Nicolas Dickner Le romancier portatif. 52 chroniques à emporter Québec, Alto, 2001.
Permettons-nous une généralisation: la modernité en littérature a mené à la création de mythes tenaces sur la nature de l’écrivain et sur son rôle dans la collectivité. Pensons au poète « prophète » guidant les masses ou encore au poète « maudit » exclu et tourmenté. Avec Le romancier portatif, recueil de chroniques publiées dans l’hebdo culturel Voir de 2006 à 2011, Nicolas Dickner propose une déconstruction aussi systématique que pertinente de cette vision romantique (et romancée) de l’écrivain, lui redonnant ainsi une salutaire dose d’humilité. L’avant-propos de l’auteur insiste sur la nature sociale de la littérature, où l’écrivain ne constitue qu’un des maillons de ce phénomène qui réunit une institution, une industrie et, bien sûr, des lecteurs. À partir du récit d’anecdotes sur ses activités professionnelles ou sur ses loisirs, Dickner parvient admirablement à se projeter dans les multiples rôles de l’écrivain. Le romancier portatif se lit alors comme une réflexion nuancée et enrichissante non seulement sur la création littéraire, mais aussi – et surtout – sur la lecture en tant que phénomène individuel et social.
Dickner s’attaque par-dessus tout aux mythes de l’originalité et du génie de l’écrivain. Le tout premier texte, « Devancer les éboueurs », qui s’ouvre comme son premier roman, Nikolski, avec l’arrivée d’un camion à ordures, avance que l’écriture est recyclage de citations, d’idées, d’artifices narratifs, de métaphores, de mythes littéraires. Constat qu’il renforce dans « Chacun son site d’enfouissement » qui traite des livres jetés aux poubelles. Dans d’autres chroniques, à l’instar de Noah l’archéologue spécialiste des déchets dans Nikolski, il fouille les bibliothèques de ses parents et amis, les malles de son débarras ou les poubelles remplies de livres afin de déceler des effets de sens inédits. Un tel fétichisme du livre rappelle celui du narrateur de son premier roman qui croule sous les livres dans sa bouquinerie. Son parti pris pour les formes du recyclage explique aussi l’ambivalence de Dickner quant à l’industrie du livre qui reconduit généreusement les mythes sur l’écrivain (au détriment du texte) générateur d’œuvres puisées dans son originalité intrinsèque. S’amusant à décortiquer les communiqués de presse que reçoit le Voir pour la rentrée littéraire, il relève la surabondance d’adjectifs comme « exceptionnel » ou « singulier » à partir desquels il ironise : « rien n’est plus commun que la rareté » (RP : 41). Ce recours aux livres désuets semble un contrepoids à la mémoire courte de l’industrie. Au culte de la nouveauté duquel Dickner se méfie s’ajoute également celui de l’écrivain dépositaire du savoir et de la vérité. Les récits de ses participations à des Salons du livre, des séances de dédicace, des conférences scolaires ou des entrevues insistent généralement sur son inconfort quant à « cette manie de vouloir des écrivains plutôt que des œuvres » (RP : 111). Modeste, Dickner rétorque que « le bon écrivain se reconnaît à sa capacité d’interroger, de susciter l’incertitude » (RP : 178). C’est pourquoi il reste aussi circonspect sur son propre processus créatif, se contentant d’exprimer des réflexions sur grammaire normative, la sémiotique du paragraphe, la continuité narrative ou sa dépendance à l’imparfait de l’indicatif. Le travail d’écrivain, de ce point de vue, se situe dans les détails de la matérialité du langage que Dickner associe à la « plomberie » (RP : 55) ou à une « chaîne de montage » (RP : 111), davantage que dans les idées, la psychologie ou l’émotion. Écrire tiendrait alors du jeu (il se dit fanatique de casse-têtes) plutôt que de la « nécessité existentielle », motif récurrent dans le paradigme romantique.
L’idée de « la mort de l’auteur » qu’évoque implicitement Dickner, quelque 40 ans après que Roland Barthes l’a annoncée, n’étonne plus autant de nos jours. Par contre, la position d’écrivain en tant que lecteur qu’adopte Dickner mériterait selon moi plus ample considération. De nombreuses chroniques portent sur ses « manies » qui témoignent de la place préopondérante de la lecture dans son quotidien: la lutte contre la télévision, le désir de lire le roman avant de voir le film, sa tablette d’ouvrages « à lire » surpeuplée, son « livre de table à café » « lu par personne, feuilleté par tout le monde » (RP : 73), son envie de jeter un livre ennuyeux dans la boîte de recyclage, son séjour à la librairie City of Books, ses défis de lire des briques, etc. Certes, il énumère aussi son panthéon d’auteurs, particulièrement les oulipiens Perec, Queneau et Calvino, de même que Borges, Melville, Vonnegut, Zola, Neal Stephenson, William Gibson et Jacques Ferron, créant en quelque sorte sa propre « bibliothèque », où on devine qu’il rêverait de s’insérer. Selon moi, ces lectures avouées constituent le meilleur moyen d’apprécier l’œuvre de création de Dickner, puisqu’elle gravite nécessairement autour de ces écrivains.
Du point de vue de l’écriture, Dickner se définit comme « romancier généraliste », épithète dont il occulte la genèse dans son texte. On comprend toutefois que, pour Dickner, l’écrivain n’est pas un émetteur, mais un récepteur qui digère et recrache la masse d’informations du cosmos, comme une usine de matériaux recyclés. Pour décrire son mode d’appréhension du monde, Dickner décrit le phénomène intraduisible de la « serendipity », cette ouverture aux signes et aux hasards qui mènent aux plus étonnantes découvertes; l’écrivain se contente d’absorber, de reclasser, de réinterpréter, d’expérimenter, voire de jouer, puisque la littérature reste avant tout un plaisir, « aussi nécessaire qu’inutile » (RP : 16). De telles considérations attaquent un autre mythe tenace en littérature : sa fonction sacrée. Les nombreuses lectures qu’énumère Dickner abolissent les hiérarchies entre les « classiques » et les lectures dites triviales, souvent de manière relativement polémique. Contestant « cette ancienne manie de définir la littérature par élimination » (RP : 131), Dickner défend le livre électronique contre les discours sur la supposée imminente disparition du savoir, compare la littérature à la pétanque et les papiers scientifiques, à la narration, ou associe le communiqué de presse et la publicité à des genres littéraires . Dans un paradigme aussi éclectique, on ne s’étonne pas que Dickner fasse des bandes dessinées de Mafalda, des antiques livres de connaissances générales et du Sélection du Reader’s Digest trois de ses influences les plus marquantes.
Si l’œuvre littéraire se trouve dans tout objet culturel, si l’écrivain ne jouit d’aucune autorité, si écrire revient à recycler des formules immémoriales dans un monde où le roman Harlequin a la même légitimité épistémologique qu’À la recherche du temps perdu, on pourrait se poser cette question cruciale : pourquoi écrire des romans? Pour Dickner, non seulement le livre « demeure l’un des seuls objets culturels qui exigent de tout arrêter » (RP : 99), mais les fictions et l’impératif de raconter semblent des besoins fondamentaux de l’humain. Qu’il cite les récits de l’histoire de l’univers, le « conte post-industriel » (RP : 47) de la production de coton en Asie ou la genèse folklorique bouddhiste du « Pouce Poucet », on remarque cette obsession pour le récit, tout devenant prétexte au conte : « les histoires se classent parmi les grandes nécessités de la vie » (Id.). Si, comme l’écrit Dickner, nous mesurons « le talent de l’écrivain en étudiant la nature de son lecteur » (RP : 167), il me semble qu’il touche à la principale motivation de la création : son lecteur, c’est soi-même; et il faut avant tout écrire pour le lecteur que nous sommes. Mais une telle posture sous-entend que l’écrivain reste un lecteur parmi tant d’autres.
[clear][heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]
Dickner, Nicolas, Le romancier portatif, Québec, Alto, 2011.