[information]Ce texte a été rédigé dans le cadre du séminaire Écrire en réécrivant à l’hiver 2014 à l’Université d’Ottawa, séminaire offert aux étudiants du 2e et du 3e cycles du Département de français par Christian Milat.[/information] [information]Hypotexte : Romain Gary, « Le mur », dans Les oiseaux vont mourir au Pérou, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1988 [1975], p. 183-188.[/information] Il neigeait fort ce matin-là. Tellement qu’on y voyait à peine à quelques pas devant soi dans la rue. Il faisait heureusement meilleur dans l’église, où j’étais venu chercher l’inspiration en cette fin de session apocalyptique. Je me recueillais en silence lorsque j’entendis prononcer ces mots derrière moi :

– L’endurcissement au péché traîne une mort funeste…

– … et les grâces du Ciel que l’on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre, répondis-je.

L’abbé Limat utilisait cette phrase secrète pour identifier sans se compromettre les étudiants du coin qui cherchaient à se procurer une ration de drogues miracles. Ces petites pilules vertes, dont l’abbé seul avait le secret, décuplaient les facultés mentales. Tenant le tuyau d’un ami (qui le tenait d’un ami), je désirais faire moi-même l’expérience de leur efficacité. Mais l’ami Limat distribuait ses hosties magiques avec parcimonie, car il tenait à garder un certain contrôle sur son petit commerce lucratif.

– Alors? me demanda-t-il, sur un ton méfiant.

– Il paraît que vous pouvez m’aider.

– Je peux aider beaucoup de gens. Tout dépend de ce que vous recherchez.

– Ça aide à écrire.

– Passons au confessionnal si vous le voulez bien. Nous y serons plus à l’aise pour discuter, enchaîna-t-il, tout en me signifiant du regard qu’il comprenait le but de ma visite.

Nous prîmes place à l’intérieur de l’étroite cabine, puis j’exposai mon problème :

– Je dois rendre un travail demain. Mais je ne sais plus quoi inventer et il me reste encore au moins la moitié du texte à écrire.

– De quel genre de travail s’agit-il?

– D’une nouvelle pour un cours de création littéraire. Tout le problème est là d’ailleurs. En temps normal, j’aurais trouvé un étudiant pas trop mauvais à plagier pour me sortir de ma panne d’inspiration. Mais il y a une limite aux énormités que je peux copier. Je veux dire… ils sont tous nuls en création. Archinuls, puisque nous sommes dans le secret de la confession…

– Moins nuls que vous, apparemment, puisqu’ils ont au moins réussi à produire quelque chose.

– Raison de plus pour me donner des pilules.

– Je doute que vous les méritiez. Je réserve d’habitude mes pilules à ceux qui sont véritablement en panne d’inspiration. Alors que vous refusez simplement de faire un effort. La preuve : vous avez déjà trouvé le sujet idéal pour votre nouvelle, mais vous ne pouvez même pas vous en rendre compte.

– Comment cela?

– Le plagiat…

– Je ne vous suis pas.

– Décidément… il faut tout vous expliquer. Vous commencez à m’agacer, mais je serai bon prince. Avant de vous mettre à la porte, je vais au moins vous raconter une histoire susceptible de vous intéresser. Elle porte justement sur le plagiat, si j’ose dire.

– Je préférerais de la drogue, si ça ne vous dérange pas.

– C’est une histoire et ensuite la porte, ou la porte tout de suite. Faites donc preuve d’un peu de discernement, pour une fois.

– Bon…

– Dans ce cas, voici mon histoire.

***

Avant de me retrouver ici, j’exerçais ma profession d’aumônier dans un petit village reculé. C’est ainsi que je fus appelé un jour à visiter une modeste ferme en pleine campagne écossaise, où une jeune femme demandait l’extrême onction. Ma première question en arrivant fut bien sûr de demander où se trouvait la mourante. Mais comme on allait me montrer la chambre, un homme arriva et me précéda à l’intérieur. On me dit que c’était le médecin. Je ne m’offusquai pas car, après tout, ce dernier pouvait peut-être encore faire quelque chose. « Il vient tous les jours depuis que ma femme est malade, m’expliqua le mari. Mais hier, il a paru très inquiet quand je lui ai demandé des nouvelles. C’est pourquoi je vous ai fait venir. On ne sait jamais. » La mourante étant entre les mains du gaillard que je venais de voir passer, probablement un brillant jeune homme fraîchement sorti d’une prestigieuse faculté de médecine, je concentrai mon attention sur le mari. « Laissons la science tenter sa chance une dernière fois. Parlez-moi plutôt de vous, en attendant. »

Le pauvre bougre parut d’abord réticent, mais de toute évidence, il avait besoin de parler à quelqu’un : je lisais beaucoup de détresse sur son visage. Il commença par m’expliquer comment sa femme était devenue l’une des marchandes les plus influentes de la région. Elle avait, à en croire son récit, exprimé, un bon matin, le souhait de faire autre chose que de la vaisselle et du ménage toute la journée. Le mari avait tout de suite refusé, bien sûr. Et on le comprend de ne pas avoir envie d’échanger les rôles avec sa femme. Mais cette dernière insista et finit par obtenir gain de cause. Il la laissa donc un de ces jours aller au marché à sa place pour vendre leur maigre récolte, persuadé qu’elle reviendrait sans avoir vendu quoi que ce soit et qu’alors elle retournerait à ses torchons et à ses balais sans plus jamais évoquer l’envie de gagner sa vie. Mais celle-ci – contre toute attente – releva le défi avec brio et devint une redoutable femme d’affaires. Tout le monde autour s’entendait pour dire qu’elle avait accompli quelque chose de remarquable et s’étonnait qu’elle ne soit pas tombée malade plus tôt. Car tout le monde était d’accord là-dessus aussi : si la bonne femme était entre la vie et la mort aujourd’hui, c’était parce qu’elle s’était littéralement tuée à l’ouvrage pour prouver à son mari qu’il avait eu tort de ne pas lui faire immédiatement confiance.

L’homme hésitait à se confier davantage. Je l’encourageai, mais il y allait à reculons, c’est-à-dire en commençant par nier tout. L’idée que le succès de sa femme puisse le déranger par exemple. Mais il finit par s’ouvrir. Il avoua d’abord une certaine jalousie et, au prix de multiples efforts de ma part, confirma ce que je redoutais, à savoir qu’il vivait une crise de solitude depuis que sa femme travaillait à l’extérieur. Des cris d’agonie provenant de la pièce d’à côté interrompirent ses confidences. Les murs de la maison étaient très fins. La réaction de l’homme me prouva qu’il était profondément affecté par les souffrances de sa femme. Pour cela, il devait avoir fait quelque chose de grave. Je veux dire quelque chose de vraiment grave. Quelque chose que l’Église n’admettait pas. « J’entends bien, mon fils, finis-je par objecter, mais, au fond, que cherchez-vous à me dire? » Mon intervention le surprit quelque peu. Mais il se ressaisit et poursuivit.

Il y a de cela quelques semaines, juste avant que sa femme ne tombe malade, l’homme avait en effet péché. Il commença à me raconter de quoi il en retournait, mais les cris de douleur de sa femme, qui allaient en s’intensifiant, l’en empêchaient. À chaque nouvelle plainte que son épouse poussait, l’homme s’interrompait pour tendre l’oreille et soupirait de plus en plus longuement avant de reprendre. Je n’eus aucun mal à imaginer de l’autre côté du mur la mourante en train de se tordre de douleur dans son lit, comme un diable dans l’eau bénite.

Un jour que sa femme était au marché, reprit finalement l’homme, il reçut la visite de la fille du fermier d’à côté. Il ne l’avait pas vue depuis… dix ans, croyait-il. Il eut donc du mal à la reconnaître, car elle avait bien grandi pendant ces années. Du haut de ses seize ans, elle cherchait du sucre pour faire des gâteaux. Elle avait des yeux « bleus comme la mer » ainsi qu’une « jolie petite bouche en cœur » – ce sont les mots du fermier, et non les miens. À en juger d’après ses petites mains délicates, elle ne travaillait jamais au champ et rarement dans la cuisine. « Ma mère dit que je suis une rêveuse, avoua l’enfant en haussant ses petites épaules, et que je ne ferai jamais rien dans la vie. » Bref, la jeune fille était d’une beauté « angélique » – démoniaque si vous voulez mon avis – en tout cas, vous reconnaîtrez à ce style la naïveté extrême de quelqu’un qui ne lit pas beaucoup. Ils restèrent ainsi de longues minutes à discuter de la pluie et du beau temps entre deux sillons du champ de patates. Puis la pluie interrompit leur conversation. Alors notre bonhomme invita sa voisine à rentrer chez lui pour se mettre à l’abri, car il ne voulait pas qu’une « si belle chose attrape froid ». C’est ici que l’histoire se corse, si j’ose dire, car, malgré les précautions louables du mari, l’averse soudaine avait complètement trempé la robe de l’adolescente de manière à révéler certaines… formes qu’il aurait mieux valu ne pas dévoiler à un regard aussi avide. Le fermier n’osait pas trop regarder, mais du coin de l’œil il pouvait voir « presque chaque muscle » se découper clairement sous le vêtement humide, auquel la peau collait. Il en était même venu à penser « que le temps s’était arrêté » – ce sont toujours ses mots et non les miens – en contemplant ces seins comme il n’en avait « jamais vu » sous le tablier de sa propre femme et ces hanches « d’une finesse divine ». De son côté, la petite paraissait faire exprès – comme possédée par un démon – d’attiser le désir qu’elle suscitait. Elle frictionnait ses membres, supposément pour les réchauffer. Mais la langueur exagérée de ses gestes trahissait des intentions impures que le fermier faisait de son mieux pour ignorer. C’était un moment « magique », semble-t-il. Après Dieu sait combien de temps de ce petit jeu, le mari invita finalement sa jeune amie à emprunter des vêtements secs dans les affaires de sa femme. À travers la porte fermée de la chambre conjugale, ils reprirent leur conversation : « Je crois que ces vêtements sont trop petits pour moi », se plaignit l’intruse. On l’entendait qui remuait les tiroirs. Finalement au bout de quelques instants, le fermier entendit la voix de son interlocutrice qui l’appelait à l’intérieur de la pièce pour lui montrer ce qu’elle avait choisi de mettre, ou plutôt de ne pas mettre. En effet, en pénétrant dans la pièce, le fermier découvrit son amie nue comme un ver. Et ce ver lui jetait des regards aguicheurs, auxquels personne n’aurait pu résister, selon le mari, pas même « le plus dévot des saints ».

Je vous laisse imaginer de quel péché notre mari est ensuite devenu coupable, mais vous conviendrez comme moi que cette histoire, somme toute banale, prouve bien à quel point les gens en mal de compagnie peuvent parfois singulièrement manquer de discernement. Hélas! Il s’en passe, chaque jour, des histoires du genre dans une paroisse, c’est moi qui vous le dis! Je trouvais dommage, en somme, qu’encore une personne se soit laissée prendre à ce jeu. Ce n’est pourtant pas si difficile de rester fidèle. J’allais me lancer dans mon sermon sur Dieu qui n’a jamais trompé personne, mais je me rendis compte qu’on n’avait plus entendu la femme du fermier depuis un certain moment. Était-elle morte? Je me dis qu’il valait mieux aller aux nouvelles avant qu’il ne soit trop tard.

Je cognai à la porte de la chambre. « Pas tout de suite », répondit une voix masculine de l’autre côté. Le médecin devait être en plein travail, et j’eus la vision du praticien auscultant et palpant la malade à l’aide de ses instruments neufs. J’allais redescendre pour ne pas les déranger quand j’entendis un nouveau cri étouffé, qui, cette fois, piqua ma curiosité et me donna envie de voir de mes propres yeux ce qui se passait derrière le mur de cette fameuse chambre conjugale. Je tournai lentement la poignée et poussai la porte. À l’intérieur, je distinguais mal ce qui se trouvait devant moi, car les rideaux empêchaient la lumière de pénétrer. Mais derrière, j’entendis le mari crier : « Copieuse! », et quitter la pièce en rageant. Puis une fois que mes yeux furent habitués à l’obscurité, je discernai non pas une, mais deux têtes sur l’oreiller et compris tout. La surprise et la honte qui flottaient sur les deux visages dans le lit (et les vêtements étalés négligemment sur le plancher) ne laissaient aucun doute sur la véritable nature de tous ces cris que le médecin avait fait pousser à sa patiente… J’étais face à un autre cas aigu de solitude et de manque total de discernement.

***

– C’est ça, votre histoire de plagiat? m’étonnai-je, scandalisé. Dites plutôt que c’était une belle perte de mon temps. Est-ce que je peux avoir des hosties magiques au moins, maintenant?

– Je continue de penser que le plagiat est un sujet digne d’intérêt pour votre nouvelle, puisque voici venir, dans le cœur des étudiants, la fin de la session. Mais, bon allez, ça suffit. Dehors!

 

Je reçus, quelques semaines plus tard, après avoir finalement remis mon travail, un appel de mon professeur. Tout en restant très évasif, il me demandait de venir le rencontrer aussi vite que possible. Cet homme-là devine tout. Je ne pouvais donc voir qu’une seule raison pour un tel coup de téléphone : il connaissait l’abbé Limat et avait découvert que cette histoire de plagiat, que j’avais finalement été obligé de raconter dans ma nouvelle faute de mieux, était justement… plagiée. Qu’est-ce qui m’a pris aussi de faire confiance à un prêtre qui vend de la drogue?

Je me trouvais désormais devant le bureau de mon professeur. J’envisageais le bilan de cet entretien… Ma crédibilité auprès de mes pairs : ruinée. Ma carrière universitaire : terminée. Mes chances d’obtenir un jour le Prix Nobel de littérature : anéanties. Avant même que j’aie le temps de rassembler mon courage, la porte s’ouvrit devant moi.

– Ah! C’est vous, Anatole. Bonjour, entrez. J’ai à vous parler de choses sérieuses.

– Avant que vous ne disiez quoi que ce soit, j’aimerais préciser que…

– Non, non, ne dites rien. Laissez-moi d’abord vous dire que je suis… comment dire… profondément désolé.

– Hein?

– Oui. J’aurais dû vous en parler avant.

– Me parler de quoi?

– Bon sang! Du fait que j’ai plagié votre nouvelle.

– Comment ça?

– À l’époque où votre travail m’est passé sous les yeux, j’étais sous la pression de mon éditeur pour produire une de ces nouvelles poignantes auxquelles je l’ai habitué. J’étais en panne totale d’inspiration. Je n’ai pas pu résister. J’ai trouvé votre idée de mur tellement amusante que je l’ai reprise à mon compte. J’ai appelé ça « Le mur », tout simplement.

– Ah. Ce n’est que ça. Ne vous en faites pas pour si peu, Monsieur Gyra. Je vous cède mes droits d’auteur. L’incident est clos.

– À merveille, Anatole. À merveille…