Comment firent-ils pour se retrouver là? Par un peu de chance, comme la plupart d’entre nous. Quels étaient leurs noms? Qu’ajouterait ce détail? Depuis combien de temps restaient-ils là? Ils ne s’en rappelaient plus. Combien de temps allaient-ils encore demeurer là? Pas plus qu’il n’en faudrait pour mourir. Que disaient-ils? L’homme à binocles ne soufflait mot; et Pascal débitait que, de toute façon, sur cette terre, il appartenait au Ciel de décider souverainement ce qui pouvait faire notre bonheur ou notre malheur, et qu’il se trouvait bien heureux de tenir un tel précepte, cadeau de son médecin qui, lui, le tenait d’un ami philosophe.
L’HOMME AUX LUNETTES : Voilà quelque chose de costaud!
PASCAL: Mon médecin ajoutait que chaque carte qui sortait d’un paquet avait son joueur.
L’HOMME AUX LUNETTES : Gagnait-il souvent?
Un bref instant de silence.
PASCAL (hurlant) : Maudits soient l’imbécile de croupier et son casino!
L’HOMME AUX LUNETTES : Mais pourquoi maudissez-vous un homme qui peut être si précieux à notre fortune? Voilà une réaction qui va à l’encontre du saint dogme catholique romain.
PASCAL : Laissez-moi vous expliquer ce drame, mon cher monsieur. Je me trouvais en Ukraine, mangeant de la soupe aux pommes de terre auprès de Jarka, ma femme, mais un jour, pris par des rêves de richesses, j’entrai pour la première fois dans ce casino. M’installant devant la table du croupier, qui portait une cravate verte avec une chemise d’un orange bleuâtre, je jouai le tout pour le tout, et perdis d’un bout à l’autre : maison, femme, enfants, chien, et la totalité de ma réserve de pérogies.
L’HOMME AUX LUNETTES (qui désormais allait le tutoyer): Comment as-tu fait pour survivre à ce malheur?
PASCAL : Cela n’était point un malheur; c’était ma destinée, le ciel, là-haut, a décidé de cette fortune. Les regrets sont inutiles. Qu’aurais-je fait de mieux, après tout? Je n’aurais ni connu la misère ni, encore moins, l’amour.
L’HOMME AUX LUNETTES : Tu as connu la chaleur d’une femme?
PASCAL : Oui, mais avant de débuter ce récit, brasse les cartes et passe-les.
L’HOMME AUX LUNETTES : Mais je suis curieux. Parle-moi de cette femme.
Eh bien, cher lecteur attentif, je pourrais ici suspendre le temps et faire durer cette partie de Texas hold’em, une journée, deux journées, cent ans, mille ans, si tel était mon bon plaisir; mais que croyez-vous que cette histoire vous révèlera? Les périples sentimentaux d’un joueur désabusé? Et l’Homme aux lunettes, écoute-t-il candidement le récit d’un inconnu afin de sournoisement le duper? Ou s’intéresse-t-il véritablement aux souffrances de l’autre?
PASCAL : Voyez-vous, mon cher, je puis, en toute connaissance de cause, décréter que les femmes sont hystériques.
L’HOMME AUX LUNETTES : Si vous le permettez, je crois que vous avez tort : je suis sûr que vous n’oseriez jamais parler ainsi de votre mère. N’est-ce pas?
PASCAL : Or, ma mère est une vieille bourrique! Hi-han, hi-han, hi-han!
L’HOMME AUX LUNETTES (horrifié) : Monsieur! Vous me choquez!
Soudain, une serveuse, aux seins carrés et aux lèvres juteuses, mais trop bleues pour paraître mûres, arriva et dit d’une voix d’achigan : « Monsieur a raison. » Les deux finalistes de cette partie de poker se regardèrent en chiens de faïence et n’approuvèrent guère cette immixtion de la serveuse dans leur conversationdéfendue aux badauds.
Tous les deux, à l’unisson, lui rétorquèrent d’une même voix de sénateur romain d’avant l’Empire: « Est-ce que cela vous regarde? » La serveuse jeta alors son cabaret et déchira ses vêtements, retira le masque de latex qui recouvrait son visage, enleva ensuite le casque protecteur qui couvrait son crâne, puis le masque de velours qui recouvrait ses yeux, ainsi que le bas de nylon cachant son identité, enfin elle se mit à nu et leur dit : « Je suis gynologue, et, à ce titre, je suis spécialiste des femmes! Je vais donc vous forcer à contempler l’horreur de mon sexe! Et nous verrons qui, de nous trois, sera le plus hystérique ».
L’HOMME AUX LUNETTES : Vous êtes un personnage!
Que se passera-t-il? Croyez-vous que la serveuse « gynologue » assassinera nos deux compères? Ou, au contraire, la séduiront-ils afin de repeupler le casino d’une nouvelle progéniture de champions de poker? Allez, dites, je n’entends rien. Ma foi, ce n’est pas très compliqué, que pourrait-il se passer? Eh bien, je ne vous le montrerai pas, car vous savez que, selon les grands puristes de la littérature, il vaut mieux suggérer que montrer bêtement. Alors, à vous de réfléchir sur la fin de cette péripétie!
***
Le lendemain, dans un casino en Irak, Pascal et l’Homme aux lunettes discutaient d’amour à une table de roulette.
L’HOMME AUX LUNETTES : Es-tu vraiment persuadé, en ton âme et conscience, que la fatalité eut raison de ta liaison avec l’Ukrainienne?
PASCAL : Oui, et elle m’a donné le goût du risque, et des choses inaccessibles.
L’HOMME AUX LUNETTES : De quel mets n’as-tu pas encore goûté?
PASCAL : J’ai très peu savouré ce que la fortune m’a offert, mais j’ai connu un grand amour.
À côté d’eux se trouvait une table de bandits jouant au baccara et mangeant des ailes de poulet à la sauce aigre-douce. Ces goinfres criaillaient et chantonnaient, crachaient et pétaient à qui mieux mieux. Ils livrèrent une harangue à nos deux protagonistes que, par politesse envers vous, lecteur, nous tairons dans ce pieux récit. Afin d’exprimer l’estime qu’ils portaient à nos deux camarades, les bandits leurs envoyèrent une assiette remplie des os décharnés desdites ailes de poulet.
PASCAL (piqué au vif) : « Ne devrions-nous pas rendre gorge à tous ces gens-là? »
L’HOMME AUX LUNETTES : Tout doux. Ma foi, ils sont plus de douze et me paraissent trop gaillards pour que nous puissions leur faire avaler cet affront.
Pascal, n’écoutant que sa colère, quitta la table, sortit du casino et alla quérir deux Smith & Wesson Model 29. Il alla ensuite se dresser devant la pègre attablée et dit : « Allez, on a fini de faire joujou! Tout le monde à poil! Et que ça saute ». Les malfrats, surpris de l’autorité de Pascal, s’exécutèrent sans tarder.
PASCAL : « J’ai dit à poil! Le slip aussi! Et vous allez bien gentiment chanter Alexandrie, Alexandra de Claude François avec la chorégraphie des Claudettes. Allez ouste! »
Pascal revint s’asseoir auprès de l’Homme aux lunettes.
L’HOMME AUX LUNETTES : Comment fîtes-vous pour foncer tel un lion?
PASCAL : Rien de plus naturel, c’était écrit dans le ciel que je devais faire cela!
L’HOMME AUX LUNETTES : Mais le ciel voudrait-il que vous poursuivissiez le récit de vos amours?
PASCAL : Sans plus tarder, cher adversaire, je vous fais part d’une de mes folles amours! J’étais dans un cabaret en Pologne où je buvais un lait frappé entouré de camarades militaires. Tout à coup, surgit une Vénus aux longs cheveux, à la beauté pornographique, une de ces prêtresses du désir qui m’éveillait les voluptés les plus gourmandes, les instincts les plus décadents, le tout grâce à la sinueuse alliance entre sa robe et son anatomie. Je m’empressai d’accepter, après quelques mots mondains échangés, l’invitation qu’elle me fit. Une fois mon dernier lait frappé bu et bien roté, je m’empressai de la raccompagner chez elle. Arrivés à sa chaumière d’architecture soviétique, nous y poursuivîmes la fête entourés de quelques amis buveurs. L’heure s’étirant au matin, la compagnie se dispersa et nous nous retrouvâmes enfin seuls! Aussitôt, elle ouvrit le tiroir de mon pantalon et en sortit mon coutelet, vérifia la dureté de sa lame, puis y prodigua un aiguisage si soigné et si tendre qu’elle le transformât en une dangereuse arme blanche! Mais, enfin, la digestion de ma dose de lactose m’assoupit et, par conséquent, mes paupières se fermèrent quelque peu. Lorsque je les ouvris, je vis, tel Andromaque chevauchant Hector, cette femme blonde à califourchon sur moi. La lumière de l’aurore traversant la fenêtre éclaira davantage son corps et je remarquai alors, sous ses aisselles, quelque chose ressemblant davantage à des nageoires, ou, pour mieux dire, à des ailes! C’est que la demoiselle en question, dû à un amaigrissement trop rapide, avait une peau flétrie qui avait perdu énormément de tonus! « Ensaussisonnée » dans sa robe moulante, rien n’avait paru! Mais au lever du jour, et pleine de sueurs, on eut dit qu’elle allait s’envoler, tellement la peau pendante de ses bras battait tel un drapeau! Pris de dégoût devant la monstruosité de son corps, je voulus d’urgence en finir. Par politesse, je lui demandai si je pouvais m’occuper d’elle à la façon des lévriers en rut. Qui ne dit mot consent. Tel un tigre, je la saisis par les hanches! Je fermai les yeux et contractai le plus possible mes cuisses et ce qui me sert de coussin naturel pour m’asseoir. Je concentrai toutes mes pensées afin d’accélérer son plaisir et le mien, et de lui offrir un semblant d’hommage à ses « appâts ». Enfin, la chose aboutie, je me rhabillai, lui dis bonsoir, et je fuis.
Comme je montais dans ma Lada, mon estomac émit un grognement énorme; j’avais contracté une diarrhée en raison des trop nombreux milkshakes que j’avais juste avant ingurgités. Refusant de paraître vulgaire, et ne voulant surtout pas me faire lyncher par les instances publiques, je décidai de remonter dans l’appartement de cette dame au corps particulier, et dont les bras ressemblaient aux oreilles de Dumbo. Je cognai à sa porte, elle m’ouvrit, et elle acquiesça à ma demande, mais me prévint que je devais utiliser les cabinets d’aisances jouxtant la chambre de sa mère qui dormait paisiblement. Cependant, mon mal était si grand que je forçai à en perdre mon sphincter; ce faisant, j’en réveillai ladite mère qui crut qu’un homme allait perdre la vie dans cet endroit d’une utilité plus qu’incommensurable. Après ce marathon de pétarade, qui me rendit au bout de moi-même, j’ouvris la porte, madame fut surprise et me dit « bonjour monsieur ». Je la regardai avec un regard honteux et repartis au plus vite.
Tel était mon grand amour!
L’HOMME AUX LUNETTES : Je ne savais pas que les coups de foutre, désolé, de foudre, se passaient ainsi en Pologne!