Ce texte a été écrit dans le cadre du colloque « Portrait de l’artiste en intellectuel: enjeux, dangers, questionnements », qui a eu lieu les 26 et 27 octobre 2012, à l’Université Laval.
Ma réflexion vient de mon expérience personnelle. En tant qu’étudiant en «écriture littéraire ((Notons l’hésitation de l’institution à employer le terme «création», dont témoigne aussi la juxtaposition lexicale «recherche-création» pour désigner les étudiants qui «créent» mais «pensent» aussi.)) », je dois constamment alterner entre un discours à prétention artistique et un discours d’ordre critique et théorique. Or les critères pour déterminer la valeur de ces deux types de discours ne sont pas les mêmes : le discours artistique est surtout évalué à la dynamique esthétique ((Dans le sens étymologique, qu’on retrouve chez Baumgarten, de sensation, «aisthêtikos» : sentir, perceptible, sensible. Nous l’entendons comme une émotion circonstancielle déchargée de métaphysique.)) qu’il établit avec le lecteur, alors que le discours critique ou théorique doit apporter un savoir sur la «littérature» comme question et problème de recherche.
La légitimation du discours artistique produit en milieu universitaire est problématique vis-à-vis, d’un côté, de l’institution elle-même, dont le paradigme scientifique ne dispose pas de critères pour en évaluer la valeur, et d’un autre côté, du public, réfractaire à un art «intellectuel» qui ne l’émeut pas. D’un côté, on ne veut pas d’un seul «créateur» (entendu péjorativement) qui obtiendrait un diplôme sans avoir acquis un savoir minimal sur «la» littérature. De l’autre, on ne veut pas lire un romancier ou un poète «universitaire» dont la pratique serait programmée par une théorie préalable, travers associé à une sorte de déformation professionnelle. L’écriveur-chercheur est ainsi écartelé entre deux horizons d’attente.
Il est bien sûr impossible de distinguer, dans un discours, la part qui relève d’une posture d’«écriveur» (disons de l’artiste) et celle qui est du ressort du «chercheur» (de l’intellectuel, si l’on accepte cette dichotomie simplificatrice). Il n’y a certainement pas de dédoublement net du sujet écrivant, tout au plus y a-t-il un «retour» du second sur le premier, lequel permet une synthèse dialectique dans la figure de l’auteur. Une certaine tension peut tout de même se créer dans la pratique d’écriture artistique en milieu universitaire du fait de sa concomitance avec la production de discours critiques ou théoriques. Dans mon cas, par exemple, je tends à superposer à mon discours artistique un métadiscours critique ou théorique, explicite ou implicite, lequel vient indéniablement des activités de recherche que je mène parallèlement. Le résultat n’est pas toujours heureux, comme me le fait remarquer mon directeur : «je suis trop dans la langue et pas assez dans la vie». Après un moment de déni, je reconnais que le métadiscours sur la littérature et le langage acquiert une place démesurée dans mon écrit à prétention artistique; je tends à objectiver mon art, autrement dit je considère mon invention comme un objet sur lequel réfléchir et à partir duquel penser la littérature en général (comme je le ferais dans un texte critique ou théorique) plutôt qu’un «acte de langage» autonome qui porte à même son procès une pensée singulière et un sujet positionné dans un rapport éthique et politique aux autres et au monde, donc en vie.
Le rapport entre l’art (ou la littérature) et la «vie» et le rôle qu’y joue cette étrange et immatérielle faculté que nous avons de «penser» n’est pas un problème nouveau, tant s’en faut. Dans le champ littéraire, les dichotomies entre abstrait et concret, langage et réel, signe et référent, forme et fond sont bien ancrées dans nos schémas de pensée et constituent des motifs de doléances récurrents chez l’écriveur dès lors qu’il «se regarde écrire». Elles peuvent même servir de moteur de l’écriture, comme c’était le cas, au départ, du «récit dysfonctionnel ((Voici comment j’envisageais mon projet : écrire un récit de deuil sapé par une hyperconscience linguistique, parasité par un discours sceptique qui remet en cause la concordance entre ce que dit et ce que voudrait dire le narrateur, qui aspire en vain à une expression littérale parfaite. Incapable de garder un contrôle total sur les réseaux d’images créés par sa parole, il se sent tenu de constamment justifier le sens de sa pensée sans jamais y parvenir de manière satisfaisante en raison d’incohérences, ce qui a pour conséquence de faire gonfler et stagner le récit.)) » qui compose mon mémoire universitaire. Or plus j’avance dans mon écrit que d’aucuns qualifieraient d’«intellectuel», plus je constate l’impasse vers laquelle je me dirige, et plus je sens la nécessité de traduire (fût-ce utopique) une expérience de vie réelle, bref de rendre mon récit «fonctionnel». J’ai l’impression que la valeur de mon œuvre ne réside pas tant dans son «intelligence» ostensible, que dans une «ingéniosité» retenue autorisant la «reconnaissance» et le «partage» d’une expérience de vie par un éventuel lecteur. Mon professeur a raison : je dois faire mien le fantasme de conjuguer littérature et vie. À cet égard, la théorie du rythme d’Henri Meschonnic m’est apparue salutaire en ce qu’elle m’a permis de concevoir une certaine continuité entre mon écriture personnelle, la pensée qu’elle contient et la vie, entendue comme le moment où «l’écriture devien[t] forme de vie, mouvement d’une parole, invention du sujet par son langage et d’un langage par un sujet inséparablement, invention de sa propre historicité ((Henri Meschonnic ([1989] 2006), La rime et la vie, Paris, Gallimard (Folio essais), p. 126.)) ».
Pour Henri Meschonnic, la «pensée poétique» réside dans l’action du sujet dans le poème ((Le poème n’est pas considéré comme le fait d’un genre littéraire, mais entendu dans le sens étymologique plus large de fabrication. Ainsi, «il y a du poème dans le roman, une pièce de théâtre ou même un texte dit philosophique s’il y a cette invention du sujet, cette invention d’une historicité». Ibid., p. 428.)) . Selon lui, la valeur du poème repose dans sa subjectivation et son historicité, autrement dit dans l’invention d’une parole singulière qui transforme la poésie en se faisant, donc contre les «poétisations», c’est-à-dire les schémas fixes (dont certaines théorisations ((Meschonnic cible surtout l’essentialisation (ou l’«heideggerianisation») de la poésie et le structuralisme qui considère le «système» de la langue comme une «structure» immuable et oublie que le signe n’est qu’une représentation du langage.)) ) qui lui prédéterminent une essence ahistorique et objective :
[…] le problème majeur du poème, et de toute œuvre d’art, et le problème aussi de la poétique, (qui n’est que la tentative indéfiniment engagée et à poursuivre de comprendre ce que fait la littérature, ce que fait un acte de littérature comme on dit un acte de langage) est son historicité. Sa valeur. L’invention de son historicité. Qui n’est pas la situation historique, mais la contradiction tenue entre une situation et une activité telle que l’activité en sort indéfiniment. Continue d’agir. Dans sa langue. Le reste est à voir. Cas par cas. Penser le poème, c’est penser la valeur ((Henri Meschonnic (2001), Célébration de la poésie, Lagrasse, Verdier (Verdier poche), p. 92.)) .
Ainsi, en tant que forme de langage en relation de réciprocité avec une forme de vie, le poème possède une pensée propre, indissociable de son rythme, qui permet le partage intersubjectif ((«[…] le rythme comme organisation du sujet de la parole dans le discours mène à postuler un sujet du poème. Et j’appelle sujet du poème la subjectivation maximale, intégrale d’un discours». La rime et la vie, op. cit., p. 427.)) . C’est, il me semble, ce que j’oubliais lorsque, dans ma pratique, je superposais à mon discours artistique un métadiscours objectivant, souvent didactique et explicatif, qui présuppose une pensée préalable à l’énonciation, héritée de mon penchant pour la théorie littéraire.
Dans les limites de l’analogie, on peut comparer cette objectivation de l’écriture à la folie du héros préromantique par excellence, Hamlet. Après avoir appris la trahison de sa mère et de son oncle, le prince danois, rongé par son affect mais incapable de le transposer en acte, s’isole du monde. C’est le moment de la coupure entre le langage et son expérience de vie. L’indice de cette cassure, linguistique, se trouve dans sa fameuse réplique à Polonius : «Words, words, words ((William Shakespeare (2004), Hamlet, édition bilingue, traduction de Jean-Michel Déprats, Paris, Gallimard (Folio théâtre), p. 132. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés par la mention H, suivie du numéro de la page, dans le corps du texte.)) », à propos de mots imprimés dans lesquels il ne trouve pas de signification. Les livres qu’il lit ne sont plus qu’une combinatoire de mots détachés de tout référent transposable dans l’ordre du vécu, d’où son impossibilité à communiquer et à entrer en rapport avec les autres. Autant dire qu’il est mort, puisqu’il se propose de coucher dans sa «tombe» (H,135). Pourtant, dans l’entourage d’Hamlet, on devine que sa folie dissimule une intelligence cachée, inaccessible aux courtisans qui ne parviennent pas à le faire parler. Les répliques d’Hamlet sont «grosses de sens» (H, 135), soupçonne Polonius qui n’arrive pourtant pas à le comprendre. De même, Claudius le fait surveiller, l’exile même, par méfiance envers sa «turbulente et dangereuse démence» (H,165), laquelle suppose un sens crypté derrière des paroles en apparence insensées. Encore, un courtisan chargé de faire avouer à Hamlet son secret rapporte que «sa folie rusée prend le large / Quand nous voulons le conduire à un aveu / De son véritable état» (H, 165). Le danger de la folie d’Hamlet ne tient donc pas tant à son état psychique qu’au supposé double discours qu’il tient, lequel se trouve hors des «jeux de langage» habituels de la cour, donc exclut Hamlet des «formes de vie» qu’il connaît ((Meschonnic emprunte vraisemblablement cette notion à Wittgenstein : «[…] il y a d’innombrables catégories d’emplois différents que nous nommons “signes”, “mots”, “phrases”. Et cette diversité n’est rien de fixe, rien de donné une fois pour toutes. Au contraire, de nouveaux types de langage, de nouveaux jeux de langage pourrions-nous dire, voient le jour, tandis que d’autres vieillissent et tombent dans l’oubli. […] L’expression “jeu de langage” doit ici faire ressortir que parler un langage fait partie d’une activité, ou d’une forme de vie». Ludwig Wittgenstein ([1953] 2005), Recherches philosophiques, traduit de l’allemand par Françoise Dastur et al., Paris, Gallimard (Bibliothèque de philosophie), p. 39. Notons que la vie n’est pas à entendre dans son sens biologique, mais culturel, car les formes qu’elle prend (les activités des sujets) sont fondées sur les jeux de langage.)) .
Loin de moi l’intention d’ajouter une voix au «dialogue de sourds» interprétatif sur Hamlet dont se joue Pierre Bayard ((Cf. Pierre Bayard (2002), Enquête sur Hamlet : le dialogue de sourds, Paris, Minuit.)) ; il est assez consensuel de remarquer que la folie d’Hamlet questionne la faculté du langage à traduire une expérience de vie. Pour le resocialiser, ses interlocuteurs cherchent à lier ses phrases dans un propos cohérent, ils cherchent, comme on dit, «de la suite dans ses idées», autrement dit une pensée phrasée. Le discours d’Hamlet n’est pas insensé, il exige d’être interprété, c’est-à-dire lu. Polonius devine des propos d’Hamlet : «Quoique ce soit de la folie, cela ne manque pas de méthode» (H, 135). Le roi affirme pour sa part : «Et ce qu’il disait, même si cela manquait un peu de forme, / N’était pas de la folie» (H, 177). De même, un courtisan dit d’Ophélie, elle aussi atteinte de folie, qu’elle «dit des choses ambiguës / Qui ne portent qu’une moitié de sens. Sa parole n’est rien, / Mais l’usage chaotique qu’elle en fait pousse / Les auditeurs à reconstruire un sens. Ils s’y efforcent, / Et recousent ses mots avec le fil de leurs propres pensées» (H, 257). On peut déceler dans ces répliques un net besoin de signifiance et si l’on pousse un peu, une critique de la conception du langage comme seule sémiotique. En effet, contrairement au système du discours, le signe (ici le mot), comme unité de sens discontinuée rattachée à un référent situé «ailleurs» (inaccessible chez Hamlet, puisque du côté de la folie), empêche la constitution d’un système signifiant qui rend possible l’expression d’une pensée, donc la possibilité d’un jeu de langage partageable. Les «lecteurs» d’Hamlet doivent accomplir cette sémantique à sa place pour le reconnaître en tant que sujet parmi eux. Ils doivent, à partir de «mots décousus», donner forme à une pensée qui «naît» d’un système discursif, comme l’avait pressenti Heinrich von Kleist dans De l’élaboration progressive des pensées dans le discours ((«Le français dit : L’appétit vient en mangeant, et cet adage dictée par l’expérience demeure vraie lorsqu’on le parodie pour dire : L’idée vient en parlant». Si Kleist sépare encore «l’esprit» de «la langue», il reconnaît leur interdépendance en les présentant comme deux roues partageant le même axe : «La langue, alors n’est pas, comme, disons, un frein sur la roue de l’esprit, c’est comme une seconde roue qui parallèlement entraîne le même axe». Heinrich von Kleist ([1805] 1991), « De l’élaboration progressive des idées dans le discours » dans Sur le théâtre de marionnettes, traduit de l’allemand par Jean-Claude Schneider, Rezé, Séquences, p. 42 et p. 52.)) .
Je propose que le Hamlet isolé, ne reconnaissant plus que des mots dans le système signifiant du langage, vit une expérience analogue à celle de l’écriveur «débordé» par le chercheur. En objectivant son œuvre par la superposition d’un métadiscours envahissant, l’écriveur-chercheur peut perdre de vue le sujet de son poème, comme Hamlet s’oublie en tant que sujet de sa vie ((Le sujet du poème naît de l’énonciation et n’est pas nécessairement assimilable à l’auteur : «je est un autre». La subjectivation n’exclut pas le dialogisme et la polyphonie, mais au contraire, les rend possible.)) . C’est ce qui arrive aux œuvres dites «à thèse», dont la signifiance est soumise à une théorie préalable et «extérieure». Cette soumission du poème peut se faire de différentes manières selon nos penchants théoriques et méthodologiques : par exemple, un métadiscours philosophique qui généralise des situations particulières en les conceptualisant; un usage appuyé de procédés, dispositifs et figures empruntés à la rhétorique, à la stylistique ou à la narratologie; une tendance à «coucher son œuvre sur un divan»; ou encore un excès de communication par une insistance sur le message à passer (à la sémiotique) aux dépens de la signifiance de l’énonciation (ou la sémantique), qui est le fondement même de l’expression artistique selon Benveniste :
La langue est le seul système dont la signifiance s’articule ainsi sur deux dimensions. Les autres systèmes ont une signifiance unidimensionnelle : ou sémiotique (gestes de politesse ; mudrãs), sans sémantique; ou sémantique (expressions artistiques), sans sémiotique. Le privilège de la langue est de comporter à la fois la signifiance des signes et la signifiance de l’énonciation. De là provient son pouvoir majeur, celui de créer un deuxième niveau d’énonciation, où il devient possible de tenir des propos signifiants sur la signifiance ((Émile Benveniste ([1969] 1974), « Sémiologie de la langue » dans Problèmes de linguistique générale 2, Paris, Gallimard (Tel), p. 65.)) .
Ma visée n’est pas normative : je ne fais pas le procès de l’autoréflexivité ou des jeux sur les niveaux d’énonciation, lesquels donnent des œuvres riches de jeux de langage inédits aux règles complexes, mais il me semble que le discours (théorique) sur le discours (artistique), problème propre à la littérature en tant qu’art linguistique capable de réfléchir sur lui-même, comporte le risque de «scléroser» le poème en coupant son sujet des formes de vie par lesquelles il peut entrer en relation avec d’autres sujets (dans une éthique) ou renouveler le «partage du sensible» (la politique) ((Le «partage du sensible» est ce qui fonde la politique, selon Jacques Rancière : «J’appelle partage du sensible ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives. Cette répartition des parts et des places se fonde sur un partage des espaces, des temps et des formes d’activité qui détermine la manière même dont un commun se prête à participation et dont les uns et les autres ont part à ce partage». Jacques Rancière (2000), Le partage du sensible : Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, p. 12.)) .
Les pensées poétiques de Tarkos et de Pennequin
Pour exemplifier mon propos, j’aimerais aborder deux poétiques contemporaines qui, à mon avis, déploient une pensée forte à même le procès de leur «parole», c’est-à-dire du poème en tant que système dont l’unité signifiante est la phrase plutôt que le signe ((Benveniste sépare le signe et la phrase, comme deux représentations distinctes du langage : «[…] si le signe correspond bien aux unités signifiantes de la langue, on ne peut l’ériger en principe unique de la langue dans son fonctionnement discursif. Saussure n’a pas ignoré la phrase, mais visiblement elle lui créait une grave difficulté et il l’a renvoyée à la “parole”. Du signe à la phrase, il n’y a pas de transition, ni par syntagmation, ni autrement. Un hiatus les sépare. Il faut dès lors admettre que la langue comporte deux domaines distincts, donc chacun demande son propre appareil conceptuel». Benveniste, «Sémiologie de la langue», loc. cit.)) . Il s’agit de celles de Christophe Tarkos et de Charles Pennequin. L’œuvre du premier s’étend de 1995 à 2003, interrompue par son décès prématuré; celle du second débute en 1997 et se poursuit toujours. Les deux auteurs se sont bien connus, ont participé à des collectifs communs ((Notamment : Collectif, Ouvriers vivants (1999), Al Dante, Romainville. Charles Pennequin a aussi dirigé le dossier hommage à Tarkos dans Action poétique, no 179, mars 2005, p. 2-30.)) , ont publié chez les mêmes éditeurs (principalement Al Dante et P.O.L.), ont fondé ensemble une revue éphémère ((Charles Pennequin, Christophe Tarkos et Vincent Tholomé, Facial, no 1, mars 1999. C’est l’unique numéro.)) et leurs œuvres comportent plusieurs similitudes formelles, thématiques et pratiques : toutes deux comprennent notamment une part importante de performances et d’improvisations parlées. Si leurs pensées poétiques ne peuvent être paraphrasées (ce serait alors une autre pensée), il est possible de les analyser à partir de fragments choisis, tirés de Bibi ((Charles Pennequin (2002), Bibi, Paris, P.O.L. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés par la mention B, suivie du numéro de la page, dans le corps du texte.)) de Pennequin puis de la série «le sentiment» dans Le signe = ((Christophe Tarkos (1999), Le signe =, Paris, P.O.L. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés par la mention LS, suivie du numéro de la page, dans le corps du texte.)) de Tarkos.
Bibi donne à lire un flux de courtes phrases simples, qui se génèrent l’une à la suite de l’autre dans un jeu de reprises et de variantes, de manière à former progressivement un discours, et, ce faisant, un sujet parlant, donc pensant. Bibi, qui désigne familièrement la première personne grammaticale, est le double langagier du «moi»; il occupe la fonction de sujet qui s’invente en s’identifiant par la personne «je». Or le problème, et c’est le principal enjeu du poème, est que bibi est référé à la troisième personne, ce qui en fait, linguistiquement, une «non-personne ((«La forme dite de la 3e personne comporte bien une indication d’énoncé sur quelqu’un ou quelque chose, mais non « rapportée » à une personne spécifique. L’élément variable et proprement “personnel” de ces dénominations fait ici défaut […] La conséquence doit être formulée nettement : la “3e personne” n’est pas une “personne”; c’est même la forme verbale qui a pour fonction d’exprimer le “non-personne” » Émile Benveniste ([1946] 1966), « Structure des relations de personne dans le verbe», dans Problèmes de linguistique générale 1, Paris, Gallimard (Tel), p. 225. D’ailleurs, selon le Trésor de la langue française, le terme «bibi» serait généré par l’onomatopée redoublée de «bibelot», pour désigner l’enfant en tant que «petite chose».)) », rendant instable et intermittente l’identité du sujet de l’énonciation.
Tout le long du poème en prose, sans paragraphe, «je» ou bibi «cherche une phrase», pour reprendre le titre d’un essai du poète Pierre Alferi, autrement dit il cherche à dire et à se dire comme sujet parlant doté d’une identité et d’une pensée individuelles : le sujet énonciateur se confond avec le sujet énoncé dans un sujet unique, à la fois penseur et pensé ((«L’illusion que ce sujet, ce désir et ce vouloir-dire existent avant la phrase n’est que l’image déformée, passivement contemplée de cette première rétrospection active. Ce qui semble déterminer la phrase de l’extérieur en fait partie. L’instauration de la phrase est la phrase». Pierre Alferi (1991), Chercher une phrase, Paris, Christian Bourgois (Titre) p. 32.)) . Au départ, ce sujet est imposé de l’extérieur par des pronoms impersonnels : «Pourquoi ça pense là-dedans. Pourquoi ça vient par la pensée. Je me reconnais pas dans la pensée. Je ne reconnais pas l’être qui pense» (B, 12). Puis bibi apparaît : «J’appellerai ça bibi. Bibi qui est à l’intérieur. Qui parle à moi, Qui me répond. Qui m’engendre et me renoue» (B, 21). À mesure que progresse le discours, bibi se reconnaît comme sujet de la parole : «Je peux réfléchir un tas de problèmes. Je peux parler. Je peux dire tous les mots qui me passent par la tête. Je peux faire claquer ma langue dans ma bouche» (B, 41). Il peut alors se penser et se rencontrer dans sa parole : «J’ai rencontré un jour et je me suis vu. J’ai vu une tête et c’était moi. Je savais qu’en me voyant je verrais une tête et que ça serait moi. Et que je serais enfin devant l’idée de rencontre. Et que je pourrais enfin me dire et me savoir. Je suis enfin ici avec la tête et j’ai une conversation» (B, 43-44). Puis, il réalise qu’il peut contrôler sa pensée :
une grosse boule de pensées toutes faites arrive pour que je m’en serve dans l’instant ou plus tard dans la journée […] Alors je me remets à penser. Tout doucement la pensée revient en moi. Elle me ramène. Elle ramène sa fraise. Ou plutôt c’est moi. C’est moi qui la ramène. Qui ramène la pensée. La pensée qui ramène sa fraise. Ou alors c’est moi le ramené. Le ramené en pensée (B, 50).
Puis, événement important, bibi acquiert un corps : il devient vivant : «Je peux vivre maintenant. Je peux respirer. Je peux avoir les cheveux qui poussent. […] Je peux me gratter. Me griffer. Je peux me moucher. Cracher. Pleurer. Pisser» (B, 41). Le sujet vivant peut alors entrer en relation avec d’autres sujets, notamment coco et néné. Or l’existence de ces personnages, avec lesquels interagit bibi dans une relation intersubjective, reste tout aussi précaire. De fait, aussitôt arrivés, aussitôt se dissolvent-ils dans un «on» indéfini lorsque bibi pense s’être perdu en tant que sujet : «Il s’est perdu à force de causer de tout et de rien. À tenter d’être en accord. À vouloir toujours faire un raccord entre lui et lui. Entre bibi et coco. Entre coco et le monde. Le monde de coco et le sien à lui. On ne fera plus jamais de raccord entre nous lui dit bibi» (B, 104). Tout le poème problématise ainsi la formation, la déformation et la transformation d’un sujet et d’une pensée autonomes, dépendantes du procès de la parole, bref de l’énonciation. Bibi de Charles Pennequin montre bien, il me semble, que c’est dans et par le système du poème, composé du mouvement des phrases avec leur rythme saccadé et leurs résonances issues des répétitions, variations et réversions, que peuvent naître les formes de vie.
On assiste à une semblable mise au monde d’un sujet parlant, donc pensant, dans la série de quatorze poèmes intitulés «le sentiment» de Christophe Tarkos. Ces poèmes, d’une ou de quelques pages, se trouvent vers la fin du livre Le signe =, dont le sous-titre «manifeste» n’est pas anodin. En effet, le genre du manifeste fournit d’excellents exemples de pensées éthiques et politiques entièrement dépendantes d’une poétique définitoire d’un sujet (souvent le «nous») qui «fait» l’état du monde en vue de le transformer par un acte de langage performatif et doté d’une radicale historicité. Tarkos accomplit un tel acte semblable dans son manifeste, y compris dans les poèmes aussi personnels que ceux de la série «le sentiment». Le fait qu’aucun des états subjectifs n’est nommé (tous ont le même titre indifférencié «le sentiment») indique qu’ils n’existent pas ailleurs que dans les systèmes signifiants que forment les poèmes. Ces expériences ne traduisent pas des états psychiques provenant d’une vie intérieure, elles sont tributaires du langage, non pas comme une combinatoire d’énoncés indépendants, mais comme un discours continu. Cela se traduit formellement dans le poème par une seule longue phrase, énumérative et répétitive, ponctuée par la virgule qui la relance. Le premier poème va ainsi :
le sentiment de maintenant, maintenant a un sentiment, le sentiment de maintenant est descriptible, le sentiment de maintenant est le sentiment de la tranquillité et de l’intranquillité, je suis dans le sentiment, je n’ai pas d’autres attaches, mon sentiment est ce sentiment de maintenant, fait d’assouplissement, fait d’os de côtes, de cage thoracique, je respire le sentiment de maintenant, […] il verse, je me verse, je suis versé dans le sentiment […]» (LS, 107).
En résumant cette suite par un nom, disons le «sentiment du présent», on manque le sentiment, car la réalité vécue par le sujet dans son corps est intimement liée à la progression énonciative. De manière similaire, le deuxième «sentiment», qui se rapproche de quelque chose comme l’«être-là», débute ainsi : «le sentiment constant de la conscience, en toute conscience, la conscience en dormant, le sentiment d’avoir un sentiment dormant, en marchant, ne faisant rien, pensant, en dormant, en regardant, en enregistrant, en regardant le paysage […]» (LS, 108-109). L’énumération au participe présent, qui entraîne la répétition de la voyelle /ã/ se prolongeant dans la particule «en» du groupe verbal suivant, est ici aussi sinon plus significative encore que le sens lexical des verbes : «le sentiment» n’est pas un état arrêté (comme le laisse penser notre manière de «nommer» ou de «signifier» nos sentiments : «je suis triste maintenant, j’étais heureux tantôt»), mais se forme et se transforme chez le sujet dont l’état affectif évolue dans le présent de l’énonciation. Enfin, «le sentiment» ne se réduit pas à des affects, mais comprend tout le domaine du sensible, dont les percepts, comme dans le quatrième poème de la série : «Le sentiment d’une montagne proche, même si la montagne est loin, le fait de sentir une montagne toute proche, une prémonition, le sentiment d’une montagne de même qu’un sentiment lunaire, le sentiment lunaire de la montagne, de la proximité d’une montagne qui ne se trouve pas loin, qui ne se trouverait pas loin» (LS, 110-111). Ce qui se déploie dans ce poème n’est pas tant une montagne empirique, qui existe par ailleurs dans le réel, mais «la» montagne particulière au poème, une invention du sujet poétique. C’est cette montagne propre à l’œuvre, dans l’ordre du langage, que se partagent les sujets, qui les «émeut» et qui peut éventuellement changer leur rapport au monde.
Au même titre qu’une mélodie ne se réduit pas à une succession de notes mais se déploie dans une phrase musicale, les pensées des poèmes de Tarkos et de Pennequin se révèlent dans le «phrasé» du discours plutôt que dans la seule signification de ses parties (fussent-elles polysémiques). À elle seule, la ponctuation est une pensée : le rythme de la phrase marque la présence du sujet, lequel déborde des seuls symboles écrits, d’où le passage à la forme parlée, tout à fait cohérent avec la poétique des deux auteurs. L’expérience du langage comme sémantique peut s’incarner dans un corps doté d’une «voix» (dont le rythme de l’écrit porte les marques), dans l’optique du partage intersubjectif d’une expérience de vie qui reste impensée tant qu’elle n’est pas dite de la «manière ((Notion réhabilitée par Gérard Dessons qui permet de réintroduire la subjectivité dans l’art. Cf. Gérard Dessons (2004), L’art et la manière : Art, littérature, langage, Paris, Honoré Champion (Bibliothèque générale et comparée).)) » particulière à chaque artiste. Il me semble que, pour éviter de n’enchaîner que des «[w]ords, words, words» éloignés de leurs référents, l’écriveur doit se souvenir, à travers ses activités de chercheur, que son poème porte une pensée légitime propre à sa manière particulière d’user du langage. Cette pensée peut faire l’objet d’une analyse ou d’une théorie, mais elle n’a pas besoin d’elles, ni a priori, ni comme «valeurs ajoutées». Autrement dit, l’écriveur n’a pas besoin de savoir ce qu’il fait, mais seulement de le faire, non pas naïvement, mais en étant conscient de l’historicité et de la spécificité de son discours artistique, ce qui implique une connaissance de la tradition et des approches de la littérature, mais aussi et surtout un désir de la renouveler dans un présent tourné vers l’avenir.
Au risque de donner l’impression de me justifier, j’aimerais préciser qu’en valorisant la subjectivité artistique, je ne prêche pas pour une autocritique universitaire réduite à une activité de contemplation du «moi», plus ou moins rattachée à une mystique de l’inspiration et de la création. Le sujet poétique auquel je réfère est un sujet linguistique, immanent au discours. Par ailleurs, je me demande si je ne prends pas l’acte poétique trop au sérieux, oubliant le plaisir, tout «intellectuel», que procurent les textes qui s’assument comme textes et qui se moquent de la «vraie vie», en jouant entre autres sur l’illusion, l’ironie, la distanciation, la fragmentation et les effets de postures. Je pense notamment à certaines expérimentations narratives du nouveau roman, aux jeux oulipiens et à tout le champ de la poésie sonore ou visuelle, situé aux limites de la littérature et de l’art conceptuel. Les poèmes émanant de ces traditions sont-ils moins «vivants» que ceux qui se réclament du lyrisme, pour prendre ces exemples opposés? Ne sont-ils pas tout aussi singuliers, donc issus d’une manière propre à l’artiste qui les crée? Aussi «objectaux» soient-ils, ne formulent-ils pas aussi nécessairement un sujet et une conception de l’homme (une anthropologie) ((À cet égard, le cas de Francis Ponge et de son «parti pris des choses» me semble assez éloquent : aucun objet poétique ne peut exister sans le sujet observant.)) ? Si la valeur, notamment critique, de ces poèmes ne fait aucun doute, elle se trouve peut-être dans l’angle mort de mon exposé, qui reste pris, malgré mes précautions, dans le dualisme de l’écriveur et du chercheur. Or le seul titre du colloque : «Portrait de l’artiste en intellectuel» propose un rapprochement dialectique entre les deux termes de même qu’entre le sensible et l’intelligible, le spirituel et le corporel, la tête et le cœur, la pensée et le sentiment, historiquement opposés. En fait, le poème (ou l’œuvre littéraire), parce qu’elle permet de faire œuvre sensible à partir d’une pensée dans le langage, est probablement le lieu par excellence de la synthèse entre ces deux pôles. C’est d’ailleurs ce que semble dire le poème de Tarkos intitulé : «La poésie est une intelligence», qui déclame dans des phrases si assertives qu’on ne saurait dire si elles sont ironiques que : «La poésie est la pensée humaine. Le poète est intelligent. Il prépare la pensée difficile. […] La poésie est l’intelligence même en train de naître. […] Le poète pense […] Il formule le monde ((Christophe Tarkos ([1996] 2008), « La poésie est une intelligence » dans Écrits poétiques, Paris, P.O.L., p. 57-60.)) ».