Élise Turcotte
L'Autobiographie de l'esprit
Montréal, La Mèche, coll. L'ouvroir, 2013.
Dans Autobiographie de l’esprit, Élise Turcotte explore le champ de sa propre création dans un objet littéraire touffu et diversifié où sont convoqués poèmes, extraits de ses lectures, photos, tableaux et plus encore. L’écrivaine nous invite dans son processus créatif présenté ici comme une architecture, une maison, « des structures de pont » (AE : 20). Un travail, en tout cas, qui relève de la matière imparfaite et du faire tâtonnant: « Je travaille avec les mots, parfois, ce n’est pas suffisant. » (AE : 39)

Si, dans l’avant-propos, l’écrivaine affirme qu’elle « tourne autour de ce monde en décrivant des spirales » (AE : 15), on peut reprendre la même figure en ce qui concerne cet ouvrage qui encercle l’acte créatif pour tenter de le saisir sous des angles inédits et des lumières rares. Le portrait qui en émane est un peu baroque, un « territoire halluciné » (AE : 64). Elle y revendique le pari « non-narratif » (AE : 58). J’ai pensé à Roland Barthes qui, à la sortie du Mobile de Michel Butor, écrivait : «… toute Littérature, même si elle est impressive ou intellectuelle (il faut bien tolérer quelques parents pauvres au roman), doit être un récit, une fluence de paroles au service d’un événement ou d’une idée qui “va son chemin” vers son dénouement ou sa conclusion: ne pas “réciter” son objet, c’est pour le Livre, se suicider. » (1964 [1962] : 183) Élise Turcotte fait le pari de se passer du récit pour nous présenter son édifice créatif.

Celui-ci est une maison habitable, mais baignée d’étrangeté comme ces petites boîtes de l’artiste Joseph Cornell que l’auteure évoque pour expliquer son entreprise. Mettre la création en boîte? Je dirais plutôt décrire un monde (et risquer ainsi de le définir) pour exposer ce qui se cache dans « le regard de la femme qui écrit » (AE : 46). Il y a de tout dans les boîtes d’Élise Turcotte : parfois des cailloux (AE : 46), parfois des traces d’animaux sauvages (AE : 109), parfois d’autres formes d’art. Mais la matière est à l’honneur. La création ne se veut pas un mystère dans le sens métaphysique du terme. Pour Turcotte, le poème n’est pas un canal entre le monde et l’inconnu englobant, il est la marche vers une langue qui habille (et habite) le mystère de soi (AE : 116). Une voix qui doit se « travailler dans la discontinuité » (AE : 117) pour être poésie.

En plus de la figure architecturale qui traverse l’ensemble du propos, l’écrivaine s’appuie sur la figure de la résistance pour parler de création. L’écriture devient alors une réponse à ce « constat d’absurdité » (AE : 88) qu’elle revendique comme sien. La création est un risque contre le confort, contre l’aveuglement et contre « le monde tel qu’il est » (AE : 121) : « C’est au creux de cette résistance que j’écris chaque mot, chaque poème, chaque tableau de chacun de mes livres. » (AE : 223) N’est-ce pas une arme qui est au cœur de la métaphore préférée d’Élise Turcotte, professeure de création? « Ton arc, tends-le, et n’attends rien d’autre que cette tension. » (AE : 30) Je me permets d’ailleurs une parenthèse pour souligner qu’un arc se bande et que cette homonymie nous rappelle que dans l’histoire de la littérature, la tension créative a été associée à un principe masculin. On ne peut que saluer le fait que les femmes écrivaines se réapproprient les outils et les armes, soient-ils métaphoriques. Il est d’autant plus intéressant que la tension soit revendiquée pour elle-même, laissant dans l’ombre la cible que le sens commun nous enjoint toujours d’atteindre.

C’est en refaisant le parcours de son écriture que l’écrivaine démontre comme cette tension, sorte d’équilibre précaire, traverse l’ensemble de sa démarche. Ce qu’elle cherche (et même ce qu’elle trouve) n’a rien de lisse ou de définitif. Comment s’étonner qu’à ses yeux la vérité, état compris comme étant dans la langue, soit souvent révélée par « les trous, les accidents, les vides » (AE : 108). Ce sont ces accidents de terrain qui permettent de dépasser la lecture en surface. Mais comment inviter le lecteur dans ce pari qui implique de « chercher des indices d’humanité » et de flairer « des traces, des pas » pour parfois pénétrer « dans l’ombre de la vérité » (AE : 109)?

Il faut, en tout cas, sortir d’une dynamique de lecture où toute première personne est assimilable à l’autoréférentialité (AE : 113) et comprendre le je comme « le début d’une histoire à raconter » (AE : 125). Du terme autofiction qu’elle trouve détestable, Élise Turcotte retient surtout qu’il est devenu, derrière ses allures inoffensives, l’argument pour discréditer une littérature majoritairement portée par des femmes. Ce livre revendique plus fort que jamais cette première personne dans une intimité souvent bouleversante. Turcotte évoque ses enfants ainsi que la mort d’un petit garçon survenue cette année-là, une mort dont on sent qu’elle pèse de tout son poids béton sur la plume de l’auteure. Elle évoque aussi l’abandon – « Le passé m’a tordu l’abandon, est-ce qu’on peut dire ça? » – et frôle la complexité de la sexualité dans des pages d’anthologie (AE : 196-198).

Rappelons que ce n’est pas la première fois qu’Élise Turcotte s’installe entre les genres et fait un pied de nez aux conventions de l’institution littéraire qui aime bien pouvoir vous classer dans une bibliothèque avec vos semblables. Ici, l’ouvrage explore diverses pistes, y compris graphiques, mais l’appeler scrapbook me semblerait trompeur. Je dirais plutôt que ce livre est une conversation à bâtons rompus qui, grâce à la spirale, nous permet de suivre cette femme-cerf aux yeux verts (AE : 13) sur les traces sauvages et domestiques qui forment sa maison.

Une maison faite avec des morts. Et beaucoup de choses vivantes.


[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

BARTHES, Roland, « Littérature et discontinu », Essais critiques, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points, 1964 [1962], p. 181-193.

TURCOTTE, Élise, L’Autobiographie de l’esprit, Montréal, La Mèche, coll. L’ouvroir, 2013, 230 pages.