Ce texte a été écrit dans le cadre du cours Écriture de fiction I (roman), donné à l’Université Laval par Pierre-Luc Landry à l’automne 2012.
Prologue
Le silence d’une existence qui respire. Du gazon à perte de vue, entre les collines et les maisons sombres, dans une nuit sans mouvement. Le vent a laissé place à l’immobilité et les hommes, à la quiétude.
Au centre du monde, de ce tableau paisible : un arbre. Le dernier Arbre. Silencieux, au milieu d’un petit village immuable dans son sommeil.
Soudain, comme une roche lancée dans un étang calme, un mouvement vient briser cette tranquillité fragile.
L’Arbre bouge.
D’abord de façon imperceptible pour l’œil. Ensuite, doucement, des grains de terre se déplacent. Un mince craquement se fait entendre.
L’Arbre bouge.
***
Ce matin, la vieille dame est partie du manoir à son heure habituelle pour faire ses courses. Toujours avant que le village se réveille. Elle aime le silence de l’aurore et la radiance du soleil qui se lève tranquillement sur les hommes comme si, chaque matin, elle assistait à la naissance d’une civilisation.
Elle déambule alors de son pas léger dans les rues, appréciant chaque instant. La buée qui s’échappe de sa bouche dans le froid à la naissance du jour la fascine. Les ivrognes qui tentent de se cacher derrière un morceau de journal, plissant les yeux devant l’immensité d’une autre journée de leur vie misérable, la charme.
Elle a ce don, Cassandre, de voir dans les petites choses une beauté inestimable.
Elle se rend, ce matin comme tous les autres, au Carré des Artistes pour y prendre son petit déjeuner. Elle aime particulièrement cet endroit, avant que les villageois s’activent et viennent faire leurs besognes. Elle peut s’assoir en paix et observer l’Arbre, au centre, dans toute sa splendeur.
Elle choisit sa table habituelle, à son café habituel. Elle est seule sur la terrasse.
Elle semble seule dans le village.
Sauf pour une personne. Un vieux peintre, assis devant l’Arbre, à son chevalet. Il y est toujours, chaque matin, à son chevalet. Par contre, aujourd’hui, il semble agité.
Alors que le jeune serveur à l’allure élégante arborant son traditionnel sourire s’avance avec un café au lait, Cassandre se lève.
— Vous ne prenez pas de café ce matin?
— Avez-vous vu Hasslehou?
— Il est à son chevalet, comme à l’habitude.
Le jeune homme semble un peu surpris par la question. Cassandre détourne son regard de l’Arbre et du vieux peintre pour fixer longuement son interlocuteur.
— Jeune homme, je crois qu’il est venu le temps pour vous d’ouvrir les yeux.
— Mais, Madame Cassandre, mes yeux sont bel et bien ouverts.
— Pas ceux-là, oh non!
Et elle se dirige vers le centre du Carré.
Le peintre l’aperçoit finalement lorsqu’elle est à quelques centimètres du tableau. Seulement, il ne réagit pas.
Sur la toile, un arbre au milieu d’un ciel bleu, sans nuage.
Les yeux de la vieille dame s’élevèrent tranquillement, comme hypnotisés par la peinture, pour allez se poser sur l’Arbre.
Il bouge.
Pas un mouvement créé par le vent. Le mouvement d’un animal pris au piège, qui tente de s’en sortir.
L’Arbre tente de quitter sa cage de terre. Il veut partir.
Sans même retourner payer son café, elle se hâte vers le manoir. Le garçon, avec la tasse dans ses mains, reste là, perplexe. Il a tout vu.
Il hoche la tête et prend une gorgée, demeurant le plus calme possible.
Cassandre remonte la petite colline qui mène vers l’immense maison et entre par la porte de service. Elle cherche Élie, elle cherche sa maîtresse.
Pour la première fois depuis si longtemps, depuis qu’elle n’était qu’une petite fille, Élie n’est pas dans la cuisine, à attendre le retour de la vieille dame, les mains bien reposées sur la table. Elle n’est pas non plus dans le salon, plongée dans un roman les cheveux étendus par-dessus son épaule droite, les jambes sous une couverture.
Non, pas ce matin.
Ce matin, pour une raison dont Cassandre n’aura pas assez de sa vie pour comprendre, la jeune femme travaille dans le jardin, à travers les lotus et les roses.
Partie 1
Élie
Le soleil tombe sur ses cheveux alors qu’elle lace ses souliers, assise sur le banc à la sortie de son jardin. Sa chemise trop grande, ayant sans doute appartenu à son père (impossible d’en être sûr), tachée par la terre, lui donne l’air d’une petite fille qui veut faire comme les grands.
Elle est de celles qui ne reluisent pas dans l’élégance. Sa splendeur apparait dans la poussière, dans la sueur sur sa nuque, dans le mascara qui coule parfois sur ses joues. Depuis toujours, elle resplendit là où aucune autre ne brille.
Ce matin, ce sont des pas qui la sortent de ses rêveries. Des pas qu’elle reconnait facilement. Des pas qu’elle discerne comme les siens, rapides, sur la terre sèche. Madame Cassandre s’approche avec de courtes enjambées, courbée sur elle-même, les mains dans son pull.
— Il s’envole, dit-elle, comme simple bonjour.
Qu’il s’envole.
Quand ses parents étaient encore avec elle, Élie rêvait souvent qu’elle libèrerait l’Arbre, qu’elle l’aiderait à s’envoler. Depuis qu’ils sont partis un matin, sans revenir, elle voit une cage d’acier posée autour de lui, qui l’empêche d’y parvenir.
Cela fait dix ans qu’ils ont pris la route. Elle avait alors seize ans et avait hérité de tout ce qu’ils ont laissé derrière eux. Elle réalise maintenant que cet héritage est beaucoup plus grand que ce qu’elle croyait. Un manoir, d’immenses terres, mais surtout la dame Cassandre, dans toute sa vieillesse.
Élie reste silencieuse de courtes minutes suite à la nouvelle du départ imminent de l’Arbre, le regard vide. La vieille dame, elle, s’assit à ses côtés.
Étienne
Le bruit craquant de la porte de la librairie réveille Étienne. Il est un paresseux notoire et un employé exécrable. Cependant, Monsieur Delaserre, le propriétaire de l’établissement, a décidé qu’il préférait un employé qui ne se cacherait pas pour dormir au travail.
— Il vaut mieux un lâche qu’un menteur.
Même Étienne a de la difficulté à comprendre ce raisonnement, mais il n’est pas en position pour poser des questions.
Comme chaque fois qu’il se réveille en sursaut, un sentiment de danger l’envahit un court instant. Un voleur? Mais comme il n’y a rien d’important à voler dans la librairie et seulement lui à kidnapper, il n’y pense pas plus longtemps.
En relevant la tête, il se rend compte que le comptoir du commis, son comptoir, lui a servi d’oreiller. Son regard se pose ensuite sur une petite fille qui flotte sans prétention dans les airs.
Elle va tomber.
— Est-ce que je peux t’aider? demande courtoisement le jeune homme, inquiet du sort de la fillette.
— Tu as des livres? répond-t-elle avec une voix très douce.
Étienne relève un sourcil, puis montre d’un geste de la main les alentours; des rangées et des rangées remplies de livre, les uns à côté des autres.
— Je parle de vrais livres.
À son tour, la petite fille pointe, mais vers la fenêtre. Étienne suit le petit doigt à travers celle-ci, vers le Carré des artistes. Une foule est attroupée autour de l’Arbre. Celui-ci se tortille sur place.
— Tu ferais bien de sortir du papier.
Hasslehou
Hasslehou est un peintre en déchéance. Ses meilleures années, dans sa vie comme dans son art, sont loin derrière lui, perdues dans l’alcool qui l’obscurcit chaque jour.
Il avait déménagé dans le petit village en espérant retrouver l’inspiration, car elle l’avait laissé seul dans la grande ville. Tout ce qu’il a trouvé, c’est un bar et du rhum pas cher. Il fait des portraits au milieu du Carré des Artistes pour payer son alcool. Chaque passant a la chance de voir son visage déformé par l’œil fatigué du vieux peintre.
Ce matin-là, il se lève comme à l’habitude et prend son café nu sur la véranda. Dans ces moments de calme, il fixe souvent son regard au loin pendant de longues heures, observant le monde se mettre en éveil et oubliant de boire son café.
Il pense que peut-être, en regardant assez longuement, quelqu’un apparaîtra au loin et viendra mettre fin à sa douleur.
Jamais personne ne vient. Ce matin-là non plus.
Il s’habille sobrement, et se traîne avec son chevalet sous le bras jusqu’au village. Une marche matinale qui lui permet d’évacuer l’alcool de la veille.
Il est le premier à remarquer le mouvement de l’Arbre. Lorsqu’il l’aperçoit, il fronce les sourcils et s’applique à le peindre, sans autre préoccupation que celle de capturer réellement l’émotion qui en émane.
Élie
— … si tu avais retrouvé ma banane?
— Bien sûr.
— Où était-elle?
— Dans les souliers.
Élie entre dans la boutique sous le bruit habituel de la clochette qui annonce un client. Les deux employés interrompent leur discussion et se tournent vers elle simplement pour la fixer d’un visage neutre.
— À propos de cette banane?
Sa voix est splendide.
— Eh bien, elle était dans les souliers.
— Certainement, et que faisait-elle dans les souliers?
Le commis, embêté de devoir se justifier, regarde le plafond et soupire profondément avant d’entreprendre une explication brouillonne sur l’histoire de la banane. Sa compagne l’avait apporté comme collation et elle s’était perdue dans les souliers empilés près de l’entrée du magasin.
Je devrai m’acheter à manger avant d’aller au village. Cette histoire lui a creusé l’appétit et elle n’aura probablement pas le temps de retourner chez elle avant de passer voir l’Arbre. Les pronostiques veulent qu’il n’en ait plus que pour quelques heures. Le déracinement est, apparemment, bien entamé.
— J’aimerais acheter une caméra.
Elle se rappelle soudain de la raison pour laquelle elle est atterrie dans ce magasin.
L’homme qui lui a raconté l’histoire de la banane soupire, encore une fois, et l’amène péniblement à l’arrière du magasin, dans la section des caméras et autres appareils servant à la capture de moments.
— Quel genre de caméra?
— Le genre qui attrape des images.
— Je crois avoir ce qu’il vous faut.
Elle sort finalement avec ce qu’elle voulait, ainsi qu’avec quelques cartes mémoire qui, selon l’homme aux grands soupirs, sont les meilleures pour réellement capter l’essence d’un moment.
Elle est maintenant debout sur le trottoir. Son prochain arrêt sera définitivement dans un restaurant. Elle en connaît un, sur une route parallèle à celle qu’elle emprunte normalement pour se rendre au Carré des Artistes. Ils servent des crêpes d’une haute qualité toute la journée. Elle a envie d’en manger depuis que Madame Cassandre a cessé de lui en faire, jurant que le sirop qu’Élie mettait dessus ruinait le travail de confection amoureux.
Elle opte donc pour cette direction.
Étienne
Ils se rassemblent autour du mythique Arbre, tous en deuil, à leur façon, d’une partie de leur vie qui est sur le point de s’en aller.
Étienne pose sa plume. Il aime écrire avec celle-ci, il a l’impression d’être meilleur que ce qu’il est réellement. La vulgarité d’un stylo semble, pour lui, transformer un bon écrivain en écrivain médiocre.
Il regarde la foule attroupée autour de l’Arbre avec intérêt, tentant d’écrire chaque impression qui lui passe par la tête, chaque image poétique qu’il juge intéressante.
— Cette dernière phrase est bien.
La petite fille flotte derrière l’épaule d’Étienne depuis qu’elle l’a réveillé à la librairie. Elle ne l’a pas quitté, épiant ses moindres faits et gestes et relisant chacune des phrases qu’il dépose sur le papier.
— Tu trouves? Étienne est septique.
— Bien sûr, même moi je ne l’aurais pas si bien dit.
— Comment t’y serais-tu prise?
— Je ne sais pas.
Le jeune homme a toujours voulu écrire. Ce n’est pas par hasard qu’il travaille chez Monsieur Delaserre. Même s’il est l’un des pires employés du village, toujours parti quelque part au fond de sa tête, il reste l’une des meilleures références sur la littérature. Il répond à toutes les questions qui lui sont adressés avec assurance et pertinence. Il est parfois reconnu dans la rue et les gens s’avancent vers lui pour avoir son opinion sur tel ou tel roman.
Il respecte les livres, tellement qu’il n’osait pas lui-même écrire, ayant peur de bousiller une feuille qui aurait pu servir à quelque chose d’autre. Quelque chose de mieux.
Mais ce matin, c’est différent.
La petite fille n’a pas eu à le convaincre. Il a acquiescé, les yeux fixés sur l’Arbre, perdu dans des idées qui se bousculaient trop rapidement.
— Comment devrais-je appeler ce texte?
La fillette ne parle pas tout de suite, se mord les lèvres, esquissant un petit sourire.
— L’Arbre, ou comment j’ai appris à me faire confiance.
— Quel étrange titre.
— Tu comprendras.
Elle sourit encore, cette fois à pleines dents. Étienne la trouve jolie pour l’âge qu’elle semble avoir. Une jolie petite fille qui flotte doucement dans les airs.
— Je sais. Une jolie petite fille qui flotte doucement dans les airs.
— Mais, ça n’a aucun lien avec ton texte.
Elle reste perplexe, son regard accusateur pesant sur Étienne.
— Justement.
Puis, après avoir pris un temps de repos durant lequel aucun d’entre eux n’a parlé, Étienne replonge sa plume dans l’encre et enchaîne rapidement de phrase en phrase, sur la page blanche, dans ce qu’il jugera juste plus tard d’appeler un élan d’inspiration.
Hasslehou
Sur la toile, les couleurs se mêlent alors que les mouvements frénétiques du pinceau embrasent l’air ambiant. Un tourbillon de coups saccadés anime le bras du vieux peintre qui grimace de douleur sans jamais s’arrêter.
Il y a parfois des spectacles de rue au milieu du Carré des Artistes, mais ce matin, l’Arbre attire toute l’attention. Même l’agitation réellement extraordinaire du peintre passe inaperçue. Après des années de tourmente, passées à travers les effluves d’alcool, il se réveille maintenant de sa torpeur.
Aujourd’hui, il comprend quelque chose.
Non.
Il retrouve quelque chose qu’il a perdu depuis bien des années; l’inspiration, si chère aux peintres, si chère aux artistes.
Il n’a jamais été de ceux qui devaient travailler dur sur des tableaux. Ses plus grands chefs-d’œuvre furent la création d’une poussée d’inspiration laissée quasiment intacte sur la toile. Il a longtemps considéré cette impulsion comme étant une chance, un talent particulier qui le mettait un pas devant les autres peintres.
Mais depuis les dernières années, alors que cette impulsion créatrice l’a abandonné, il réalise que ce n’est en fait qu’une malchance, qu’une malédiction propre aux artistes maudits.
Lorsque, pour la première fois, il a tenté de s’assoir devant son chevalet pour forcer une peinture, il est resté planté devant une toile blanche pendant deux jours. Il a alors réalisé que son temps d’utilité dans ce monde venait d’arriver à terme. Il a voulu mettre fin à ses jours, mais la corde qu’il choisit ne put soutenir son poids.
Il interpréta cela comme un signe. Un signe qu’il restait un peu d’impulsion créatrice dans son for intérieur.
Et depuis ce jour, il l’attend dans la misère.
Jusqu’à ce matin.
Les yeux rivés sur la toile, quelquefois sur son modèle, il réalise, dans un mouvement s’apparentant à la folie, qu’il est en train de vivre ce moment qu’il attendait. Il constate qu’après, lorsque tout sera fini, lorsque l’Arbre se sera envolé, il pourra s’achever loin des yeux de ceux qui trop longtemps l’ont jugé, avec dans ses mains ce satané pinceau.
Il n’est pas triste. Il est fier.
Élie
Le sirop inonde son assiette. Au centre : une grosse crêpe repliée en deux. Des fruits frais, coupés avec une précision chirurgicale, sortent de chaque côté alors qu’une crème champêtre couvre la surface. À côté de son café chaud, une petite assiette de patates rôties.
C’est ce qu’elle voulait, c’est ce qu’elle a eu. Le déjeuner classique pour une journée spéciale comme celle-ci.
Le soleil entre de plus en plus par les fenêtres du restaurant. La journée avance tranquillement et avec elle, le déracinement continu.
Le serveur apparaît, un sourire aux lèvres.
— Avez-vous terminé?
Élie considère son assiette pleine puis sonde son interlocuteur sans répondre. Celui-ci reste statique, gardant son grand sourire.
— Non, pas encore, merci.
— Très bien. Vous savez, je serai près lorsque vous aurez terminé, Madame Élie.
— Ne m’appelez pas Madame, ça ne me fait pas très bien.
— Pardonnez-moi.
— Allez-vous voir l’Arbre aujourd’hui?
Le serveur prend un moment pour réfléchir.
— Pas spécialement aujourd’hui, non.
— Mais il s’en va!
Encore une pause du jeune homme. Il semble très à l’aise dans le silence, Élie aussi, alors elle ne force pas les choses.
— Ce ne sera pas le premier arbre qui quitte la terre.
C’est vrai.
Élie coupe un gros morceau de sa crêpe et le fourre dans sa bouche. Cela clôt la discussion et renvoie le serveur d’où il est venu.
Elle est attentive à ses sens, ce matin. Parfois, c’est comme ça. Ils prennent l’ascendant sur sa raison. Elle trouve ces moments particulièrement savoureux. Chaque petite sensation atteint une ampleur démesurée. Les goûts sur sa langue deviennent plus subtils, les bruits qu’elle entend plus prononcés.
La journée où ses parents prirent la route pour la dernière fois était une journée comme celle-ci. Le vent caressait alors son visage doucement, le soleil semblait plus brillant qu’à l’habitude, ses yeux plus sensibles. Elle entendait les feuilles de l’Arbre tomber à des kilomètres. Elle sentit même la collision jusque dans son cœur et à ce moment, elle s’était rendu compte qu’elle ne reverrait plus ses parents.
La tête dans les nuages, elle se lève de sa chaise et regarde vers le serveur, à l’autre bout de la pièce, comme pour lui dire qu’elle est prête à payer. Ce dernier, lorsqu’il croise son regard, fait signe de ne pas s’en occuper.
Elle ne s’en occupe pas et quitte le restaurant.
Les rues sont vides.
Les rues sont toujours vides.
Les rues sont plus vides que toujours.
Elle sort son nouvel appareil-photo de son sac. Elle le pointe vers le fond du chemin. Un chemin de terre sèche. Un chemin rocailleux. Elle se plaque à plat ventre et colle l’objectif sur son œil. De loin, on aurait vu une tache au milieu de la rue, comme une roche. De haut, un point noir sur un tableau beige. Mais de son œil, c’est magnifique.
Un village mort sous un ciel aussi bleu.
— Madame Élie, est-ce que tout va bien?
Le serveur sort la tête par la porte du restaurant, curieux de voir la jeune femme couchée dans la rue.
— Venez me rejoindre.
Il s’avance, alors qu’Élie se tourne sur le dos et commence à rire. Tranquillement pour commencer, mais plus il s’avance, plus les soubresauts se transforment en hystérie. Lorsqu’il est près d’elle, elle lui tend l’appareil en continuant de rire aux éclats.
Le jeune homme prend l’appareil et fixe son regard sur l’écran.
Des arbres. Une forêt derrière la vitre de l’appareil. Il lève les yeux et regarde le chemin désertique, bordé de gazon. Il replonge dans l’écran et retrouve la forêt.
— Je crois qu’on vous a vendu de la camelote.
Élie réduit ses éclats et tente de se calmer.
— Non. On m’a vendu ce que je voulais.
Étienne
— Tiens, Étienne, qu’est-ce que tu fais là? Tu ne travailles pas aujourd’hui?
La page devant lui est remplie. Il lève la tête avec un sourire de satisfaction sur les lèvres. Il cherche pendant quelques secondes la source de cette question. Comme il ne trouve personne, il se tourne vers la petite fille qui fait des pirouettes dans les airs, à ses côtés.
— Tu m’as parlé?
— Non, c’était un monsieur qui passait par ici, et comme tu n’as pas répondu, il est reparti d’où il venait.
Peu importe ce qu’elle dit, c’est avec un sourire en coin.
Étienne soulève les sourcils. C’est vrai qu’il perd de plus en plus ses repères temporels. Chaque fois qu’il lève les yeux de ses papiers, le soleil s’est déplacé plus qu’il ne l’aurait souhaité. Le problème, c’est que l’Arbre, lui, ne ralentit pas.
Déjà, alors que midi approche, des racines bougent librement en l’air, se tortillant sur elles-mêmes. Comme des serpents qui ont faim. Les branches, elles, pointent vers le ciel, espérant s’extirper le plus rapidement possible.
— Tu sais, on dit que le tronc est le premier à disparaître. Après, ce sont les branches, ensuite les racines. À la fin, il ne reste que les feuilles, qui flottent dans l’espace comme dans un petit lac calme à l’automne.
— On dit?
— D’où je viens.
— Ah.
Étienne ne veut pas tenter de comprendre.
Quand il réfléchit, tout devient plus confus. C’est quelque chose qu’il a appris à maîtriser à travers ses nombreuses lectures. Chaque fois qu’il s’évade dans sa tête, il ne pense pas. Ce qui arrive dans un récit arrive pour une raison. Il ne ressent le besoin que celle-ci soit expliquée.
Lorsqu’il sort la tête de ses livres, il ne fait plus la différence entre la réalité et son imaginaire et il est, pendant quelques minutes, inapte dans certaines situations sociales.
Il réalise maintenant que cette mise en phase est encore plus importante quand il est en train de créer. Il veut toujours y retourner, dans ce monde imaginaire.
Ce monde existe.
Il doit le découvrir.
Étienne joue à l’archéologue qui tente de reconstruire une ruine ancienne. Il creuse sur sa page blanche, efface, rature et recommence. Il voit, derrière le papier, une histoire qui veut jaillir. C’est son travail de la mettre au jour.
Il replonge dans l’écriture.
La petite fille, à ses côtés, continue de danser dans les airs.
L’Arbre, au loin, continue de se tordre.
Hasslehou
Le vieux peintre se lève.
Son dos lui fait mal.
Il recule.
Ses yeux sont fixés sur la toile.
La foule le regarde avec surprise.
Il est immobile, une main sur le menton.
Avec son autre main, il chasse ses pensées et se rapproche de son tableau. D’un grand geste, symbolique, il sort un petit couteau de sa poche.
Il l’ouvre.
Personne ne parle. L’Arbre, lui aussi, semble s’immobiliser pour essayer de comprendre ce qu’il voit.
— Pas tout à fait.
Rapidement, le peintre déchire son tableau. Non pas avec fureur, mais avec une paix apparente.
Il prend une nouvelle toile blanche et la pose sur son chevalet. Il s’assoit, se gratte la tête, et plonge son pinceau dans l’eau avant de recommencer son travail.
Pour sa dernière œuvre, il veut qu’elle soit parfaite.
Partie 2
En entrant, les joues rougies par le froid, il retire ses gants et desserre son foulard, puis s’avance vers un visage familier, près du bar.
— Sophie, pardonne le retard, je…
— David! Nous venons d’arriver.
— Ah.
Sophie est belle, mais les yeux de David se posent sur la fille derrière elle.
— Voici ma sœur, Faye. Faye voici David. Nous allons à l’école ensemble.
***
— Nous sommes face à une crise. L’Arbre, le dernier arbre de la Terre, le seul souvenir que nous avons de leur existence, est sur le point de nous quitter. À la façon des dinosaures, ils disparaîtront sans que nous…
David ferme la télévision. Il reste assis, dans la pièce noire, tirant longuement sur sa cigarette.
Il déteste fumer. Il le fait seulement dans la solitude et, ce matin, il se sent extrêmement seul. Sa copine est partie la veille, laissant une note. Une toute petite note qui mettait fin à quatre ans de vie commune.
Il ne sait pas comment réagir. La tristesse a laissé place à une sorte d’engourdissement générale. Il ne ressent rien. Il fume, tranquillement.
Dans le noir, il imagine marcher dans le désert, ou sur les plaines gelées. Il se voit sur les plus hautes montagnes, et les plus plates vallées.
Il a envie de tout laisser de côté (le peu qu’il a en réalité) et de partir sans savoir quand il reviendra.
Oui. Il partira.
Mais avant, une dernière cigarette.
***
La neige fond dès qu’elle touche son visage. Ils sont couchés sur le sol froid, côte à côte, le regard plongé dans celui de l’autre.
— Je suis bien.
— Oui.
David se voit, à vingt ans, cynique face à l’amour. Il se pensait au-delà de la sensation. Il n’imaginait jamais qu’une petite rencontre puisse transpercer sa carapace.
Il glisse sa main dans la sienne. Elle sourit.
***
Ça fait plus d’un quart d’heure qu’il la pénètre sur le coin du lit.
Ses pantalons aux chevilles, sa chemise encore sur les épaules, il va et vient sans arrêt, avec une intensité se rapprochant de la frénésie. La sueur coule dans ses yeux, qui regardent le mur droit devant lui.
De l’extérieur, la scène est aseptisée. Pas un son mis à part le bruit de ses testicules qui frappent comme un métronome la peau sèche de la prostituée.
De l’intérieur, elle l’est encore plus.
David se sent vide.
Il voulait partir et il est parti, emportant avec lui seulement son porte-monnaie et un petit sac rempli de vêtements. Il a fermé son appartement à clef, se dirigeant il ne savait où.
Il ne sait toujours pas. Il est atterri dans ce bordel par hasard. Un hasard qui fait bien mal les choses.
Le regard de celle qui est sous lui, lorsqu’il le croise, est absent. Ses rares cris semblent aussi faux qu’ils le laissent entendre.
Il n’en peut plus.
Il se retire et remonte son pantalon. Sans dire le moindre mot, il marche lentement vers la table de chevet. Il prend des billets dans le tiroir et se retourne vers la femme qui s’habille sur le lit.
— Soixante?
— Pas d’éjaculation, c’est quarante.
— Garde le vingt pour toi.
David va s’assoir devant la fenêtre. Il entend la porte se fermer derrière la prostituée qui s’en va, sans parler.
Dans le silence, il sort une cigarette de sa poche de chemise et l’allume. Il prend une grande bouffée et la laisse s’en aller, flottant à travers le calme de la pièce.
Dans les tourbillons de souvenirs se bousculent dans sa tête, un visage revient sans cesse. Des nuits blanches, des torpeurs, des cris amoureux.
Ses yeux sont ouverts, mais ils ne voient pas.
Des larmes coulent doucement sur son visage.
***
Il se regarde dans le miroir. La douche coule, et la vapeur remplit l’atmosphère. Elle s’approche de lui, par-derrière, et l’enlace.
— Tu seras parfait ce soir. Je suis certaine qu’ils vont t’aimer.
David se retourne et l’embrasse. Elle lui desserre la ceinture. Il lui enlève son pull. Elle recule contre le mur. Il la plaque sur celui-ci. Ils se déshabillent et entrent sous la douche.
L’eau est bouillante. C’est grâce à eux.