Comme si toute ta voix s’écorchait sur ta pomme d’Adam, ne réussissait pas à se redresser et restait coincée entre tes mâchoires.
Le soir venu, nous vendions nos prises au propriétaire du marché, et nous apportions l’argent à Jeanne, qui nous en redistribuait une part à la fin de la semaine. Nous appliquions de la pommade sur les nouvelles piqûres de moustiques, puis nous nous endormions sur le divan-lit. Nous commencions la journée suivante en retrouvant la chaloupe à moteur.
*
Cette journée-là, le ciel était gris et nos cheveux étaient gonflés. Nous sommes partis sur le bayou sans enthousiasme. Tu t’étais installé à côté du moteur et j’ai compris que tu voulais conduire. Je n’ai pas rechigné et me suis assise à l’avant. Tu m’as tenu la main pour ne pas perdre pied, puis tu t’es allumé une cigarette. Tu l’as fumée rapidement. À la grande fourche, tu as tourné à droite. Nous n’étions jamais allés dans le détroit du lagon. Tu as rangé l’embarcation dans une petite baie. Tu as coupé le moteur et jeté ton mégot de cigarette à l’eau. Tu as pris ma main dans la tienne et tu fixais le sol. L’odeur de la mousse et de l’eau stagnante était forte. Tu t’es mis à pleurer.
Je me souviens avoir été surprise du bruit que tu faisais. Tu gémissais comme le vent qui s’écorche entre deux portes de grange, les journées de grand froid. Ton souffle avait le rythme des ailes de corneilles qui battent l’air. Les larmes coulaient jusque sur ton torse. Je t’ai observé et je n’ai rien fait d’autre. J’ai laissé toute la laideur du monde t’infester, et je comprenais que tu ne cherchais pas à l’éviter. Tu as pleuré jusqu’à ce que ton corps se recroqueville. Ta joue était posée sur le fond d’aluminium de l’embarcation et ta peine était devenue silencieuse. Grande écrevisse rouge, ta bouche était ouverte; tes yeux, fermés serré. La douleur crispait ton visage enflé. Elle dessinait des rides aux coins de tes yeux, jusque sur tes pommettes. La brise était morte et tout était immobile, on n’entendait qu’une lamentation étouffée parmi les bourdonnements des moustiques.
Tu as quitté la maison de Jeanne pendant la nuit sans que personne ne s’en rende compte. Tu as sûrement fait de l’auto-stop, et j’aime imaginer qu’une bande de hippies en camionnette t’ait pris sous son aile, ou que tu aies rencontré à nouveau l’homme en débardeur qui sentait mauvais, dans son vieux Ford bleu. Oui, tu as dû rencontrer cet homme et monter faire une sieste dans les sacs d’orge. Là, peut-être as-tu vomi, ou peut-être as-tu perdu connaissance. Enfin, quelque chose du genre, parce qu’il a fallu que l’homme en débardeur t’emmène à l’hôpital. Il n’a certainement pas attendu à l’urgence avec toi. Il a déposé ton corps inerte sur le pavé, tout près de l’entrée des ambulances. Tu as dû te réveiller seul dans un lit inconfortable, dans une chambre jaune pâle qui sentait le formol. Tu as probablement mangé de la compote de pommes à la petite cuillère. Tu as dû sonner plusieurs fois pour qu’une infirmière vienne faire ta toilette. Peut-être as-tu saigné du nez. Peut-être as-tu toussé jusqu’à cracher du sang, sûrement as-tu pleuré encore. Peut-être es-tu mort seul. Sans un bruit.
J’ai reçu la lettre de Jeanne trois mois après mon retour de Louisiane. Un papier quadrillé jauni, sur lequel le mot « Sorry » était écrit en grosses lettres. Elle avait joint ton signet funéraire. Une photo ovale de toi apposée sur un fond bucolique. Un soleil qui se couche sur un champ d’orge avec, au verso, un passage de la Bible.
Ce soir-là, seule dans mon lit, j’ai pleuré. J’ai essayé d’accueillir la tristesse comme tu m’avais montré la tienne, ce jour-là sur le bayou, en laissant la crasse se former au fond de mon ventre.