Les tapisseries en trompe-l’œil, vaste assemblage de fleurs inodores et de serins silencieux, je les regarde sans pouvoir bouger. La pièce s’éclaire peu à peu, et apparaissent sur des chaises qui me font face, en manière de procès, des hommes et des femmes au visage neutre, tiens, je reconnais là David et le proprio, puis des badauds que je ne saurais désigner, âmes de corridors maintenant rivées à un siège, détachées de leur habitat naturel et transitoire. Je sue. Je pense : je sue. Je pense : cernes sous les bras. Je pense : qu’est-ce qui se passe? Où suis-je? Pourquoi moi?
Le Toulousain me sourit. Il est assis à une table de biais, tout près de moi, je remarque qu’il s’est rasé enfin. Il rassemble ses notes en se grattant le menton.
« C’était une mauvaise idée, tout ça! » J’entends le cri, je ne peux dire d’où il vient. Un bruissement effleure la tapisserie derrière, mais je suis incapable de me retourner. Je suis figée. Une force invisible me tient droite. On me souffle à l’oreille vous ne vous en sortirez pas comme ça. L’erreur est fatale.
Mes paupières se ferment, je n’y suis pour rien. On dirait que les choses se passent sans moi. Je repense à l’histoire du Toulousain – le passage d’un continent à l’autre en un claquement de doigts –; comment suis-je arrivée ici? Des liasses de feuilles – théories et typologies – chantent sur la table près de mes mains, caressées par un courant d’air, et pourtant, pas de fenêtre. Un éclairage très fort. Mon front se plisse. Quelqu’un ne cesse de crier :
« Allez, arrêtez, ça ne fonctionne pas. »
Les mots de l’étrange personnage sont sans accent, mais péremptoires. J’interroge David du regard, le proprio; ils haussent les épaules.
Puis, un fracas survient.
Quatre hommes, huit pas sans rythme, aucune porte pour les faire pénétrer, ils sont là, tout simplement, ils fendent la foule, déposent d’un même geste leur chapeau sur la table, saluent le Toulousain et lèvent la tête vers moi. « On vous écoute », lâchent-ils ensemble. Les hommes en noir.
Mais la voix insistante me devance : « Vous vous trompez. Elle ne devrait pas avoir le droit de parole. »
Les cinq jurés font pivoter leur fauteuil, observent l’assemblée, rien. Devant le silence, ils reportent leur attention sur ma détresse, me fixent. J’ai bien conscience qu’on attend de moi un plaidoyer, mais l’événement improbable, cette foule imperturbable me musellent. Je bafouille. Que voulez-vous que je dise? David se lève, je le vois qui tente d’exprimer sa révolte, de me prêter main-forte, mais bien vite il se rassoit, faute de destinataire. On est venu m’écouter moi. Le plus petit des hommes en noir lisse sa cravate et reprend :
« Nous sommes réunis aujourd’hui pour établir la responsabilité de Madame Bérard dans la théorie de la non-fiabilité narrative. Les chefs retenus contre elle sont… »
L’homme disserte longuement sur les problèmes de ma recherche, pourquoi opposer l’inconscience à la volonté, pourquoi explorer la narration au je? « Vous avez une dernière chance de vous justifier », disent-ils. Or, je choisis de tenir tête.
« Je n’ai rien fait. »
J’essaie de me lever, le mouvement est impossible. « J’ai suivi vos instructions à la lettre, je n’ai rien fait de mal et vous le savez. »
« Objection, votre honneur! » Cette réplique résonne dans la salle, suivie d’un grand rire sinistre.
Les hommes en noir froncent les sourcils, je ne les ai jamais vus si déconcertés depuis que je les côtoie. Ils regardent autour d’eux à la recherche du trouble-fête. Ils semblent épris d’une grande nervosité. La foule, elle, reste de marbre.
« Objection, l’accusée ment! »
Une lourde rumeur se répand à travers les spectateurs. Les yeux s’écarquillent, les regards s’empreignent de panique. La tapisserie, les murs, le plafond deviennent suspects. Le Toulousain s’éclaircit la gorge :
« Où êtes-vous? Qu’entendez-vous par là? »
« L’accusée est un imposteur. Elle ne sait pas différencier le vrai du faux. »
Les cinq jurés en noir me regardent, sévères. J’avale de travers, je ne vois pas où est le crime. Je bégaie en tentant de formuler ma défense :
« Je. Je vous l’ai déjà dit, non? C’est écrit dans ma thèse. Je. Ma méthode est l’analyse de textes, je ne vous ai rien caché. Les narrateurs… non fiables à la première personne, je. »
« Elle ne sait pas de quoi elle parle! » renchérit le personnage.
« Décidez-vous! s’impatiente l’un des jurés. Ou bien elle ment, ou bien elle n’est pas consciente de ses faiblesses, allons. Soyez plus clair. Et puis d’abord, pourquoi diable savez-vous qu’elle cache la vérité? »
« Je lis dans ses pensées. »
Les hommes en noir, d’ordinaire peu loquaces, s’esclaffent subtilement. Il y a là de quoi rire, en effet. David esquisse un sourire en coin.
« Expliquez-vous, et surtout, montrez-vous! »
« Je ne peux pas… »
Dans un élan d’indignation, la foule de badauds se met à huer la voix qui cherche à tout prix à me discréditer. Celle-ci les fait taire aussitôt :
« Laissez-moi parler, dit-elle. Je suis un narrateur. »
« Et puis? Qu’est-ce que ça change? clament les badauds en furie. Nous le sommes tous un jour ou l’autre! »
« Oui, mais moi, c’est différent. Je suis un narrateur omniscient. »
David s’évanouit; il s’effondre sur le proprio, lequel s’arrache les cheveux en hurlant. L’omniscience, on ne voit ça que dans les textes; c’est ridicule. D’où il sort? Les badauds se rassemblent dans un coin de la salle, la frayeur les rend solidaires, je ferais n’importe quoi pour les rejoindre. Devant moi, les hommes en noir replacent leur chapeau sur leur tête et se renfrognent. Ils inscrivent frénétiquement des notes dans leurs carnets. Je réalise que mes jambes tremblent. Ma main est figée sur la poignée d’une mallette qui, je le jure, vient d’apparaître devant moi. Cette fameuse mallette des premiers jours. Elle s’ouvre sans résistance.
Le Toulousain se lève et s’empare du document couché à l’intérieur. Ses doigts émiettent la feuille toute fragile qui ressemble à un diplôme. « Vous avez échoué. » Ce seront ses derniers mots.
Des fiers-à-bras m’agrippent par derrière, je me débats. Où me laisseront-ils? Aux personnages non fiables on réserve l’hôpital ou la prison… Je voudrais m’adresser au narrateur. Le convaincre. Comprendre son motif, son intention. J’essaie de réfléchir à une diversion. Les théories de la non-fiabilité, tour à tour, me reviennent. Il doit bien y avoir un argument, une parole que je pourrais lancer pour semer le doute, le désordre, réclamer un sursis.
Pour éviter la mort.
L’erreur est fatale, et vous avez échoué. La critique des jurés. Pourquoi l’inconscience, pourquoi la volonté, pourquoi la narration au je. Pourquoi la narration au je?
« Messieurs, ne l’écoutez pas! lâché-je. Je fais fausse route, je me suis fourvoyée, ma thèse doit être recommencée. Messieurs, je vous en prie, ne lui faites pas confiance. Je viens de comprendre. C’est lui, c’est lui le coupable, c’est tout là le problème, messieurs. On ne peut pas se fier… au narrateur omniscient. »
Mais il est trop tard. On me bâillonne, on m’interdit de continuer. « Ce sont des calomnies », profère l’étrange voix. On me réduit au silence. On me remplace, sans plus attendre, par ce narrateur impossible, celui-là. Qui dira tout ce qu’il voudra et n’en pensera pas moins.