Ce texte a été écrit dans le cadre du colloque « Portrait de l’artiste en intellectuel: enjeux, dangers, questionnements », qui a eu lieu les 26 et 27 octobre 2012, à l’Université Laval.
Pour moi, artiste et intellectuel ont beaucoup en commun. À condition de ne pas voir en l’intellectuel l’universitaire à la spécialisation pointue et à la perspective limitée. Ses opinions ne sont pas à courte vue, il peut les remettre en question, les modifier, les faire évoluer. Pour reprendre la définition qu’en donne Jean Améry, l’intellectuel, ou, plus largement, l’homme d’esprit, n’est «certainement pas toute personne exerçant un métier qui fait appel à l’intelligence; car dans ce cas-ci la formation supérieure est peut-être une condition nécessaire mais sûrement pas suffisante. […] L’espace associatif de l’intellectuel est considérablement plus humaniste et surtout axé sur les lettres. Sa conscience esthétique est richement fournie. Ses penchants et ses aptitudes le poussent à des raisonnements abstraits. À toute occasion il peut puiser dans l’histoire des idées pour élaborer ses propres associations conceptuelles ((Jean Améry (1995), Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter l’insurmontable, traduit de l’allemand par Françoise Wuilmart, Arles, Actes Sud, p. 22-23.)) ». À la suite de son emprisonnement à Auschwitz, où, de son propre aveu, sa culture intellectuelle ne lui fut d’aucun secours, Améry dit avoir acquis «la certitude désormais immuable à [ses] yeux que l’esprit dans sa plus grande étendue est un ludus [un jeu] et que [les intellectuels ne sont], ou plutôt, [qu’ils n’étaient], avant [leur] entrée dans le camp, rien d’autre que des homines ludentes [des hommes jouant] ((Ibid., p. 57.)) ». Le représentant exemplaire de cette impuissance est le Geistesmensch, l’homme d’esprit, chez Thomas Bernhard, indéniablement intelligent, puits de savoir, mais qui ne parvient pas, lorsque vient le moment de mettre en œuvre le projet de sa vie (étude, livre, maison), à y mettre un terme; obsédé par la perfection, il paralyse dans l’angoisse et manie et remanie son matériel et ses idées. Qu’en déduire, mis à part peut-être le fait que les Autrichiens — pensons à l’obsession de Wittgenstein pour les jeux de langage ou à l’importance que revêtent chez Bachmann le jeu et ses règles sans lesquelles il ne peut être joué, ses lois qui sont là aussi pour être transgressées, changées — semblent avoir une prédilection pour ces jeux intellectuels et sérieux où personne jamais ne gagne ni ne perd? Plus sérieusement, nous pouvons conclure de l’obsession de certains Autrichiens et de plusieurs écrivains pour le jeu que celui-ci, malgré tout, peut avoir un résultat, que l’insistance mise sur l’impuissance révèle non seulement les impossibilités, mais aussi les possibilités qui sont les nôtres; une fois balayées les fausses croyances, nous en venons à ce que nous pouvons véritablement faire. Quand «la parole s’est éteinte ((Ibid., p. 58.)) », pour reprendre, au même titre qu’Améry, une formule de Karl Kraus, le jeu de mots ou le mot d’esprit est ce qui reste à l’homme de lettres pour continuer, derrière les apparences, derrière les pouvoirs institutionnels et les conventions, derrière les mensonges de la langue de bois, malgré les camps, malgré le Troisième Reich et la censure journalistique, malgré une réalité qui se veut totalitaire, par trop, violemment, simplifiée, à faire dire quelque chose à la parole, qui ne meurt pas. Il est sérieux, ce jeu. Il n’est pas un divertissement, car l’esprit qui l’anime est celui de l’explorateur qui veut aller au fond des choses, de l’enfant qui, chez Baudelaire, veut briser son jouet pour en voir l’âme; un esprit ludique crée dans une certaine joie, qui ne va pas sans un plaisir dans la destruction, un désir de voir quelque chose d’inconnu. La tâche de l’intellectuel et celle de l’artiste, celle de l’écrivain surtout, puisqu’il est question de parole, se rejoignent. Pour que l’esprit conserve sa «qualité fondamentale», laquelle est, selon Améry, «la transcendance ((Ibid., p. 32.)) », et que l’art préserve ce que Bachmann appelle son pouvoir «transformateur», intellectuel et artiste doivent, ce qui n’est si facile, se poser et poser des questions. Transcendance et transformation n’ont ici rien à voir avec le divin, puisque ni pour Améry ni pour Bachmann il n’y a de Dieu, ni avec un autre monde métaphysique, mais bien avec un autre monde, une autre réalité, un «entendement d’une autre sorte ((Ingeborg Bachmann (2009), Franza, traduit de l’allemand par Miguel Couffon, dans Œuvres, Arles, Actes Sud, p. 511.)) », tous trois si radicalement étrangers aux nôtres que la connaissance que nous pouvons en avoir tient davantage de la croyance et de la révélation, sans Dieu, sans foi, que du savoir. Dans son voyage à travers le désert égyptien, lieu qui n’a plus aucun lien avec la haute société viennoise à laquelle elle appartient, Franza, personnage principal d’un roman inachevé de Bachmann, parvient à cette autre réalité, à, dit-elle, «une prédication que personne n’a prononcée, [à la prédication] de lois informulées ((Ibid., p. 511.)) ». Elle dit encore, parlant du désert :
Je savais que ceci faisait également partie du monde, pourquoi se contenter de savoir, je savais que les ingrédients, magiques, de mon univers étaient privilégiés par ma superstition, je savais que l’on pouvait modifier les ingrédients, mais l’expérience de la variabilité ne fut pour autant rien de moins qu’une Révélation. Qui doute que l’on puisse aussi boire dans la main l’eau de la rivière, que l’on puisse vivre sous une autre température et survivre? Ce sont les choses que l’on peut apprendre. La Révélation est d’autre nature ((Ibid., p. 511.)) .
C’est pourquoi les questions que doivent se poser l’artiste et l’intellectuel sont elles aussi d’une autre nature, ne sont pas celles qu’on se pose le plus aisément lorsqu’il est question d’élaborer un savoir ou de développer une connaissance. Il n’est évidemment pas innocent que la première des Leçons de Francfort de Bachmann s’intitule «Questions et pseudo-questions». Ces leçons, que Bachmann donna à l’Université de Francfort en 1959-1960 et qui inaugurèrent la nouvelle chaire de poétique de l’université, interrogent différents aspects de la création littéraire contemporaine. Bachmann y parle, de façon assez personnelle, mais sans que cela soit explicite ou relié au factuel de sa vie privée, à partir de son propre point de vue, c’est-à-dire de celui de l’écrivaine qu’elle est. Ce qu’elle dit de la littérature est à la fois le fruit de son expérience, expérience qu’elle considère essentielle à tout écrivain qui veut créer une œuvre qui produira véritablement un effet, et de son savoir : Bachmann, avant de faire paraître son premier recueil de poésie, avait écrit une thèse en philosophie où elle critiquait la métaphysique heideggérienne. Elle a également écrit plusieurs essais sur Wittgenstein, Musil, Weil, Proust et plusieurs autres, et connaissait très bien la littérature autant que les nouvelles théories de son époque. Il sera donc ici plutôt question de l’écrivain que de l’artiste et de l’intellectuel, non seulement parce qu’en Bachmann ces deux figures se confondent, mais également parce qu’il y a quelque chose de l’intellectuel dans l’artiste; il doit en effet absolument y avoir à l’origine de son œuvre ce que Bachmann appelle «une pensée nouvelle».
Bachmann, dans sa première leçon, dit que «la première et la pire des questions, [celle] qui doit motiver l’écrivain — touche à la justification de son existence ((Ingeborg Bachmann (2009), Leçons de Francfort. Problèmes de poésie contemporaine, traduit de l’allemand par Elfie Poulain, dans Œuvres, Arles, Actes Sud, p. 654.)) ». Pourquoi des poètes ((Martin Heidegger, (2002), «Why Poets?», dans Off the Beaten Track, édité et traduit de l’allemand par Julian Young et Kenneth Haynes, Cambridge, Cambridge University Press, pp. 200-241.)) en des temps si obscurs? demande Heidegger à la suite d’Hölderlin. Pourquoi des poèmes ((Ingeborg Bachmann (2005), «Wozu Gedichte. Entwurf», dans Kritische Schriften, München, Zürich, Piper Verlag, pp. 190-191. Ma traduction.)) ? réplique Bachmann. Car pour elle, contrairement à Heidegger, le poète possède seul l’autorité de se donner sa mission, son but, de justifier son activité d’écriture. C’est une bien faible autorité si on la compare à celle que possèderait le poète chez Heidegger, véritable messager entre les hommes et les dieux, chargé de faire connaître aux humains la nature des dieux et de faire monter jusqu’à ceux-ci la plainte des créatures de la terre. C’est une autorité toujours en proie au doute et à l’incertitude qui sont le lot de tous les temps comme des temps obscurs. À quoi, en effet, peuvent bien servir des poèmes, qui ne sauvent, ne nourrissent, ne guérissent personne, pas même, et, peut-être, surtout pas, celui qui les écrit? À quoi bon en écrire, s’ils ne permettent pas, comme Kleist le souhaitait, de faire le bien? La réponse de Bachmann se trouve aussi dans un autre de ses essais, et elle est brève : les poèmes servent à aiguiser la mémoire. Habités par ce sentiment d’insuffisance et de culpabilité face à leur activité, face à leur existence même, les écrivains, lorsqu’ils ne mettent pas brutalement fin à leurs jours ou à leur œuvre, lorsqu’ils supportent encore les continuelles remises en questions, ne se préoccupent pas en premier lieu, selon Bachmann, d’innovations formelles, d’inventions langagières et de questions de style. Comment, en effet, réussir à écrire simplement de jolies formules, de belles métaphores, selon les règles de la rhétorique, lorsque nous savons que le langage nous ment, lorsque nous savons qu’il peut être un si utile, un si maniable et si efficace outil de propagande et de dressage des esprits? Lorsque la parole s’est éteinte? Lorsque, comme Améry, nous prenons conscience que non, le réel n’est absolument pas rationnel et que les lois du langage, de l’esprit et du bien n’y prévalent pas? C’est une fois encore la question, soulignée par Bachmann, de la poésie après Auschwitz. Les poètes et les écrivains de l’après-guerre éprouvent de la réticence et même de la culpabilité à écrire une métaphore pour écrire une métaphore, à travailler un poème comme un joyau, un ornement. Ce n’est pas là la véritable tâche de l’écrivain qui, dans sa solitude et dans le doute face à lui-même, au réel et au langage, veut s’efforcer malgré tout de créer une œuvre nouvelle capable de produire un effet et de marquer les esprits durablement. «Pour beaucoup, [dit Bachmann], cela aura l’air un peu triste : pour tous ceux qui pensent que les révolutions et les conquêtes de terres nouvelles en littérature seraient à chercher avant tout dans l’expérimentation formelle. Ils ne s’aperçoivent pas que ces choses ne peuvent se produire qu’à la suite d’une nouvelle pensée ((Ibid., p. 675.)) ». L’art n’est pas pur pour Bachmann. Il n’est pas que de l’art; il est aussi une connaissance. La pensée autant que l’imagination lui appartiennent intrinsèquement, tout comme, par exemple, les parties essayistes de L’homme sans qualité de Musil et la théorie de la littérature de Proust dans À la recherche du temps perdu sont indissociables de ces deux grandes œuvres de fiction. Bachmann décrit ainsi, en citant Kafka, l’effet que doit avoir un livre sur nous : «Si le livre que nous lisons ne nous assène un coup de poing en plein crâne et ne nous réveille, à quoi bon lisons-nous alors ce livre? Pour qu’il nous rende heureux? ((Ibid., p. 674.)) » Au contraire, en nous rendant malheureux, en nous assenant un coup, il nous fait faire, dit-elle, «un bond dans la connaissance ((Ibid., p. 674.)) ».
Mais cette connaissance n’est évidemment pas d’ordre rationnel et la certitude qu’elle apporte est certes forte, mais pas immuable. Elle s’apparente davantage à «l’expérience de la variabilité» déjà évoquée. La littérature est fondamentalement étrangère à notre monde, à ses catégories; elle a un autre rapport au temps, à l’espace et au réel. Ce qu’elle vise, ce n’est pas la reproduction du réel, car c’est une tâche impossible, jamais terminée, vaine, mais sa violation pour sa transformation. Pour Bachmann, la seule fonction d’un poème est d’aiguiser la mémoire. Il ne s’agit pas de se rappeler par cœur d’un poème, d’apprendre le nom de certaines figures de style. Il ne s’agit pas, non plus, d’une mémoire qu’on acquiert à force de répétitions, comme pour les tables de multiplication. L’empreinte que laissent en nous certaines œuvres est irrationnelle et incompréhensible et n’est pas non plus, étrangement, la trace de quelque chose de réel, c’est-à-dire que le souvenir lié à l’art n’est pas la simple image-reflet d’une réalité enregistrée dans notre mémoire. Pour illustrer son propos, Bachmann donne plusieurs exemples : des lieux presque mythiques, Venise, Paris, Combray, où nous n’irons jamais, parce que le Paris de Balzac n’a jamais vraiment existé; des noms, Hamlet, Emma Bovary, dont nous nous rappelons invariablement, même si cela fait des années que nous n’avons pas lu certaines œuvres, des noms qui ne renvoient pas à des personnes réelles (nous oublions souvent les noms de celles-ci), mais à des personnages avec lesquels nous sommes parfois encore plus familiers, que nous connaissons mieux que bien des gens. Bachmann évoque aussi un tableau : un tableau des Nénuphars de Monet, qu’elle a vu un jour à New York et qui aurait ensuite brûlé. «Où ont-ils bien pu aller, les nénuphars? [se demande-t-elle.] Cette disparition, cette extinction, n’est pas possible. Notre mémoire garde encore ces nénuphars… Nous continuons toujours à y penser, fidèlement, alors qu’il y a tant d’infidélité ((Ibid., p. 697.)) ». L’écrivain a donc lui aussi, en quelque sorte, cette culture de l’intellectuel que décrivait Améry, bien qu’il en use différemment. Il n’y a « pas de révolution sans mémoire ((Heiner Müller (1991), Fautes d’impression. Textes et entretiens, Paris, L’Arche, p. 74.)) », disait Heiner Müller dans une lettre, même artistique, et, dans le cas de l’artiste comme de l’intellectuel, la mémoire est une faculté importante de résistance. Si sa culture ne lui a été d’aucun secours direct lors de sa détention à Auschwitz, Améry n’en a-t-il pas moins laissé une œuvre percutante? Ce que doit être la littérature, Bachmann nous le dit par cette belle définition :
Forte de la force de tous les temps, elle se presse en s’opposant à nous, en s’opposant à ce qui de notre époque est en rupture avec ce qui l’a précédée, en s’appuyant sur ce à quoi nous tenons encore. Et lorsqu’elle s’avance avec ses fortes et vieilles connaissances, avec ses fortes et nouvelles connaissances, elle nous fait comprendre qu’aucune de ses œuvres ne veut être datée et rendue ainsi inoffensive : elle nous fait comprendre qu’elles contiennent au contraire toutes les présuppositions leur permettant de se dérober à quelque accord que ce soit et à quelque classification que ce soit qui se voudraient définitifs. C’est présuppositions qui résident dans les œuvres elles-mêmes, j’aimerais tenter de les appeler « utopiques » ((Ibid., p. 713.)) .
L’utopie : c’est le lieu de l’artiste et de l’intellectuel, parce qu’en elle ils visent autre chose que notre médiocre monde, avec ses apparences et ses mensonges, parce que, par définition, elle est inatteignable et irréalisable. C’est pourquoi l’œuvre demeure inachevée et l’esprit, un jeu. Ils ne parviennent à rien, sauf, parfois, dans le choc — la révélation — qui résulte de la confrontation inattendue entre certains éléments du réel. Là seulement, l’art et l’esprit peuvent arriver à nous faire voir quelque chose et à nous réveiller.