Franz Kafka
Journal
Paris, Grasset, 1965 [1954]
Le Journal de Franz Kafka est composé de treize cahiers in-quarto rédigés sur une période de treize années, soit de 1910 à 1923, bien qu’aucune entrée n’ait été écrite en 1918. La première année de la rédaction du journal est marquée par une grande assiduité du diariste, avec tout au plus des silences de quelques jours. Même si Kafka continue de rédiger régulièrement de longues entrées dans ses carnets en 1911, c’est à cette époque que s’installent de plus importantes périodes sans écriture, qui peuvent s’étendre sur plusieurs mois sans être toutefois consacrées à un projet littéraire. Les silences se font de plus en plus nombreux à partir de 1912; le diariste, qui prend très au sérieux la rédaction de son journal, sent le besoin de justifier ces écarts à sa pratique en évoquant notamment les activités culturelles qui l’accaparent : « Rien écrit pendant tout ce temps pour les raisons suivantes : j’étais brouillé avec mon chef […]; je suis allé plusieurs fois à l’usine; j’ai lu l’Histoire de la littérature judéo-allemande […]; enfin, j’ai eu beaucoup à faire avec les acteurs juifs » (p. 214-215).La fréquence et la longueur de ses entrées diminuent progressivement avec les années; cependant, il arrive que ces interruptions soient attribuables aux projets plus strictement littéraires de Kafka, qui se consacre notamment à l’écriture de nouvelles et de débuts de récits entre le 30 octobre 1916 et le 6 avril 1917. Les années 1920 et 1923 sont emblématiques de l’étiolement de la pratique diaristique, associées à un total de seulement trois notations.

Néanmoins, l’écrivain attribue explicitement plusieurs rôles à la tenue de ses carnets; dès 1910, il décrit son journal comme le lieu de la ténacité (p. 18) et mentionne « la force qu[‘il] gagne en [l’]écrivant » (p. 116). Le journal lui permet également de calculer les pertes de temps (p. 171) – entendre tout ce qui puisse le retarder dans son projet littéraire – qu’il est à même de constater par les nombreuses lectures qu’il fait de ses entrées. À la fin de l’année 1911, il relit même son journal en guise de rétrospective, qu’il juge ni bon, ni mauvais, mais dont la rédaction l’éloigne de « la source de [sa] propre création » (p. 193). Malgré cela, il insiste constamment sur la nécessité de régulièrement noter ses impressions pour leur faire gagner une nouvelle importance (p. 278), ce qui permettrait de les réinvestir dans une œuvre potentielle.

On constate rapidement que l’écriture du Journal de Kafka accompagne le projet littéraire de l’écrivain en devenir. Les carnets comportent une quantité relativement importante d’entrées plutôt intimes. Celles-ci sont plus souvent de brefs fragments qui témoignent du désespoir et des ennuis de santé croissants de l’écrivain – son état physique étant d’ailleurs selon lui le principal obstacle à son succès littéraire (p. 148). Il s’épanche aussi parfois au sujet de ses parents, de ses amies et amis (surtout à propos de Max Brod), de ses troubles amoureux, de ses rêves et de la guerre, mais rares sont les notes qui décrivent le quotidien. Le Journal sert en outre de réceptacle aux questionnements de Kafka. Il écrit abondamment sur sa recherche de la vérité, qui le préoccupe surtout dans les premières années de la rédaction de ses carnets. Cette question est d’ailleurs directement reliée à son désir d’écriture, car il mentionne sa difficulté à trouver un sentiment vrai à exprimer dans une œuvre (p. 32). L’écrivain poursuit sa réflexion artistique dans plusieurs entrées consacrées aux critiques, souvent sévères, de diverses formes d’arts (danse, opéra, théâtre, littérature) : « La pièce et la représentation étaient lamentables. Du premier acte, je n’ai retenu que le joli son d’une pendule » (p. 92). Le diariste émaille également ses carnets de citations et de notes de lecture qui semblent nourrir sa réflexion sur son œuvre en chantier.

C’est toutefois le projet littéraire qui traverse le journal avec le plus d’insistance, car Kafka n’est « rien d’autre que littérature » (p. 288); les diverses notes diaristiques donnent à lire ses réflexions sur la littérature, des événements qui jalonnent sa vie littéraire, sa pratique d’écrivain ou encore des fragments d’œuvres qu’il intègre à ses carnets. Les passages qui concernent les projets d’écriture en cours sont souvent brefs et expriment la difficulté à écrire et l’insatisfaction de ce qui est « achevé », par exemple La Métamorphose, qu’il a relue et  « trouve mauvaise » et qui lui inspire une « [g]rande répugnance », notamment en raison de sa « [f]in illisible » (p. 292 et 323). Le diariste dresse même une liste des raisons l’empêchant d’écrire, qui comprend, entre autres, sa situation familiale et son travail (p. 48), et justifie dans plusieurs entrées son incapacité à créer comme il le souhaiterait. Dans une entrée de 1914, l’écrivain a une sorte de prémonition de l’inachèvement qu’il associe à une « destinée [qui le] poursuit » (p. 406). En plus de copier des fragments d’œuvres dans ses carnets, notamment le premier chapitre de LAmérique, le journal est aussi le réservoir de diverses esquisses, dont l’une du Château, et de brefs récits à teneur autobiographique, souvent interrompus. Ceux-ci se confondent parfois avec le récit des événements du quotidien, alors que de nombreuses conversations sont transcrites sous forme de dialogues et que certaines scènes de la vie se transforment en des scènes quasi romanesques, le diariste précisant souvent l’atmosphère des lieux et apparentant les gens à de véritables personnages :

La jeune fille au café. Sa jupe étroite, sa blouse de soie blanche, vague et garnie de fourrure, son cou nu, son chapeau gris de même étoffe qui lui emboîte la tête. Visage plein qui rit et respire éternellement, regard bienveillant quoiqu’un peu affecté (p. 322).

En fait, les entrées sont de plus en plus marquées par l’étrangeté caractéristique de l’auteur et se muent progressivement en récits dont le diaristique et le fictif deviennent difficiles à départager. Les existences réelle et fictive de Kafka semblent d’ailleurs entremêlées, comme l’illustre cette confusion entre le personnage principal du Procès et lui-même : « Bien que j’aie écrit distinctement mon nom à l’hôtel, bien qu’ils m’aient déjà écrit de leur côté en mettant le nom exact, c’est Joseph K. qui est inscrit au tableau d’en bas. Dois-je les éclairer ou me laisser éclairer par eux? » (p. 540)

Le Journal semble ainsi avoir répondu à son rôle d’accompagner et de susciter le travail littéraire, malgré certains silences et son abandon progressif. En outre, l’écriture du fragment, l’une des caractéristiques les plus prégnantes du genre diaristique, correspond au projet littéraire de Kafka, qui n’est pas sans difficulté : « Comment puis-je espérer souder des morceaux pour en faire une histoire vibrante? » (p. 463) Le journal paraît à la fois avoir encouragé la création et l’inachèvement, qui semblent difficilement cohabiter, puisque l’auteur compare ses textes inachevés à des « récit[s] déjà définitivement condamné[s] » (p. 431). Mais il serait trop facile de qualifier ceci d’échec de l’écriture – ce qui ne rendrait pas justice à l’écrivain – et il semble que l’on peut certainement rattacher l’inachèvement à l’esthétique kafkaïenne. Il n’y a qu’à penser au Procès, mais aussi au Château, dont la « conclusion matérielle perd de son importance » puisqu’ « à partir d’un certain moment[,] tous les éléments du problème sont donnés ((Max Brod, « Postface à la première édition », dans Franz KAFKA, Le château, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1938, p. 517.)) ». Kafka n’a pas rédigé de chapitre final pour cet ouvrage, mais il a néanmoins dicté la conclusion à son complice de toujours, Max Brod, qui a jugé préférable de publier le texte dans son état inachevé.


[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

KAFKA, Franz, Journal, traduit et présenté par Marthe Robert, Paris, Grasset, 1965 [1954].

BROD, Max, « Postface à la première édition », dans KAFKA, Franz, Le château, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1938, p. 515-524.