Ma Perrine est montée chez son amie Julie. Elles vont sûrement boire un peu, potiner, regarder un mauvais film, qu’est-ce que j’en sais, s’amuser comme des filles de leur âge.
Julie et son appartement payé par son médecin de père. Un appartement plus grand, plus lumineux, quatre étages plus haut que le mien. Plus beau que le mien. Perrine ne l’a jamais dit, mais elle a cette façon de « Julie-a-mis-des-plumes-de-paon-dans-un-vase-chinois-tu-verrais-l’effet-que-ça-donne-dans-son-salon » ou de « Julie-a-peint-sa-table-à-café-en-fuschia-pour-aller-avec-ses-coussins-vert-lime-et-son-canapé-jaune-serin ».
Saleté de Julie. En ce moment, elles doivent entamer une bouteille de rouge. Une idée de Julie. Ma Perrine digère mieux le blanc. Bon sang. Julie va me la détraquer.
Je sors dans la cour de l’immeuble. Qu’est-ce que je m’ennuie. Au moins, si elle était là, Perrine pourrait me faire un tour de magie. À caractère sexuel. Non, je veux dire : un vrai tour de magie. Avec des cartes à jouer. Avec des cartes et peut-être un mouchoir qui sort d’une manche. Un mouchoir pour pleurer la stupidité de Julie, oui.
Je lève la tête. Quatre étages plus haut, elles bavardent. Sur le balcon de Julie, appuyées au garde-corps. Elle y a installé des lumières de Noël il y a huit mois et ne les a jamais enlevées. Ridicule.
Leurs petites têtes d’épingle se penchent au-dessus du vide. Elles boivent un liquide foncé, qu’est-ce que j’avais dit. J’entends le rire cristallin de ma fille et le ricanement grinçant de l’autre. Elles doivent parler de moi. Se moquer de moi. La barbe.
Mais.
Qu’est-ce que c’est?
La tête de ma Perrine qui se détache de son corps. Ai-je bien vu? Son petit crâne, si rond, si pâle, qui roule de son socle, qui chute du balcon.
Incroyable. Mais vrai.
C’est bien une tête qui tombe vers moi, elle est encore loin, elle a la taille d’un grain de riz.
Je sais qu’elles se sont disputées, hier. Une histoire de garçons. Ou de travaux universitaires. Mais de là à penser que Julie lui trancherait la tête. Avoir su, je l’aurais retenue. Perrine. Je pensais qu’elle montait faire la paix.
Tout ça a dû commencer au moment de déboucher la bouteille de vin. Julie n’aura pas pu s’empêcher de montrer ses dernières cochonneries.
– Dis, Perrine, tu as vu le coffre ancien que je viens de me procurer? Je l’ai placé ici, mais je pense sérieusement le mettre dans ma chambre.
– C’est tellement joli, tu es une reine. Tu devrais voir les choses qu’achète papa. Il pense me faire plaisir, mais la plupart de ses choix me donnent la nausée. Comme ce pot en céramique qu’il m’a offert, l’autre jour. Je pense que c’est allemand. C’est d’une laideur consommée.
– Que veux-tu, mon amie : certains l’ont, d’autres ne l’ont pas.
Ce foutu pot en céramique.
C’était la semaine passée. Je rentrais du bureau, en nage. Perrine tchatchait sur son ordinateur. Ou mettait en ligne des photos d’elle toute nue, qu’est-ce que j’en sais. À dix-neuf ans, elle peut bien prendre ses propres décisions. D’habitude, elle lève à peine les yeux quand je rentre. Ce n’est pas ma faute. Je ne peux pas faire compétition à tous ces sites pornographiques. Mais ce soir-là, j’avais un cadeau.
Le pot de céramique blanc que j’avais vu Julie convoiter, à la boutique de bric-à-brac. Je l’avais même entendue demander à la vendeuse :
– Ce pot, c’est une importation?
– Oui, ça vient d’Allemagne. Un pur produit germanique.
Elle le trouvait trop cher. Elle dort avec son argent sous son oreiller. Ou l’argent de son père. Mais pas moi. Et puis je savais que si Julie aimait le pot, Perrine vénérerait le pot. J’avais sorti mon portefeuille, je me sentais comme à Wall Street. Un investissement sûr. Rentable à long terme. Des dividendes d’affection pour les mois à venir.
En marchant vers l’appartement, je me sentais léger. Une illusion. Ce pot pesait sacrément lourd. Les poignées du sac en plastique ont lâché à la moitié du trajet. J’ai dû faire le reste du chemin en tenant le pot contre ma poitrine. J’y ai mis tout mon amour. Des gouttes de sueur perlaient sur mes bras. Ma chemise collait sous mes aisselles.
En rentrant, j’ai posé le sac sur le comptoir. Ça a fait un « toc » qui a intrigué Perrine. Elle a levé les yeux. Je me suis épongé le front avec un torchon qui traînait.
– Ce truc est plein de graisse, papa. Tu es dégoûtant.
Ses petits yeux glacés. Rivés sur mon visage en sueur. Heureusement qu’il y avait le cadeau.
– Qu’est-ce que c’est?
Les poignées déchirées du sac remuaient sous le ventilateur.
– Eh bien, ouvre-le, ma chérie. Tu verras.
Elle a laissé son ordinateur. Elle portait sa camisole blanche. Transparente par temps de canicule. Elle aurait pu l’enlever, si la chaleur l’incommodait trop. Je ne le lui ai pas proposé. Elle s’est versé un grand verre de limonade rose. De la limonade vendue congelée en boîtes de conserve. Elle tournait autour du sac comme une lionne autour d’un gnou.
– C’est pour moi?
Je crevais de chaleur, mais j’ai souri.
– Bien sûr, ma belle. Un petit cadeau pour te dire que je t’aime.
Elle s’est gratté le cou. Le bout de sa queue de cheval avait l’air d’un pinceau mouillé. Et puis elle s’est jetée sur le sac. Je connais ma Perrine. Elle joue à l’indépendante, mais elle adore les cadeaux.
Elle a sorti le pot en céramique et l’a regardé longtemps. Plusieurs minutes. On aurait dit qu’elle se demandait « Qu’est-ce que Julie en penserait? ». Si j’avais quitté la pièce, je crois qu’elle serait montée pour lui demander son avis. Misère. Il ne s’agissait après tout que d’un pot. Enfin. Ça dépend des points de vue. Pour moi, c’était un investissement. Pour elle, c’était un pot.
Elle a fini par arrêter de gamberger.
– À quoi ça sert?
« À quoi ça sert » ne faisait pas partie de mes préoccupations au moment de l’achat. La vendeuse ne me l’avait pas dit. Je n’y avais même pas songé. Saleté de pot. C’est avec horreur que je me suis moi-même entendu penser « Qu’est-ce que Julie répondrait? ».
– Ma chérie, ça sert à mettre des plumes de paon. Tu sais bien, comme chez ton amie Julie. Tu m’as dit que tu trouvais ça beau.
Elle a tordu la bouche.
– Je trouve ça beau chez Julie parce que c’est chez Julie. Ici, c’est différent. Je ne veux pas de ça. Ce pot est hideux.
Elle a avalé sa limonade d’un trait. Ça a laissé une grande coulisse de pulpe rose sur le verre.
– Que veux-tu, mon amie : certains l’ont, d’autres ne l’ont pas.
Oui, elle a dû dire ça, la Julie. Et Perrine a dû acquiescer.
– Regarde ce que j’ai acheté d’autre. C’est une authentique imitation d’un sabre japonais. Ce n’est pas magnifique?
– Oh! Julie, quel bel objet de collection.
Un sabre, et quoi encore. Quelle désaxée, cette fille, je ne le savais que trop bien. Elle préparait déjà son coup. Ensuite, elles ont dû parler de garçons, ou de travaux universitaires, qu’est-ce que j’en sais. Un sujet chaud. Et elles sont sorties sur la terrasse. Des éclats de voix. Des rires sarcastiques. Des injures. Julie qui retourne à l’intérieur. Qui ressort. Son sabre à la main. Et la tête de ma Perrine qui saute.
Dire qu’elle aurait pu rester ici. Me montrer un tour de magie coquin, peut-être. Prendre sa douche la porte ouverte. Porter un string. Se pencher pour ramasser un objet par terre. Boire une limonade pulpeuse.
Mais il fallait qu’elle monte chez Julie. Qu’elle lui parle du pot en céramique. Cette cochonnerie de pot allemand. Que Julie a prétendu aimer. Pour me berner. Pour m’humilier. La salope. Voilà où ça nous mène. Ma Perrine qui meurt. Bon sang.
Les yeux levés, je regarde le grain de riz de ma chérie tomber. Grossir. Petit crâne blanc, fragile. Si beau.
Je tends les bras, je suis prêt à l’attraper. Ne pas la laisser s’écraser contre le béton. La petite tête de porcelaine. De céramique.
De céramique.
Je ferme les yeux. Je revois Julie qui sort de notre appartement, il y a quelques minutes. Elle porte un sac en plastique. Elle traverse le salon. Passe à côté de la table basse. La table basse où j’ai installé le pot la semaine dernière.
Je rouvre les yeux. Trop tard. La tête de ma Perrine s’écrase à côté de moi. Sa petite tête en céramique blanche. Cassée. Sur un des morceaux, je lis Made in Germany.
– Hé, papa! Julie aussi, elle le trouve laid! Tu peux te le mettre quelque part, ton pot!
La voix vient d’en haut.
Et tout ce qui me traverse l’esprit, c’est « Qu’est-ce que Julie répondrait? ».