Il suffit d’entendre le mot ruisseau pour retrouver l’enfance.
Un père emmène son enfant à la pêche. Ils y vont à pied, derrière la grange. C’est le soir et le père franchit la clôture à la limite du monde : il traverse du côté sauvage des choses. Ils vont vers ce bassin profond et poissonneux, dont les eaux se perdent sous les racines d’un arbre, au pied d’une grosse pierre. Pour s’y rendre, il faut traverser les aulnes mangés par le crépuscule. Le jour n’ose s’y aventurer, peut-être par crainte d’être retenu par les tiges noueuses. Une clarté souterraine y règne. Étrangement, on s’y sent chez soi. On est sous la voûte des feuilles comme en une maison, et le ruisseau y coule son chemin tranquille, égaré pour un temps hors du monde, creusant ce qu’il lui faut d’ombre pour de nouveau faire face au soleil.
Le fils, comme chaque enfant, est encore tout frais sorti de sa nuit natale : il la porte avec lui, la fuit comme il peut, orienté vers la lumière du père, dont il suit l’écho sourd entre les feuillages.
Le père lui montre à se faire silence : le moindre mouvement peut retourner les poissons dans l’ombre, et ce serait peine perdue ensuite d’essayer de les tirer de cette obscurité où ils naissent, étrangers aux remous des hommes. L’air ronronne, doux et régulier. On entend parfois le sursaut d’un lièvre ou le battement d’aile invisible d’une perdrix. Le père, des yeux, dit à son fils de bien le regarder, puis il met sa ligne à l’eau, attentif à ce léger frétillement qui, à l’instant où ça mord, le relie au monde, l’habite.
L’enfant suit du regard tous les gestes du père, comprenant qu’il s’agit là d’une cérémonie sacrée, qu’un jour la marche du monde dépendrait de sa capacité à les répéter, dans le même ordre, soumis à la même stricte observance, que ce jour-là il serait à la fois lui et son père, que le monde se passe ainsi d’un homme à un autre, à l’ombre des aulnes. Puis l’enfant commence à trouver le temps long. Accroupi dans la terre noire, à ne rien dire, il attend que le mystère enfin se dévoile. Soudain, surgi de cette eau sans fond, le miracle apparaît sous la forme d’une truite qui bondit sur la berge. Son ventre blanc se tord comme une petite flamme. Le père la saisit et la confie à l’enfant.
Et tout est dit. Le voilà poète.