[information]Ce texte a été écrit dans le cadre du cours Écriture de fiction I (roman), donné à l’Université Laval par Pierre-Luc Landry à l’automne 2012.[/information] [preformated]

Stars, hide your fires;

Let not light see my black

and deep desires.

Étoiles, cachez vos feux;

que la lumière ne puisse voir

mes profonds et sombres désirs.

Macbeth, Acte I, Scène IV  — William Shakespeare[/preformated]

Je n’ai pas mis mes bottes. La neige brûle. Et il manque une étoile à la Grande Ourse. Comme prévu.

Jordan me l’a confirmé tout à l’heure. Sans parler. Juste en expirant bruyamment. Moi, je ne la vois pas, la Grande Ourse. Alors je m’en fous.

En fait, il s’agit d’une de ces nuits où je me fous de tout. Si on me proposait maintenant de me planter un couteau dans le cœur, je répondrais « Ouais, peu importe ». Mais il n’y a personne. Je reste allongée seule dans l’hiver. Je survis, hors d’atteinte. Hors d’attente.

Je lève les bras et promène mes doigts dans l’espace. Ça prouve encore une fois qu’Ali était un con. « Les étoiles, ce sont comme les points des lettres brailles. De petites encoches dans le firmament ». Eh bien, je masse le ciel du bout de mes index et aucun mot ne s’écrit sous mon toucher. Aucune bosse. Rien.

Mes mains nues, déjà lasses de tenir en l’air, s’affaissent sur mes yeux et bloquent la vue que je n’ai pas. L’odeur d’un feu de bois lointain se loge dans mes narines gelées. Bousculée par un vent haineux, la neige me sable les tempes sans ménagement. J’écarte les lèvres et la bourrasque y fredonne un air monstrueux. Comme si je grognais.

Bientôt, je devrai me relever, retourner à tâtons vers le chalet, endurer le soulagement de Jordan qui se sera fait du souci pour moi. Il m’avertira de ne plus sortir seule. S’étonnera que je n’aie ni bottes ni mitaines. Voudra que je me mette près du foyer. Me martèlera la tête en tentant une caresse. Soupirera, puisqu’il pensera à Layla et Joshua. Se grattera les joues pour éviter de réfléchir à l’explosion.

Et moi, je l’écouterai se racler. Je ne dirai rien. La tasse fracassée contre le mur crache à ma place. À sa face. J’ai pensé à en ramasser un éclat et à me l’enfoncer dans la gorge. Mais j’aurais eu l’air ridicule à chercher à quatre pattes. J’ai préféré enfiler mon manteau et ma tuque, m’évader en prenant soin de laisser la porte ouverte, et courir. Je déteste courir. Ça me désoriente et je tombe à répétition. Mais aujourd’hui, je pourrais trébucher et me fendre le crâne que je sourirais presque. La solitude pousse mes jambes.

Avec mon pouce, j’effleure le col rugueux de mon manteau. Ma jointure froide plie mal. Je compte les coutures du bout de l’ongle. Une. Deux. Trois. Mes pieds et mes fesses s’engourdissent. Si je ne me lève pas sous peu, je devrai ramper pour rentrer. Douze. Treize. Combien de temps encore avant que j’en aie assez? À cette pensée, je frissonne. Je tourne la tête et écoute la neige crisser sous la laine de ma tuque. Vingt-sept. Vingt-huit.

Entre deux exaspérations du vent, une accalmie. Juste assez pour entendre le chien. Le sale chien. Il jappe. Il me cherche. Probablement avec Jordan.

Je m’assois. Hors de question que je retourne au chalet à pied. Je vais attendre qu’on vienne me soulever. Je pointe le nez au ciel. Là-haut, on me jure que des boules de gaz brûlent. Mais je ne les ai jamais vues. Voilà le problème avec les étoiles : on ne peut pas les toucher. Il faut donc que je tienne pour acquis qu’elles sont là. Alors peut-être qu’on me ment? Ce serait parfait, maintenant qu’il est trop tard.

Derrière moi, ça craque à intervalles réguliers. Le chien – le sale chien – doit se creuser un chemin jusqu’à moi. Un autre bruit, en percussion plus lente. Jordan. Savoir qu’il approche me fait grelotter. Je ne bouge pas; je ne suis pas là.

— Ça suffit, Mélanie.

Le vent déboule sous le poids du reproche. Je m’attendais à trouver Jordan inquiet, mais son ton tente d’être ferme, autoritaire.

— Je viens te dire que je pars.

Le chien couine. Jordan doit avoir tiré sur sa laisse.

— Heille, réponds-moi!

— Comment on se sent quand on meurt plusieurs fois?

J’avale ma salive, goûtant la saveur vieillie de café qui persiste dans ma bouche. Dans la nuit, l’odeur de fumée laisse place à celle de la forêt. La sève des sapins. L’humidité du sous-bois. Si j’avais eu ma main sur l’épaule de Jordan, j’aurais senti son frisson.

— Est-ce qu’on a mal à répétition?

— Arrête.

Je fais comme il dit. Les bottes de Jordan crissent l’une après l’autre, sans s’approcher. Quand il est mal à l’aise, il se balance toujours sur ses pieds. Je savais qu’il ne tiendrait pas sa colère. Je m’allonge à nouveau; de toute façon, j’ai probablement déjà plusieurs engelures. Croyait-il me faire peur? Me faire avouer quelque chose?

— Viens, on va parler au chalet.

S’il ne m’aide pas, je ne me lève pas. De toute façon, mes pieds sont engourdis et j’ai sommeil. Il expire. Sec. La neige grince comme un plancher centenaire. Jordan me frôle en se couchant à côté de moi. Son manteau sent la fumée de bois.

— J’ai envie de vomir, Mélanie. Constamment. J’ai mal. Je me sens coupable. J’aurais jamais dû t’écouter. J’aurais jamais dû.

— Tu m’accuses, maintenant?

Il se frotte les joues. Rugueuses. L’explosion lui revient en tête.

— Oui… Oui, je t’accuse. Tu m’as rendu malheureux. Tu m’as rendu nerveux et suspicieux. Tu m’as transformé en traître. À cause de toi, j’ai… j’ai voulu tuer ma femme.

— Et on a presque réussi.

Je sursaute alors qu’une chaleur recouvre mes pieds. Le chien s’est assis. Au moins, il aura le mérite de servir à me réchauffer les jambes. Peut-être que je l’aimerais davantage si je le flattais plus souvent?

— C’est horrible de penser ça! Je refuse de croire que tout aurait été réglé par sa mort.

— Donc, t’aimes pas Layla?

Ramener son nom. Ramener son image. La seule que j’ai vue de ma vie. Ramener sa voix dans le vent qui maugrée. Ramener ses cheveux aux mains de Jordan. Lui rappeler qui elle est. Et pourquoi il manque une étoile à la Grande Ourse.

— T’aimes pas Layla au point de vouloir la sauver d’elle-même? Elle est dangereuse, Jordan! Pour tout le monde! Et tu vas la laisser – elle, ton amour – marcher et respirer alors qu’elle nous tient tous au bout de son fusil? Layla te l’a dit, elle veut « le meilleur pour les autres ». Et si le meilleur, c’était sa mort?

Mes ongles font gronder la neige. A-t-il vraiment tout oublié? Non, mais il enfouit en lui ces évidences pour se permettre d’aimer. Pour se permettre de croire qu’il a bien fait. Je devrais lui cracher au visage, mais mes lèvres sont trop froides. Et je ne suis pas idiote : si je veux retourner au chalet, il y a certaines limites que je ne peux pas franchir. Même s’il piétine les miennes.

— J’y serais pas arrivé, avoue Jordan. Je pouvais pas le faire.

— Alors toi aussi, t’es dangereux.

Une bourrasque siffle et balaie mes cheveux sur mon front. J’entends Jordan jouer avec ses pieds. Sa main effleure la mienne. Il se ravise.

— Où sont tes bottes? Mélanie, tu dois être frigorifiée! Viens, je vais te porter au chaud.

Il glisse ses avant-bras sous moi et me soulève. Le silence de tempête s’interrompt dans la gueule du chien qui jappe. Jordan trébuche et je m’écrase dans la neige dure. J’ai envie de rire. Ce doit être nerveux. En bredouillant une excuse, il me reprend sous les jambes et les épaules et je quitte le sol. Je laisse ma tête pendre. J’ai probablement l’air morte.

Une fois au chalet, j’aurai mal. La chaleur va détendre mes muscles froids à coups de fouet. Mes doigts vont ramollir dans un chatouillement désagréable. Devant le foyer, pendant que l’air de bois brûlé va s’agglutiner dans ma gorge, je devrai penser à la suite. Encore jouer au stratège. Au moins, j’aurai le cerveau frais pour réfléchir. À Layla. Aux étoiles. À la fin du monde. À tout ce qui est abstrait, quoi.

Mais, légère dans les bras de Jordan, je laisse une dernière fois l’odeur calme de l’hiver venteux frotter mon nez. Quand on vit dans un monde de sensations, on en vient à reconnaître leur caractère. La nature a une fragrance calme : l’eau de pluie, le pollen des feuillus, la sécheresse de la neige. La ville a une atmosphère anxieuse, avec ses rues étouffées, ses immeubles ferreux, ses déchets libres. Mon poste de travail sent le malaise déguisé, de par son téléphone chaud, ses clients empestant mon oreille de leurs plaintes et le silence des conversations monotones. Heureusement, mon appartement embaume la paix : le pot-pourri dans l’entrée, le bouquet de lavande dans la cuisine, Nuage – mon chat – sur le sofa.

Tranquillement, je me soustrais aux bruits, ma peau s’éloigne et je deviens seulement un nez. Quand j’inspire, les odeurs montent jusqu’entre mes sourcils. Mais l’air ne vient pas seul. Comme si, en respirant, j’avais avalé les objets qui m’entourent. Ce ne sont pas les aromes d’une fleur qui m’habitent, mais la fleur elle-même. Et bientôt, l’herbe, la terre, le cyprès, l’eau du lac et le ciel entrent dans ma tête et créent un paysage doux, moelleux. Qui parle à voix basse.

Un souffle humide et chaud m’enveloppe, accompagné du claquement de bottes sur le bois. Nous voilà à l’intérieur. Jordan me redresse sur le plancher. Enfin, je peux enlever mon manteau.

— Mets tes bottes, Mélanie. On s’en va.

Quoi?

— Mais, on vient d’arriver. Et où veux-tu qu’on aille?

— La voir.

C’était en août. Probablement le quinze. Il m’arrive toujours quelque chose de particulier le quinze du mois. En juillet, une voiture avait failli me frapper. Pourtant, c’est moi l’aveugle et j’avais droit de passage. La personne avait klaxonné rageusement. Je m’étais fait un honneur de lui montrer le doigt du même nom. Je hais les automobilistes. Le quinze mai, le sale chien était tombé malade. J’avais donc dû sortir ma canne pour me déplacer. S’il y a une chose que je déteste plus que le chien, c’est ma canne. Quand je l’ai, on s’excuse et on me montre des égards de politesse exagérés. Ça me donne envie de crier : « Je suis non-voyante, pas la reine! » Mais je ne le fais pas. À la place, je donne de petits coups de bâton dans les jambes.

Donc, quinze août. Je sortais du travail. D’habitude, lorsque les portes de l’immeuble s’ouvrent sur le centre-ville, je retrouve un boulevard snob et affairé. La circulation dense siffle dédaigneusement en passant près des simples piétons, les pas sur le trottoir battent l’impatience d’un rythme constant et l’odeur de gaz et de poussière sèche soupire avec exaspération. Mais le soleil lourd rendait l’atmosphère criarde en cette mi-août. Les jours chauds font que tout est plus couinant, mécanique : les voitures ont les freins plus rouillés, les gens craquent leurs articulations plus souvent, les charnières de toutes sortes nous font savoir leur état d’âme, etc.

D’autant plus que j’étais moi-même d’une humeur grinçante.

On comprend, au nombre de tics qui pulsent mon visage, que mon quart de travail a été exaspérant. C’est le lot des préposées aux plaintes, me répète Alaric, mon patron, lorsqu’il m’entend soupirer. Sale con. Il devait connaître Ali.

« Bonjour, bienvenue chez Vidéostar, Mélanie à l’appareil, comment puis-je vous aider? » Tout ça en une respiration. Avec un sourire sous-entendu. Sinon on se fait couper la parole. Pendant les quatre secondes où je prononce ces douze mots, l’angoisse me tient. Qui est à l’appareil? Un client? Si oui, quel genre de client? Il y en a trois types : le Sympathique, plaisant, à la voix suave et huilée, qui retourne ma salutation, fait quelques blagues; l’Exaspéré, au ton las, mais épineux, qui sous-entend : « j’ai appuyé sur le trois, le six, le quatre, l’étoile, le quatre encore, le neuf et le un pour te parler; ne t’avise pas de raccrocher sans que j’aie une réponse satisfaisante »; le Colérique, qui croit que le nombre de sacres est proportionnel à la vitesse à laquelle le problème sera réglé. Un huit heures de travail normal est composé d’une base épaisse de type deux, d’une mince, mais lourde couche de type trois et d’une pincée de type un.

Si ce n’est pas un client qui me tient en otage, c’est un technicien. Charles ponctue ses phrases au rythme de la gomme qu’il rumine éternellement. Damien m’appelle « ma jolie », même si nous ne nous sommes jamais croisés. J’hésite sur le sexe de Michael(le), qui a un rire aigu et un râle grave. Je me questionne aussi à savoir si Roger n’est pas une voix enregistrée. « Passe-moi Alaric ». « Passe-moi Alaric ». Toujours sur le même ton, dans un même souffle, avec le même bruit de perceuse en arrière-plan. Et si je lui demande « À quel sujet? », il régurgite : « Passe-moi Alaric ».

Clients et techniciens s’alternent, avec quelques secondes de pause toujours meublées d’un silence bruissant de doigts tapotant des claviers. Puis, à nouveau, la sonnerie dans mon écouteur, comme le sifflement déformé d’un train lointain. J’inspire, prenant en moi l’air tiède des conduits d’aération, la sueur désodorisée des autres téléphonistes, la mousse de mon micro, l’électricité de ma plage braille. J’inspire à m’en étouffer. Et je réponds. « Bonjour, bienvenue chez Vidéostar, Mélanie à l’appareil, comment puis-je vous aider? »

***

Un inconnu m’a bousculée, brusquant mes souvenirs. Je suis revenue à l’arrêt d’autobus où je me tenais, canne à la main – le chien était chez le vétérinaire – et sac au dos. Compressée entre l’air criard de l’été et le souvenir des injures de la journée.

Et, à ce moment, je l’ai vue.

Je l’ai vue.

Vue.

Là.

Là-bas.

Il y avait quelque chose « là-bas » qui ne « bougeait » pas. Je veux dire, qui restait fixe. Je veux dire… Un… Comme…

Quand je tournais la tête. Ça ne bougeait pas quand je tournais la tête. Si c’était à gauche, je v… je pivotais et ça passait à droite. Et vice-versa. Si je m’arrêtais, ça s’arrêtait. Enfin, pas toujours. Ça se promenait aussi tout seul. Je…

J’ai fait un pas. C’est devenu plus… Plus « là ». Un peu plus… gros? J’ai fait un autre pas. Ç’a encore pris de l’expansion. Je crois. J’ai marché un autre mètre. Ma canne a heurté quelque chose. Le bord du trottoir. J’ai étendu la main. Pour lui toucher. « Ça » a disparu! J’ai replié mon bras. Et c’est revenu.

Ma main aurait… a… bloqué ma…

Ma vue.

Une onde de choc est passée de mon bâton à mon bras. Ma tête s’est détournée avec violence. Un craquement. Vrombissement de moteur. Humpf. Crac. Vroum.

L’autobus avait roulé sur le bout de ma canne.

J’ai redressé la tête. « Ça » ne se voyait plus. L’autobus ronronnait. Peut-être qu’il le bloquait.

— Madame, tout va bien?

— Ou… Oui, oui.

— C’est le bus 800. Vous embarquez?

— Je prendrai le prochain.

Autour de moi, on se pressait. Des pas. Des excuses maugréées. On rentrait dans le transport. Ça durait des siècles.

Dans un bruit de moteur encrassé et une odeur d’essence poisseuse, le véhicule s’est éloigné. J’ai penché la tête, pour essayer de… de voir.

Ce n’était plus là.

Quelque chose a percuté ma hanche. Ma cuisse. Mon bras. Ma joue. Ma tempe.

J’étais tombée par terre. J’avais perdu l’équilibre.

Ce n’était plus là.

 

On m’a aidée à me relever. On m’a demandé si ça allait, si je n’avais rien de cassé, si on voulait que j’appelle quelqu’un. D’habitude, je me serais dégagée, j’aurais répliqué que je ne suis pas infirme à ce point et j’aurais grommelé des injures, pour qu’ils me sentent hostile.

Mais il n’y avait rien comme « d’habitude ». J’avais vu quelque chose. Et ma canne s’était brisée.

Quand un autre 800 est arrivé, j’ai vaguement remercié ceux qui m’avaient assistée et redonné mes morceaux de canne, je me suis cramponnée à la rampe et j’ai cheminé jusqu’à un banc vide.

Autour de moi, un vêtement encigaretté, une musique de MP3 assourdie, une conversation murmurée. L’intérieur d’un autobus rappelle celui d’une église. Personne ne parle, personne ne bouge, déambulant plutôt dans leurs pensées. L’odeur caoutchoutée des sièges serait l’encens et le vrombissement des roues, le sermon incompréhensible. Ceux qui osent rire ou parler se font réprimander par des soupirs d’exaspération et des claquements de langue. L’aumône y reste à taux fixe : trois dollars. Les prières, à saveur automatique : « Bonjour », « Pardon », « Merci ». On a l’impression d’y être à la fois seul et de trop. Dès qu’on y entre, on est soulagé d’y être et dès qu’on en sort, heureux d’avoir pu se débarrasser de cette atmosphère asphyxiante. Un monde de paradoxes.

Dans ce lieu étouffant et méditatif, j’ai essayé de comprendre ce que j’avais vu. Mon cœur battait encore le rythme de ma respiration rapide. Je devais me calmer. Me concentrer. Revoir. On aurait dit… Ce devait être… Une tête. Non, peut-être plus une pierre. Mais, une pierre qui bouge? Ou un ballon. Ou un chat, un garage, un diamant, une sandale, un réservoir à essence, un pirate, une chemise, une fusée. Je n’en sais rien; je n’ai jamais rien vu!

Il n’y avait qu’une chose. Tout semblait en un seul morceau. Et c’était plutôt ovale. Avec mes mains devant mes yeux, j’ai reformé le contour de ce que je me souvenais avoir vu, et la forme m’a rappelé celle d’une madeleine à la vanille. Une toute petite madeleine. Par contre, sur la partie supérieure, la forme changeait. Du bout des doigts, j’ai répété les longs… « traits »? Disons traits… qui longeaient ma madeleine jusqu’à sa base. Au centre, il semblait y avoir de petites fissures. Maintenant que j’avais ma pâtisserie bien en tête, j’avais l’impression, en passant ma paume dessus, de sentir ce qui s’y trouvait au centre. Comme de petites bosses. En braille. Mais indéchiffrables. Avec l’ongle, j’aurais pu gratter ces trois pointes ainsi que le plus large relief au centre.

Un visage. Voilà. Un crâne, de longs cheveux, deux yeux, un nez, une bouche. Une personne. En forme de dessert. Je pouffai à cette idée. Nerveusement. En projetant ma tête vers l’avant. Comme un haut-le-cœur.

Je me suis levée et j’ai demandé au chauffeur où nous étions. « Proche de la rue de la Couronne ». J’ai pris mes débris de canne et j’ai demandé à un passager s’il pouvait sonner pour moi une fois passé le parc. Deux minutes plus tard, je sortais à tâtons et écoutais le cri de l’autobus faire place aux bruits urbains de la Basse-Ville.

Ça sentait la pierre, le gaz et un peu le riz (il y a un restaurant chinois tout près). L’odeur d’un tapioca vieilli au soleil. Le sol poussait lourdement contre mes pieds. Je restais immobile, hésitant à m’avancer sans guide. Je sentais les gens passer près de moi, mais je n’osais interpeler personne.

« Pourquoi tu ne les vois pas, eux? »

Comme si mon cerveau avait dégringolé l’œsophage. Plongeant vers mon estomac de toute sa pesanteur. Laissant ma tête vide et gluante.

J’ai tourné la tête. Trop vite. J’ai failli perdre l’équilibre de nouveau. Rien. Pas de pâtisserie volante, pas de visage en braille. J’ai ouvert les yeux plus grands, pivoté la tête au son des pas qui se promenaient devant moi (et qui accéléraient en voyant une folle, penchée vers l’avant, qui les fixait d’un regard de néant). Mais pas la moindre parcelle de… de ce quelque chose qui bougeait, mais ne bougeait pas. Pourquoi pas eux?

— Pourriez-vous m’aider? J’aurais besoin de me rendre quelque part.

J’ai crocheté une épaule alors que quelqu’un me dépassait d’un pas décidé. Tout de suite, ma main a déchiffré cette épaule que je venais d’ajouter à mon monde. Beaucoup de chair. Ferme. Tendue. Aux aguets. Un trapèze puissant. Couvert d’un vêtement de cuir épais. Mon bras était plus élevé que ma tête; la personne devait faire plusieurs centimètres de plus que moi. Elle ne s’est pas retournée tout de suite. Elle était prise au dépourvu. Elle avait hâte que je la laisse partir, mais n’osait pas se dégager d’elle-même. C’était peine perdue. J’ai soulevé ma main.

— ‘Scusez, pas l’temps, a lancé la voix virile.

Et ses pas se sont perdus au loin, martelés et rapides, emportant avec eux une odeur crémeuse de cuir et un parfum d’orange et de musc, que j’aurais pourtant aimé sentir plus longtemps. Quelqu’un d’autre s’est approché, lent, flâneur.

— Excusez-moi, pourriez-vous me guider quelque part?

Cette fois, en cherchant une prise, ma main a effleuré un dos. Délicat. Enveloppé dans une soie légère. Celui d’une femme. Accompagnée d’un effluve de lavande et de jeunesse retrouvée.

— Vous avez dit, madame?

Une voix un peu grinçante, d’au moins quarante ans.

— Non, rien.

Je déteste ce genre de personnage empreint d’insouciance, de féminité et de petits chiots tout doux. On dirait de ces pains qu’on remet au four pour les réchauffer, mais qu’on rend un peu moins tendres, un peu moins savoureux. Je l’ai donc laissée passer son chemin.

— Mélanie?

Et un jappement. Deux voix qui sonnent toujours comme un fa et un fa dièse. Deux notes difficiles à harmoniser. Raymond et le chien.

— Qu’est-ce qui est arrivé à ta canne? Tu es blessée? Tu veux une aspirine? J’en ai dans mon sac, je crois. Mais je n’ai pas d’eau. Tu veux de l’eau?

— Non, Raymond.

Sans que Raymond ne parle, je pourrais savoir s’il est près ou loin de moi. Près, il sent le renfermé, l’eau poussiéreuse, la laine chauffée. Loin, on pourrait presque croire qu’il a l’odeur d’un grand-père réconfortant : une aura de bois dont le verni s’écaille, de boule à mites. À trente-sept ans, il n’est déjà plus qu’un homme du passé.

— Tu vas quelque part? Je peux te raccompagner si tu veux; je m’en vais vers notre bloc. Je reviens tout juste du vét’. Il va falloir donner des antibiotiques à _____. Le pauvre a attrapé une saleté. Ça doit lui venir du parc. Tu sais, j’ai beau le surveiller quand on va se promener le soir, il joue parfois dans des coins où je peux pas le voir. On sait jamais ce qui attend dans ces angles morts. Une fois, il y avait un chat et _____ est revenu avec une grosse grafigne sur le museau. Il commence à être magané, notre toutou. T’es sûre de ne pas vouloir d’aspirine? J’en ai toujours avec moi. Paula, la voisine, m’a fait assez peur en me racontant ses migraines fulgurantes! L’autre jour, elle marchait en forêt et vlam! Comme un marteau sur le crâne, qu’elle m’a dit. Une chance qu’elle traîne toujours deux ou trois comprimés, sinon elle aurait jamais pu quitter le bois avant la nuit…

Tout en me parlant, Raymond m’a prise par le bras et trimballée à travers les rues de la Basse-Ville. J’ai reconnu le chemin : gauche, gauche, droite, gauche. À chaque coin de rue, j’espérais qu’une madeleine réapparaîtrait. En vain. Les trottoirs en devenaient plus longs, les odeurs plus fades, la voix de Raymond plus monotone.

— … orteil. Je me fais tout le temps surprendre par les pattes de lit, la nuit. Je pense acheter des pantoufles. Comme ça, mes pieds devraient m’aimer davantage. Bon, nous voilà arrivés. Lève le pied gauche, la première marche est là. Ah, bonjour Monsieur El-Amin! Je vous ai ramené quelque chose. Ils n’avaient pas de vin d’Espagne, alors j’en ai pris un du Portugal. Puisque les deux pays sont voisins, le goût devrait pas être complètement différent.

Je cherchais la rampe à tâtons pendant qu’El-Amin répondait quelque chose d’incompréhensible. La langue arabe, avec ses crachats retenus et ses égorgements volontaires, pollue son français. Il est plutôt rare qu’il n’ouvre pas sa porte – il habite au rez-de-chaussée, juste à côté de l’entrée – lorsque quelqu’un pénètre sa propriété. Il commence alors à déblatérer un charabia qui gratte le fond de l’oreille. Dans mon cas, je l’esquive : dès que les gonds de sa porte chignent, je fais un grand pas pour rejoindre l’escalier. Prétendant ne pas l’avoir entendu, je continue à gravir les marches sans m’arrêter, le saluant vaguement de la main s’il me lance un mot.

— Excusez-moi, Monsieur El-Amin, je vous reviens. Mélanie, tout va bien? Tu ne veux pas que je t’accompagne? Ou veux-tu que ______ monte avec toi?

— Non Raymond. Je peux monter toute seule. Je passerai prendre le chien avant d’aller travailler demain.

— Tout va bien? T’as l’air tendue. T’es sûre que tu veux pas d’aspirine? Tu sais, Paula m’a…

— Ça va, Raymond.

— Comme tu veux.

Quand Raymond est déçu, sa voix oscille, comme un gargarisme. Ça m’agresse. Ça me rappelle Ali. Et je me retiens pour ne pas le mentionner devant Raymond. Je ne suis pas aussi méchante que ça.

Ma paume moite a rebondi sur le bois lisse de la rampe. Poussière, produit nettoyant citronné et papier peint vieilli se sont mélangés dans l’air. Les seize enjambées entre le rez-de-chaussée et le premier étage ont tambouriné ma montée, d’un rythme creux et constant. En suivant le mur cartonné de la main droite, j’ai avancé dans le couloir jusqu’à la quatrième poignée de porte. Le 208. Mon appartement. Le tapotement des dents de la clé dans la serrure. Le clic du verrou. La brise tiède qui s’est échappée de l’embrasure quand j’ai pénétré dans l’entrée.

Mon deux et demi est un crépuscule d’été. Il y fait un peu plus frais que dehors, comme lorsque le soleil se calme avant le soir. Un silence, à peine ponctué de quelques chuintements lointains, rappelle les rues vides d’une journée qui prend une pause. Quand on expire, on remplit l’espace de son oxygène. Plutôt que d’entrer dans une pièce, j’ai l’impression de sortir à l’extérieur, de me retrouver sur une plaine. D’être seule et libre. Enfin.

J’ai enlevé mes souliers. Le tapis mousseux s’est glissé entre mes orteils. Dans mes narines, le pot-pourri m’a chatouillée d’origan, d’eucalyptus, de rose et de poire. J’ai marché lentement, effleurant des doigts les murs du petit couloir. Tout au fond, j’ai débouché dans le salon.

Le salon n’est qu’une chose pour moi : Nuage. Mon chat. Dès que mon talon a quitté la mollesse du tapis pour rejoindre le plancher de bois froid, l’univers est effacé par un miaulement. Rauque, court. Je me suis penchée et, tout de suite, le coton de la fourrure de Nuage a enveloppé ma main. J’ai gratté longtemps le dos, le ventre, le menton de mon gras compagnon. Lui ronronnait à la manière d’un engrenage rouillé. Sa chaleur m’a arraché un sourire; aucune mauvaise humeur ne résiste à Nuage. Je me suis allongée sur le sol dur, ma paume ondulant toujours au rythme de la respiration de l’animal. Ses longs poils façonnaient des plis sous mes doigts.

Nuage vient d’un refuge. Ali me l’a offert quand j’ai emménagé ici. Il aura au moins fait ça de bon pour moi. Au début, il crachait dès que nous étions dans la même pièce. Je pouvais passer des journées entières sans l’effleurer. Parfois, j’en oubliais qu’il était là. L’odeur de la litière se faisait alors un devoir de me ramener son existence. Mais quand j’ai appris la vérité sur Ali, Nuage a complètement changé d’attitude. Il venait me sentir du bout de son nez humide. Il se blottissait contre moi pendant les heures où je pleurais sur le sofa. Il ne crachait plus que lorsqu’un étranger entrait chez moi. Quand mon sale père me l’a donné, il m’a dit qu’on l’avait abandonné lors d’un déménagement. Faut croire que Nuage a compris que nos plaies étaient les mêmes.

J’ai fini par laisser le chat pour passer à la cuisine. Un parfum de lavande, venant du bouquet sur la table, m’a accueillie comme une brise de printemps. D’un doigt, j’ai léché la surface lisse et froide du comptoir de granite. La faim avait commencé à me gruger. J’ai ouvert l’armoire et ai plongé ma main dans un sac. J’ai attrapé une petite masse spongieuse. Sans autre cérémonie, je l’ai enfournée.

Un goût de vanille et de citron a balayé ma salive.

Une madeleine.

Je me suis étouffée. Quel hasard. En battant l’air des mains, je me suis accrochée à une des barres verticales ergonomiques sur le mur. Il fallait que je tombe sur une madeleine. Sueur, chaleur, à force de tousser. J’aurais pu mettre ma main dans un sac de chips, mais non, il fallait que ce soit des foutues madeleines. De petites miettes humides ont collé à mes lèvres.