Je sors d’une entrevue que je viens d’accorder à la radio nationale à la suite de la parution de mon plus récent roman, Quelque part en Amérique, et je traîne comme un acouphène l’échange que j’ai eu avec la journaliste concernant mon double statut d’écrivain et de professeur d’université. Cette question, qui revient de manière systématique lors de mes rencontres avec les journalistes, se décline généralement de la manière suivante : vous n’avez pas écrit un roman de professeur d’université (cette phrase étant formulée sous la forme d’un compliment). Nous comprenons tous ce qui est ici sous-entendu, lorsque cela n’est pas clairement exprimé : les romans de professeurs d’université sont ennuyeux, écrits de manière impeccable mais rigides et froids, sans émotion. Le jugement est tenace et répandu, mais sur quoi s’appuie-t-il au juste? Sur des faits? Sur des impressions? Sur des a priori? Comment juger de la froideur et de l’ennui? Est-ce une manière d’opposer idées et sentiments?
Curieusement, à l’intérieur de l’institution, le compliment se déguise en reproche sans même changer de vêtements. Les mêmes mots, avec à peine une note distinctive dans l’intonation : vous n’avez pas écrit un roman de professeur d’université. Lire que le travail sur l’écriture et la posture narrative, pour trop « populaires », ne s’inscrivent pas dans une démarche de « recherche » crédible, ni même identifiable.
Posture publique
Je suis écrivain. Je suis professeur. Je demeure écrivain lorsque je deviens professeur puisque j’enseigne la création littéraire. Je conçois mon rôle comme celui d’un guide « qui est déjà passé par là », mais aussi celui d’un accoucheur de rêves, puisque c’est là la forme initiale du roman à venir, le roman d’un étudiant qui ne sera pas un « roman étudiant » mais l’œuvre d’un écrivain qui, pour toutes sortes de raisons, a choisi d’inscrire sa démarche de création dans un contexte particulier, celui de l’université. Ce choix n’est pas anodin, et implique une double adaptation; de l’auteur comme membre de l’institution, de l’institution comme lieu d’accueil pour l’auteur. Par ce double mouvement, à la fin du processus, l’étudiant devient écrivain, et c’est à titre d’écrivain en devenir que je le perçois dès son premier cours de premier cycle, chérissant l’espoir de le voir perdre son statut d’étudiant une fois son manuscrit rendu à ses grosseurs. Si, par ailleurs, l’étudiant est aussi attiré par la recherche (dite recherche-création ou recherche sur la création), il pourra situer sa pratique de l’écriture dans ce créneau – en évitant, si possible, de l’y subordonner – et je serai là pour l’accompagner.
Posture privée
Je suis écrivain. Je suis professeur. Mais je ne suis plus professeur lorsque je redeviens écrivain. Et je tiens à protéger mes catégories personnelles. Sans doute est-ce dû à mon parcours et à mes origines littéraires – ou à mes origines et à mon parcours littéraire –, mais je me plais à croire qu’il y a un brin de libre arbitre dans cette décision. Écrire en dehors de mes pantoufles, mais toujours au plus près de moi-même, un livre à la fois, avec sa forme et son écriture particulières. Accepter de suivre mes personnages, de me mettre en danger et de porter flan aux critiques, qui maintenant viennent de plusieurs postes de garde, incompatibles, voire antagonistes. Le trop devient pas assez, la maîtrise se transforme en relâchement, le sentiment séduit ou dégoûte, la pensée étouffe ou se laisse espérer… Avec la volonté constante de rester à l’écart du mouvement général pour me concentrer sur l’essentiel, c’est-à-dire ce qui viendra après. Après les débats stériles qui n’intéressent personne. Après le défilé des envies refoulées. Après les accolades et les poignards. Après le vacarme, retrouver le silence…
Je ne suis pas attiré par le roman à thèse, à contrainte, oulipien ou autre, à idée, scolaire, théorique, doctrinaire, religieux, argumentatif, essayistique… ((Nous pourrons reparler de La Cadillac blanche de Bernard Pivot (Québec-Amérique, 2006), que certains ont (à mon avis faussement) classé dans cette catégorie.)) Je ne suis pas de ce côté des choses, ce qui n’empêche personne d’y trouver son plaisir. Je ne suis pas davantage intéressé par le roman sirupeux, moelleux, dégoulinant, à l’eau de rose ou de violette, faussement historique ou historiquement faux, narcissique, ésotérique, érotique, touristique, pleurnichard, revanchard ou adulatoire, mais reconnais le droit de quiconque de s’en délecter. J’aime la fiction littéraire comme vecteur d’une vérité qui ne pourrait pas se dire autrement. La littérature est le langage qu’emprunte le réel pour se libérer des lois de la physique (je parle ici du temps et de l’espace). Et il se trouve que cette voie passe par l’esprit humain, puisque le réel sans l’esprit n’a plus de «signification».
Je me situe donc là, inconfortable et vulnérable, jusqu’à ce que l’écriture me ramène au bercail, cocon de phrases tissées dans le bruissement des feuilles pour me protéger des bourrasques à venir…
Je suis écrivain. Je suis professeur. Partout autour de moi le verbe se fait chair et j’ai le bonheur d’assister à ce miracle quotidiennement. Je vis avec mes personnages, mais aussi avec ceux de mes étudiants, et tout cela me donne accès à ce qui, autrement, n’existerait pas. Voilà ce qui me garde en vie…