« …devant de telles configurations narratives, le lecteur qui soumet l’hypothèse d’un univers réaliste devra admettre l’instabilité du narrateur. La non-fiabilité qui en découle est cependant le résultat d’une lecture progressive : la narration opère un mouvement et à mesure des transformations dans le récit le lecteur retient des signes pour appuyer ou modifier son hypothèse. Ces signaux textuels sont variés et Nünning (1998) en établit une liste non exhaustive dans laquelle il évoque les contradictions, les incongruités, les trous de mémoire, les répétitions malvenues, les marques d’engagement affectif, les adresses au lecteur, etc. »
Installés de part et d’autre d’une grande table en U, les hommes prenaient des notes dans leur carnet. J’avais l’impression de deux oiseaux affamés qui fourragent dans la pelouse à la recherche d’un festin. Le moustachu se raclait parfois la gorge timidement, mais sans plus. Pas un bruit dans la salle autre que mon discours; un silence de dissection. Ils sont restés muets comme des taupes, ou plutôt des carpes. On dit myope comme une taupe. Quoique les taupes aient tout intérêt, elles aussi, à rester discrètes.
« De tels procédés discursifs rendent trouble le rapport au monde entretenu par le personnage, mais ce faisant soulignent un problème de transmission narrative qui a le mérite d’attirer l’attention sur les capacités du narrateur, sur son implication personnelle dans les événements et sur son système de valeurs. Quelque part en chemin, le récit du narrateur trahit ses faiblesses ou ses défauts. Ne reste dès lors au lecteur qu’à sourciller… »
J’ai déposé ma thèse sur la table, je me suis surprise à en lisser la couverture à répétition avec la paume de ma main en attendant leur verdict, un geste de nervosité. Le plus gris des deux hommes s’est mis à taper du pied sur la marqueterie, selon un rythme d’abord lent puis plus rapide : l’agacement augmentait au gré de la lecture de ses notes. La confusion s’inscrivait froidement sur son visage, qu’il crispait avec exagération, on aurait dit, pour me transmettre un message, mais je ne savais pas déchiffrer encore ce genre de mimique; j’avais à peine conscience, déjà, de la raison de ma prestation devant eux. Finalement, il a craché d’un ton acerbe : « De quoi parlez-vous, nom de dieu? On ne comprend rien. »
« De quoi je parle? Mais enfin… vous m’avez fait venir pour mon diplôme, non? Je croyais qu’on voulait que j’expose mes théories. » Ils se sont consultés du regard, un brin exaspérés, mais au moins l’impatience, on était trois à la partager. Je ne pouvais plus compter les heures depuis qu’on m’avait assise sur cette chaise – de béton, on aurait dit –, dans cette pièce inquiétante aménagée comme un cube. Je sentais mes reins craquer, ma raison me répétait de partir, mais la tapisserie surchargée m’empêchait de déceler une porte pour m’enfuir. Évidemment, aucune fenêtre, aucune issue.
En fait, je ne saurais dire comment ils avaient fait pour me trimbaler jusqu’ici, avec quelle force ils s’y étaient pris, m’avait-on droguée, ça ne m’étonnerait pas. Il flottait aussi dans l’air, je l’ajoute pour l’anecdote, une odeur de sang séché; j’ai cru un instant qu’on m’avait peut-être blessée à la tête, ou alors que mon sens olfactif savait tout à coup discerner le parfum de ma peur. Mais non : le moustachu ne cessait de se gratter l’avant-bras, au point de se taillader la peau avec ses ongles. Comme quoi la tension était à son comble.
« Nous avons demandé un exposé sommaire sur votre méthode. Pas de logogriphe. »
Les deux hommes se sont levés et ont entamé une marche solennelle autour de moi. Je n’avais pas eu l’occasion encore de distinguer leur visage. Soigneusement rabattu sur l’arête de leur nez, leur chapeau cachait les traits de leur figure. Quel masque efficace, quoiqu’un peu absurde en fin de compte, si vous voulez mon avis.
« Oui, d’accord, un exposé de ma méthode. Mais la définition de sommaire est toute relative… On dit d’une thèse de trois cents pages qu’elle est plutôt sommaire dans certains départements. »
« Savez-vous, oui ou non, déceler le mensonge? C’est tout ce qu’on exige. »
« Eh bien, ça dépend de l’effort entrepris par le narrateur pour qu’on ne le démasque pas… »
« Si je vous dis que vous subirez d’atroces tortures, à moins de coopérer davantage, suis-je sincère ou est-ce que je mens? »
« Écoutez, ça ne fonctionne pas comme ça », ai-je lâché en tentant de me lever du siège sur lequel on m’a aussitôt forcée à me rasseoir. « J’ai fait des études en littérature, le saviez-vous? Je ne vis que par, pour et envers le texte. D’abord, il me faut des mots écrits. Je dois analyser le texte et ensuite je vous dirai si l’on ment. Écrivez-moi ce que vous venez de prononcer, ce sera plus simple. »
Pendant que le menton pointu tapait de sa paume sur le dossier de ma chaise en sifflotant, l’autre a arraché une feuille de son carnet et y a griffonné quelque chose. Il a ensuite laissé voleter sa note, qui a atterri à mes pieds. Je me suis penchée pour la ramasser, avec la crainte qu’on me saisisse la nuque pour abattre ma tête sur la table, un coup, deux coups, et le déluge. Sur le bout de papier, inscrit à l’encre peu sympathique : « Il ne faut pas rire de nous. »
Je savais, bien entendu, qu’ils ne mentaient pas.
Je me suis redressée et je leur ai recommandé d’aller reprendre leur place. J’étais prête à collaborer. « Mais avant », leur ai-je lancé, « j’exige quelques explications. » Sans rien dire, ils se sont approchés de nouveau, mais cette fois, pour me serrer la main.
Dans la cour de mon immeuble, au retour, un amas sur le sol a attiré mon attention. Deux masses foncées bougeaient par coups saccadés. Je me suis penchée pour y voir de plus près, sous le regard de mon proprio qui m’observait depuis la moustiquaire. Il me saluait en remuant ses lèvres comme pour me demander « et puis, fille? » Et puis quoi? Je soupçonnais qu’il fût resté planté devant la fenêtre pendant toute la durée de mon séjour en attendant ma réapparition. Je l’ai gratifié d’un signe de main avec un grand sourire pour taire sa curiosité; le moustachu avait été clair à ce sujet avant de me laisser partir. « C’est bouche cousue ou tu ne verras jamais plus ton diplôme, capiche? » La menace avait fait son effet. Dans la cour donc, comme un mauvais présage, deux merles noirs se disputaient un repas somptueux. Ils s’arrachaient les restes d’un cloporte, le ventre, les antennes, la carapace et tout et tout.