Je ne pouvais plus écrire, mes personnages m’avaient abandonnée. J’avais beau tendre l’oreille, me retrancher dans un silence quasi monastique, leurs voix ne surgiraient pas. M’acharner ne donnerait rien. Le vent s’était levé. On aurait dit qu’il hurlait, comme un gamin furieux.
J’ai enfilé mon vieux chandail de laine, mon écharpe, mes bottillons de suédine. La nuit ne tarderait pas. Je suis sortie sur la galerie, les cheveux en bataille, mon corps balloté tel un voilier par le ressac. J’ai songé au chat, blotti sur le canapé, à l’abri des bourrasques. Pour une fois, je ne l’enviais pas.
J’ai allongé un pas incertain. L’air salin mordait ma peau. Je me suis dit qu’il était encore temps de rebrousser chemin, que le chalet, lui, ne bougerait pas. Mais j’ai continué, mue par une inexplicable envie d’orages violents. Je distinguais à peine la mer et sa traînée de cotonnades, le ciel zébré de jaune. Je marchais dans le sentier bordé de conifères, zigzaguais entre les branches et les cavités boueuses, la tête pleine d’une musique aérienne.
Les arbres pliaient sous la force des rafales, mais résistaient, comme moi. Je bravais la noirceur, pendant que le froid s’insinuait sous mes vêtements. Encore quatre enjambées et j’atteignis l’orée de la forêt, là où la grève s’étendait à perte de vue. Enfin! Je souris malgré moi, troublée par l’écume des vagues, leur chant lugubre. Les premiers vers d’un poème d’Anne Hébert, lus dans la journée, me revinrent à l’esprit :
Je repose au fond de l’eau muette et glauque
J’entends mon cœur
Qui s’illumine et s’éteint
Comme un phare
Je fus tentée de me précipiter dans les flots, de risquer une brasse folle et suicidaire, loin du calme rassurant de ma cabane, pour sentir mon cœur « s’illuminer et s’éteindre », mes muscles se contracter à chaque nouvelle poussée. Pourtant, je demeurai immobile, les poumons remplis d’effluves marins.
Lorsqu’un picotement désagréable se manifesta dans mes jambes, je décidai de poursuivre mon chemin vers l’ouest, où un point lumineux ondoyait sur la rive. Plus je m’en approchais, plus je craignais qu’il disparaisse.
Le vent avait perdu de sa rage primitive, quelques mèches tombaient sur mes yeux, chatouillaient mes tempes. Mon souffle semblait s’être accordé au roulement des vagues.
Je ne lâchais pas la lueur des yeux, qui tournoyait jusqu’à l’épuisement. Elle agonisait, puis éclatait en mille scintillements la seconde suivante. Je voulus croire qu’elle m’attendait avant de mourir complètement, que mon pèlerinage ne serait pas vain. Je repensai à mes personnages sur la page à demi blanche. Peut-être les trouverais-je endormis, las d’avoir trop crié. Peut-être me reprocheraient-ils mon impatience, eux qui ne demandaient qu’à éclore lentement, dans un émouvant bruissement d’ailes. Je m’imaginai le petit Mathis, les pommettes barbouillées de larmes, ses hurlements devenus râles. Il partirait sans moi, sans ma prose pour permettre à son sang d’affluer une seconde fois. J’avais parcouru la moitié du trajet, je pouvais encore le sauver. J’hésitai, comme cela m’arrivait souvent. Quelqu’un murmura. Tue-le. Le délire avait commencé. N’empêche, l’homme avait décrété la fin de l’enfant. J’obéis sans broncher, les ongles couverts du sang de Mathis. Tant pis, il se réincarnerait autrement. Je me mis à courir aveuglément, certaine que son spectre me pourchassait déjà.
Mes cuisses brûlaient, mes mollets, tendus comme des arcs, élançaient. Je transpirais sous le lainage que je me retins d’enlever. Entre deux foulées, j’aperçus au loin une silhouette qu’éclairait un halo jaunâtre. J’aurais dû éprouver une certaine surprise, sinon de l’inquiétude. Je ressentis plutôt une ivresse, comme si on me maintenait en équilibre au-dessus d’un précipice. Je diminuai la cadence, flageolante. J’inspirai, expirai, jusqu’à ce que mon pouls ralentisse. L’ombre au-devant se mouvait avec une grâce peu commune, ses bras battant l’air tels deux lierres fragiles. Un autre chuchotement me tira un hoquet de stupeur. C’était lui. L’homme-assassin. Mon complice. La voix ne se tarissait pas, et je reconnus soudain les mots de ma chère Anne :
Il y a certainement quelqu’un
Qui m’a tuée
Puis s’en est allé
Sur la pointe des pieds
Sans rompre sa danse parfaite
Je me crus sur le point de défaillir. À qui avais-je affaire? Qui donc s’amusait à réciter des vers que moi seule chérissais? Je devais parler au danseur, j’en étais persuadée.
Je titubai jusqu’à lui. Une lanterne dans laquelle vacillait une flamme était posée à même le sol. L’homme continuait ses arabesques en m’ignorant. Ses pieds formaient des cercles sur le sable, puis s’élevaient à hauteur d’épaules, comme s’ils cherchaient à toucher la lune. Sa chorégraphie, de plus en plus exaltée, ses gestes brusques, mais fermes, m’émurent. Les larmes me montèrent aux yeux, coulèrent le long de mes joues, se mêlèrent à ma sueur. Je les essuyai du revers de ma manche. Les traits de l’inconnu, délicats, son tronc élancé m’émerveillaient. Je le trouvais beau, mais d’une beauté singulière. Son corps ondulait à la manière des loups de mer, évoluait avec une assurance inflexible. Je songeai aux quenouilles que les vents charriaient, autrefois, dans la rivière de mon enfance. Il me rappela ces roseaux que je dessinais avec des feutres, qui tapissaient les murs de ma chambre. Je voulus le lui dire, mais avant même que je n’ouvre la bouche, il m’intima de me joindre à lui :
– Danse.
Cette voix. Quelque chose dans son ton m’intriguait, une douceur en même temps qu’une tristesse contenue. Je me sentais incapable de lui refuser quoi que ce soit. Il me fixait de ses yeux noirs, son index pointé vers moi. Je refermai ma main sur sa paume, et il m’entraîna dans une valse échevelée, débridée. À un moment, je faillis perdre connaissance. Il dut le deviner, puisqu’il cessa tout mouvement et m’aida à m’asseoir sur la plage.
– Ça vous arrive souvent de danser sur la grève en pleine nuit?
Il se contenta de sourire. Je n’insistai pas, par crainte de le voir s’enfuir. Le silence persistait. L’homme se leva enfin, se déchaussa, puis gagna la rive, pieds nus. La chandelle grésillait toujours. J’approchai mes doigts du feu pour les réchauffer. C’est là qu’il prononça mon nom d’un seul souffle, comme si un poids énorme lui compressait la poitrine. J’eus le vertige. Ma vue se brouilla. L’homme glissa ses orteils sous l’eau, puis ses hanches, son torse. Il suffoquait.
Je ne fis rien pour le retenir. Je ne m’en sentais pas la force.
Ses derniers mots, tel un écho lointain, moururent avec le clapotis de la mer, la naissance de l’aurore.
Je savais que je ne les oublierais jamais, pas plus que sa descente tranquille au fond des abîmes.
On a tant valsé
M’aurais-tu désappris?
Je ne suis pas mort pour rien,
Je recommence ma vie de fantôme
Écris mon corps, les algues égarées
Je naîtrai ensuite
Rassasié
Je rentrai au petit matin, rompue de fatigue. Je retrouvai mon cahier, en noircis les pages comme une rescapée fiévreuse. Quelqu’un m’avait dicté ces mots. Un homme, le plus beau des noyés.