Tu t’es échappée de l’appartement à la course, comme une voleuse, pour ne plus penser à l’espace vide, au ronron du réfrigérateur et à ta mémoire. Ton écharpe et ta robe s’emmêlaient sur ton corps de fugitive.
Tu as traversé le parc Victoria, toujours en fuite. Tes pas claquaient sur les sentiers spongieux, gorgés de neige fondue. Ce printemps comme un jour de fin du monde, le ciel blanc taché de boucane et marqué du fer rouge de la Craven A, la terre noire, impatiente de lumière, de la chaleur dévorante du soleil et du miracle qui se répète jour après jour.
Tu te précipitais vers la rivière comme on cherche un regard ou un baiser. Sur la berge, médusée tu as ralenti, devant ces ronds agonisants dans l’eau, le crépitement de tes pieds dans les cailloux et ton cœur emballé comme chaque fois que tu croisais le regard de l’homme que tu aurais aimé toucher mais que tu fuyais, lui aussi. L’essoufflement t’emportait et mélangeait les saisons, les secrets et les époques de ta vie.
Au loin tu as aperçu une forme mystérieuse, gisant au milieu de la rivière Saint-Charles. Tu t’es approchée, fiévreuse et haletante, attirée comme un insecte sur un fruit mûr. Au détour du petit chemin, l’air était lourd du parfum des fleurs pressées de naître à nouveau. Tu distinguais de plus en plus les contours anguleux, jusqu’à reconnaître un divan, prisonnier du fond boueux, du secret de l’eau glacée.
Devant ce tableau tragique et extravagant d’une pièce d’ameublement reposant dans la rivière comme dans un cercueil, tu souris. Sous tes yeux se sont mis à défiler, comme un film au ralenti, les amoureux sur ce divan : lui, toi et tous les autres. Endormis, souriants, mangeant du chocolat et buvant des cafés. Tu imaginais les miettes de biscuits, les poils de chat, les livres oubliés là, la télécommande qu’on cherche pendant des jours et qu’on retrouve finalement, coincée entre les coussins. Voyeuse amusée, tu observais les amants faire l’amour, regarder des films, se raconter des histoires sur le divan, puis pleurer, s’engueuler, se faire des reproches, des insultes, jusqu’à l’insoutenable silence. Jusqu’à ce que l’un des deux se décide à balancer le divan à l’eau avec ses souvenirs.
Doucement, tu t’es avancée, tu as retiré tes bottes et t’es lancée. Tu avais de l’eau jusqu’à la taille quand tu as atteint le divan. Grelottante, à bout de souffle et de rêve, tu as réussi à grimper dessus puis à t’étendre. Tu as fermé les yeux, ta robe et ton écharpe flottaient maintenant autour de toi. La ville restait muette tandis que tu t’offrais à l’eau, au silence, à la vue des autres qui marcheraient le long de la Saint-Charles après toi.
Ce dimanche de printemps de fin du monde, où tout à coup le soleil se mit à briller sur l’eau et ton corps, sur le divan dans la boue, comme sur un bateau pour nulle part.