Un créateur lucide devrait […] posséder une connaissance de l’héritage qui appartient à sa tradition, tout en affirmant une unicité ou une authenticité, attitude qui peut aussi être qualifiée par le terme d’ « originalité ». […] J’entends, bien entendu, cet héritage comme un espace non linéaire où les œuvres s’éclairent les unes les autres comme les étoiles se répondent mutuellement dans le ciel constellé qui est le leur.
Kateri Lemmens, « L’originalité : entre innovation et tradition ((Kateri Lemmens (2001), « L’originalité : entre innovation et tradition », dans Christiane Lahaie et Nathalie Watteyne [dir.], Lecture et écriture : une dynamique. Objets et enjeux de la recherche en création littéraire, Québec, Éditions Nota bene, p. 233.)) »
Pour y réfléchir explicitement (à propos de la structure tripartite)
La présentation en deux temps d’une thèse en création littéraire, soit la création d’abord et la théorie ensuite, a longtemps été la façon naturelle de faire les choses aux études supérieures en création littéraire à l’Université Laval. Elle semble être devenue aujourd’hui insuffisante : même si l’on peut deviner que la création et la théorie sont liées entre elles, une thèse en deux parties dont la deuxième ne traite pas explicitement de la première ne fait pas nécessairement état de la complémentarité des deux démarches. Il me semble que, dans un tel cas, les exigences de la recherche-création ne sont pas suffisamment approfondies. Je propose donc, pour remédier à ces lacunes, d’explorer une avenue déjà empruntée par les doctorants de certaines institutions — comme l’Université de Sherbrooke —, mais qui n’est pas encore (très) répandue au Département des littératures de l’Université Laval, soit celle d’une thèse en trois parties; cette structure tripartite semble idéale pour rendre compte de tous les enjeux de la recherche-création au doctorat en études littéraires.
Dans cette troisième partie à la thèse, l’exercice est de mettre en lumière les liens qui se tissent entre le projet de création et l’étude théorique. Puisqu’il s’agit d’une posture que j’ai pris le parti d’adopter, je la déclinerai ici à partir de ma propre expérience et de ma compréhension et de mes motivations idiosyncratiques quant à la recherche-création en études littéraires. J’entends donc me servir, dans cette troisième partie de ma thèse, de ma pratique comme « point d’ancrage pour réfléchir à un phénomène [littéraire] ((Monik Bruneau et Sophia L. Burns (2007), « Chapitre 4. Se faire praticien réflexif : Tracer une route de recherche en art », dans « Partie 1. La recherche création en art : Un territoire de recherche à conquérir », dans Monik Bruneau et André Villeneuve [dir.], Traiter de recherche création en art : Entre la quête d’un territoire et la singularité des parcours, Québec, Presses de l’Université du Québec, p. 170.)) », et cette réflexion sur le phénomène me ramènera à ma propre pratique de la création. On verra dans cette troisième partie que les deux démarches se nourrissent mutuellement, que le mouvement est cyclique, si l’on veut. Les constats auxquels j’arriverai au terme de la réflexion théorique influenceront mon activité de création, et celle-ci influencera mon jugement critique. Si cette démarche semble aller de soi, je propose que l’on regarde plus attentivement ce que cette posture implique.
Monik Bruneau et Sophia L. Burns ont établi, dans un chapitre de l’ouvrage collectif Traiter de recherche-création en art, une typologie des profils de recherche-création. Elles séparent les orientations possibles en sous-ensembles, qui sont à leur tour divisés en profils spécifiques. Celui qui correspond dans les grandes lignes à ma pratique de la théorie dans le contexte particulier d’une thèse en création littéraire serait le profil qu’elles appellent « Théoriser une pratique » et qu’elles situent dans le sous-ensemble des études de pratique. Elles définissent le profil ainsi :
Dans une étude de pratique, la création est le contexte dans lequel se trouve l’objet d’étude : le savoir du praticien. […] L’enjeu varie : comprendre, innover, transformer une pratique dans son sens large. On ne souhaite pas plonger dans sa pratique, mais l’observer par l’intermédiaire d’autres praticiens, pour en dégager du sens. La pratique de création, d’interprétation, de formation demeure un lieu, un contexte, le territoire d’observation du chercheur. L’objectif est d’offrir une compréhension évidente et intelligible d’un phénomène tout en prenant comme appui la création artistique ((Ibid., p. 171-172.)).
Bruneau et Burns envisagent le format d’une telle thèse comme étant plutôt traditionnel et distinguent ces études de pratique d’une véritable recherche-création, qui répondrait à d’autres critères selon elles. En ce qui me concerne, puisque ce profil correspond à la façon dont j’envisage la partie théorique de ma thèse en création, je souhaite l’intégrer réellement aux profils de recherche-création en l’insérant dans une démarche d’ensemble. Bruneau et Burns ajoutent que, dans une telle étude de pratique, « tout en ayant de façon incontournable besoin de la création, la pratique n’en constitue pas l’objet d’étude, mais le contexte et le pigment de la problématique qui se dessine. La pratique permet de saisir la globalité d’un phénomène ((Ibid., p. 171.)). » La création, dans cette optique, devient un lieu d’investigation qui ne se retrouve pas comme tel dans la thèse. Or, c’est à ce moment que je m’éloigne un peu de la position de ces deux auteures; j’envisage la thèse en création comme un enchaînement de trois démarches : d’abord la création, puis l’étude de pratique, puis la réflexion sur le lien entre les deux démarches. Ma posture de recherche-création est donc plurivoque; cette posture s’apparente à la théorisation d’une pratique tout comme elle s’apparente à la pratique de la théorie, mais elle s’éloigne par le fait même de ces deux profils possibles — eux aussi examinés par Bruneau et Burns. Elle s’en éloigne parce que l’étude théorique ne parle pas explicitement de la création et parce que la création n’est pas le résultat de l’étude théorique. Il ne faut pas non plus voir la relation entre les deux parties en termes de conformité ou non à la théorie, c’est-à-dire que la pratique ne cherche pas à s’ajuster à certaines théories examinées dans l’étude.
Concrètement, il n’est pas question, dans le cas que je propose, de reléguer l’étude théorique à une étape postérieure à la démarche de création : même si l’étude théorique s’écrit habituellement avec un léger décalage par rapport à la première démarche, l’intégration des deux parties dans une même thèse nécessite que la recherche s’effectue en temps réel par rapport à la création. Je me permets de préciser que la proposition d’un projet de thèse et le succès de l’examen de doctorat, qui sont des étapes obligatoires vers l’obtention d’un grade, obligent d’entamer les recherches théoriques dès le début du parcours doctoral; comme il faut y présenter de façon rigoureuse autant le projet de création que le projet théorique, la recherche doit avoir été largement entreprise pour mener à bien l’exercice. J’ai appelé la création, plus tôt, un « lieu d’investigation », et c’est ainsi que l’expression prend tout son sens : l’étude théorique cherche à comprendre quelque chose qui existe et transparaît dans la pratique, et la pratique constitue tout à la fois le pigment de la problématique, comme l’appellent Bruneau et Burns, et une autre façon de comprendre le phénomène qui intéresse la création et la réflexion théorique. Le phénomène sera doublement « examiné » dans la thèse. D’abord, la création s’y intéressera par la perspective de l’écriture; ensuite, l’étude théorique le considérera du point de vue de la lecture critique et savante — pour ne pas dire intellectuelle.
C’est dans une troisième partie de la thèse, donc, que se verra illustrée le mieux la posture plurivoque de recherche-création dont je me doterai. Il ne s’agit pas là de tenir une réflexion générale sur la définition de la littérature, par exemple, ou encore sur l’acte d’écriture dans tout ce qu’il peut avoir de métaphysique ou d’ontologique — d’autres l’ont fait déjà, et je pense entre autres à Jean-Paul Sartre ((Jean-Paul Sartre ([1948] 1985), Qu’est-ce que la littérature?, Paris, Gallimard (Folio essais).)), d’une part, à Marguerite Duras ((Marguerite Duras ([1993] 1995), Écrire, Paris, Gallimard (Folio).)), d’autre part, et à bien d’autres encore. Cette troisième partie de la thèse vise à rétablir l’équilibre entre les deux postures en les fusionnant en une seule, plurivoque, polysémique même, une posture de recherche-création dans le sens fort du terme. Et c’est là l’un des critères les plus importants d’une telle démarche d’équilibriste, comme l’ont d’ailleurs affirmé Bruneau et Burns :
Chacun de ces pôles (théorie, pratique) appelle à l’équilibre, car une attention trop grande du chercheur à l’un de ces pôles risque d’aboutir à un malaise souvent exprimé par les praticiens au doctorat. Par ailleurs, l’absence de choix […] conduit aussi à une incompréhension, à une ambiguïté ou à un glissement qui pourrait discréditer sa recherche. En recherche création, par exemple, il importe que le lien de signification entre la réflexion théorique et la pratique artistique ou éducative soit maintenu ((Monik Bruneau et Sophia L. Burns (2007), « Chapitre 2 : À la conquête d’un territoire de recherche en art : enjeux épistémologiques », dans « Partie 1. La recherche création en art : Un territoire de recherche à conquérir », dans Monik Bruneau et André Villeneuve [dir.], Traiter de recherche création en art : Entre la quête d’un territoire et la singularité des parcours, Québec, Presses de l’Université du Québec, p. 73.)).
C’est donc de ce lien significatif dont il sera question dans la troisième partie de la thèse, où je tenterai de réfléchir à ma création de l’intérieur.
Lire pour être original, dans un contexte particulier
J’ai placé en exergue à cette courte motion un passage tiré d’un article de Kateri Lemmens portant sur l’originalité, concept qu’elle fait précéder d’une condition essentielle, c’est-à-dire la « connaissance de l’héritage qui appartient à sa tradition ((Kateri Lemmens (2001), art. cit., p. 241.)) »; c’est que, à mon avis, la troisième partie de la thèse peut être le lieu d’une réflexion sur sa propre quête de l’originalité littéraire, quête que le doctorant mène à travers la connaissance non seulement d’œuvres d’autres auteurs, mais aussi à travers la lecture des critiques et théoriciens qui s’intéressent à la question qui se trouve au cœur des deux démarches. Bien sûr, il ne s’agit pas de la seule avenue possible. Néanmoins, le postulat que la lecture littéraire nourrit l’écrivain n’a plus à être démontré. C’est son corollaire qui est moins couramment admis. D’aucuns tentent en effet de faire valoir que la connaissance théorique nuit inévitablement à la pratique de l’écriture qui devient, que sais-je, trop consciente d’elle-même, de ses mécanismes et procédés, et quoi encore… On aura deviné que je suis de l’avis contraire et que, tout comme Nathalie Watteyne, je crois que la lecture « fait partie du processus créateur ((Nathalie Watteyne (2001), « D’un désir singulier à la prise en compte d’une tradition : positions et perspectives du lecteur », dans Christiane Lahaie et Nathalie Watteyne [dir.], Lecture et écriture : une dynamique. Objets et enjeux de la recherche en création littéraire, Québec, Éditions Nota bene, p. 17.)) ». Non seulement elle fait partie du processus créateur, mais elle m’apparaît essentielle surtout pour les écrivains et aspirants écrivains qui inscrivent leur démarche dans le contexte particulier des études supérieures. Il y a en effet de grandes différences entre l’acte créateur selon qu’il se déploie à l’université ou pas, ce qu’André Marquis a relevé déjà :
Curieux paradoxe : puisque les objectifs de la formation universitaire ne correspondent pas du tout à la logique du marché du livre, un mémoire (ou une thèse) pourrait être accepté à l’université et refusé par tous les éditeurs. D’ailleurs l’université ne prétend pas former des écrivains et, pour être publié ou, tout simplement, pour écrire un livre, un auteur n’est pas tenu de fréquenter l’université. Si un auteur désire un encadrement universitaire, c’est qu’il souhaite approfondir sa réflexion sur l’écriture en général, prendre conscience de son processus d’écriture, recevoir des rétroactions en cours de production et obtenir, bien évidemment, un diplôme ((André Marquis (2001), « Fragments d’un art directif », dans Christiane Lahaie et Nathalie Watteyne [dir.], Lecture et écriture : une dynamique. Objets et enjeux de la recherche en création littéraire, Québec, Éditions Nota bene, p. 142.)).
Comme mon objectif n’est pas de montrer la disparité entre ces deux démarches d’écriture, je vais m’abstenir d’en dire davantage sur le sujet. Reste, il me semble — et j’emprunte ici les mots de Jean-Noël Pontbriand —, qu’on « ne peut […] légitimer la présence de programmes universitaires en création littéraire que dans la mesure où il est possible de démontrer que l’orientation de tels programmes conduit au-delà du simple passe-temps et permet à ceux qui les fréquentent d’être véritablement initiés à une pratique sérieuse autant de la lecture que de l’écriture de textes littéraires ((Jean-Noël Pontbriand (2001), « L’enseignement de la création littéraire : sa légitimité, son lieu privilégié d’expression, ses recherches », dans Christiane Lahaie et Nathalie Watteyne [dir.], Lecture et écriture : une dynamique. Objets et enjeux de la recherche en création littéraire, Québec, Éditions Nota bene, p. 122.)) », ce qui revient, en quelque sorte, à ce que j’ai énoncé quelques lignes plus haut.
Si ce que je propose, c’est-à-dire une thèse en trois parties, semble à la fois relever de l’évidence, parce qu’une telle structure permet de rendre compte de tous les aspects de la recherche-création à l’université, et transcender le statu quo de la thèse en deux parties, c’est peut-être parce que nous sommes en effet sur la bonne voie et que nous arriverons à dissiper le malaise dont parlent Bruneau et Burns ainsi qu’André Villeneuve ((« L’université propose des programmes d’études avancés où l’option recherche création est disponible, mais un doute persiste quant à la pertinence de ce volet de recherche, car, pour les chercheurs plus “classiques”, ce n’est pas vraiment de la recherche et, pour les praticiens, ce n’est pas vraiment de la “création”. On peut faire une thèse en création, mais… » Monik Bruneau et André Villeneuve (2001), « Introduction », dans Monik Bruneau et André Villeneuve [dir.], Traiter de recherche création en art : Entre la quête d’un territoire et la singularité des parcours, Québec, Presses de l’Université du Québec, p. 2.)), un malaise qui persiste et que l’on peut presque tâter dans les séminaires méthodologiques, par exemple, où cohabitent des étudiants qui ont choisi un parcours de recherche-création et ceux, non moins créatifs, qui ont plutôt opté pour un parcours de recherche au sens plus traditionnel du terme. En l’absence d’un modèle satisfaisant de thèse répondant et aux exigences académiques de l’université et aux exigences plus souples, dirons-nous, de la recherche-création, c’est cette nouvelle forme de cheminement que je voulais proposer ici. Une thèse en trois parties, qui permet à la création d’être création, à la théorie d’être théorie, et qui réconcilie ces deux champs du savoir trop longtemps tenus à l’écart par l’institution, mais aussi par ses intervenants et par les plus ardents défenseurs de l’une et de l’autre de ces postures. Ce que j’espère, entre autres, des échanges qui naîtront des textes qui seront publiés dans Le Crachoir de Flaubert, c’est qu’ils nous fournissent non seulement de nouveaux modèles, mais, surtout, qu’ils permettent aux doctorants en création littéraire de participer activement à l’élaboration de ces nouveaux modèles.