AVERTISSEMENT : Ce texte est une scène « volée » à un roman que je prépare en ce moment. J’avais envie de la lancer dans l’univers comme ça, avant même d’avoir achevé complètement le travail, longtemps avant la publication du roman en question. Au mieux, cela permettra aux personnages, à Saké et à Hollywood, de vivre un peu plus longtemps. Au pire, ceux qui liront le roman auront l’impression d’avoir déjà lu ce passage ailleurs, lorsqu’ils y seront. Et ils auront raison.

 

J’achevais mon quart de travail au cimetière Notre-Dame-des-Neiges. Je balayais une allée pavée entre deux rangées de pierres tombales quand j’ai remarqué les haricots que j’avais plantés à peine quelques jours plus tôt et qui commençaient déjà à germer. Ça m’a fait tout drôle; je me suis senti comme perdu, étranger à tout ce qui m’entourait. Je voyais bien les petites tiges vertes qui perçaient la terre au pied de la pierre de monsieur Joseph-Elzéar Masson, décédé en 1934, le soleil qui se couchait au loin, les nuages roses qui reposaient sur la ligne d’horizon, tout cela, mais je ne reconnaissais rien, ou à peu près. Ça a duré quelques secondes, tout au plus une minute, puis je suis revenu à moi. J’ai pensé : planter des haricots devant les pierres tombales du cimetière, c’était une idée étonnante. Ça m’amuse toujours, mais je ne comprends pas pourquoi j’avais décidé de faire ça. Enfin… je me suis remis au balayage de l’allée. J’ai poussé devant moi quelques cailloux et je suis passé à autre chose.

J’ai pris le bus pour rentrer chez moi. L’heure bleue achevait : les rideaux étaient tirés, on ne voyait plus à l’intérieur des jolies petites maisons et des appartements, les lampadaires inondaient les rues de lumière orange et le ciel s’obscurcissait de plus en plus; le mouvement de saturation du bleu vers le noir était presque perceptible. J’ai eu envie d’un cornet de crème glacée. Je suis descendu du bus et j’ai marché jusqu’au bar laitier pas très loin de chez moi. J’aime bien manger en marchant lorsque je reviens du cimetière. J’ai commandé une glace à la vanille trempée dans le chocolat au lait. Je l’ai dégustée lentement en faisant de tout petits pas. Je n’étais pas pressé de rentrer, même si j’avais chaud.

J’ai à peine eu le temps d’ouvrir la porte de l’appartement que Saké me poussait dehors.

— Tu viens avec moi.

— Hein? Attends un peu.

J’ai résisté : je voulais me changer, au moins. Mes vêtements étaient poussiéreux et humides et j’avais du sable dans les souliers.

— Dépêche-toi, qu’elle m’a dit. Les auditions sont dans moins d’une heure.

J’ai voulu lui demander : les auditions pour quoi? Mais j’ai préféré courir à ma chambre. Une fois sorti de l’appartement, j’aurais le temps de lui soutirer quelques informations.

— Grouille-toi!

— J’arrive, que j’ai crié.

Elle se tenait sur le palier, la main sur la poignée de la porte, prête à la refermer. Je suis sorti torse nu et j’ai enfilé un chandail en quittant l’appartement. Ma tête est restée coincée dans une manche. Saké a soupiré.

— Bordel, tu fais exprès?

Elle m’a aidé à passer mon chandail correctement. Nous avons descendu en courant les cinq étages qui nous séparaient de la rue. Saké n’avait pas voulu attendre l’ascenseur. Sur le trottoir, je l’ai interrogée.

— Bon, on va où comme ça?

— Je te l’ai dit : à des auditions. Dans moins d’une heure. Il faut se dépêcher, je ne veux pas rater ça.

— Des auditions pour quoi?

— Tu vas voir.

— Saké… dis-moi!

— Si je te le dis, tu vas vouloir m’abandonner et retourner à l’appartement.

J’ai voulu rebrousser chemin, mais elle m’a agrippé par le bras.

— Tu viens avec moi!

Inutile d’insister. On a tourné le coin de la rue. Un bus passait. Saké a couru, en me tenant toujours par le bras. Le chauffeur s’est immobilisé et nous a attendus. Nous sommes allés nous asseoir tout au fond, même si le bus était vide.

— Bon. Il faut que tu me promettes que tu vas essayer, au moins, pour l’audition.

— Comment veux-tu que je te promette ça sans savoir où tu m’emmènes?

— Allez, dis oui. Fais-le pour moi.

— Je suis nul en théâtre, Saké. Tu me demandes de te promettre de me ridiculiser devant tout le monde.

— Ce n’est pas une audition de théâtre. Tu penses vraiment qu’ils tiennent des auditions pour le théâtre à 23h00?

— Je ne sais pas, je ne connais rien là-dedans.

Saké a détourné la tête pour regarder dehors. Quelques arrêts plus loin, elle s’est mise à rigoler.

— Tu portes quel type de sous-vêtements, ce soir?

— Euh… Pourquoi tu veux savoir ça?

Elle s’est levée.

— Pour rien. Bon, viens : on sort ici.

Le bus s’est arrêté et nous sommes descendus. À notre droite, il y avait un petit centre commercial avec un immense parc de stationnement. Un salon de quilles, un bar gay dont le nom n’était pas annoncé mais qui s’affichait par un drapeau en vitrine, un dépanneur et un restaurant chinois. Saké m’a guidé vers le bar à travers le stationnement. Nous nous sommes arrêtés sur la terrasse presque vide. Une affiche annonçait « Auditions à 23h00 ». J’ai tout de suite compris.

— Non. Pas question. Pas question. Saké, t’es folle!

— Allez, ça va être drôle! Tu vas aimer la musique que j’ai choisie.

— Quoi? T’as prévu un numéro?

Elle a éclaté de rire.

— Non, pas un numéro. J’ai choisi un disque de ta collection. Te reste qu’à improviser la danse.

— T’as choisi quoi?

Un disque que tu m’as fait écouter déjà et qui m’est rentré dedans. Un disque super intense qui sera parfait pour l’occasion.

— Lequel?

Saké a tiré vers elle une chaise sur laquelle elle s’est laissée tomber. Elle a ouvert son sac, a sorti un paquet de cigarettes et en a porté une à sa bouche. Elle m’a tendu le paquet. J’ai refusé.

— Allez, dis-moi quel disque tu as choisi.

— Attends un peu.

Elle a allumé sa cigarette, puis en a aspiré une longue bouffée avant de sortir un album de son sac pour le poser sur la table.

— T’es complètement débile de penser que je vais danser nu sur une chanson de Cohen!

— Tu ne peux pas refuser, l’album est vraiment trop bon!

— Je sais, qu’il est vraiment bon. Mais dans quel monde tu vis? On ne peut pas danser nu sur une chanson de Leonard Cohen. Pas dans un bar, en tous cas. Surtout pas un bar gay.

— Attends, j’ai dit. Bon… j’avoue que les premières chansons de l’album ne sont peut-être pas appropriées pour la situation, mais je suis certaine que tu vas très bien te débrouiller avec celle que j’ai choisie.

Pour l’instant, le débat sur la musique m’empêchait de penser à l’invraisemblance de la situation. J’ai demandé à Saké de m’indiquer la chanson qu’elle avait retenue.

— « I’m Your Man ». C’est hyper sensuel. Je t’imagine bien enlever tes vêtements, lentement, un par un, sur cette chanson. Il a une voix super grave, le mec. Et puis c’est une chanson parfaite. Je veux dire : je ne connais pas beaucoup Leonard Cohen, c’est ton truc à toi, moi, tu le sais, j’écoute autre chose habituellement. Mais depuis que tu m’as fait entendre cet album, je ne sais pas pourquoi, c’est comme s’il m’obsédait; il s’est incrusté quelque part dans ma tête et c’est tout comme s’il me disait qu’il faut absolument que je fasse quelque chose avec lui. Alors j’y ai longtemps pensé. Cette semaine, je suis venue manger au chinois juste à côté et quand j’ai vu qu’ils préparaient des auditions, j’ai tout de suite compris que c’était ça, que je devais absolument te faire danser sur « I’m Your Man ». La chanson, c’est comme si elle ne demandait que ça.

— T’es complètement folle.

Je n’avais rien d’autre à ajouter. Pas d’argument. Pas la force ni la volonté de combattre son idée fixe. Je me suis effondré sur une chaise et j’ai pris une cigarette dans le paquet qu’elle avait laissé traîner. Je me suis penché au-dessus de la table et Saké a craqué une allumette à ma place.

— Et toi, tu présentes un numéro?

— Je ne suis pas un mec! Je suis ta gérante.

— Ma gérante?

 J’ai soupiré.

— Et tu m’as imaginé en train de danser nu?

— Ben là… pas dans ce sens-là, tu sais bien.

— Hum.

+++

On m’a demandé de prouver que j’avais l’âge légal avant de me laisser entrer dans les loges.

— Je suis désolé, mademoiselle, mais les dames ne sont pas admises.

— Bon, d’accord.

Saké m’a embrassé sur la joue.

— Bonne chance! Je vais donner le disque au technicien de son. On se revoit après le numéro. Tu passes en troisième.

Je n’ai pas eu le temps de réagir. Saké m’a poussé dans les loges et le videur a refermé la porte derrière moi.

La loge était pleine à craquer de gars pour la plupart très musclés et admirablement bien découpés, sans chandails, huilés, qui se regardaient dans les dizaines de miroirs placés un peu partout sur les murs de la pièce. Certains levaient des poids ou faisaient des pompes pour bomber leurs muscles en prévision du moment de vérité. Un gars déguisé en pompier, un autre en policier, un vampire, un travailleur de la construction. Des gars qui s’échauffaient en faisant quelques pas de danse, en s’étirant dans tous les sens. Je me suis assis sur la première chaise venue : une crampe me déchirait le thorax. Un crieur a annoncé que les auditions allaient commencer dans cinq minutes. J’ai pensé : bon, j’y suis; plutôt le faire que de rebrousser chemin. J’ai inspiré profondément et la crampe s’est dissipée. Je devais avoir l’air perdu, avec mon chandail de coton, mes jeans et mon air de gars-assez-normal-mais-qui-ne-se-sent-pas-trop-bien. Un mec déguisé en technicien en informatique, ou je ne sais trop quoi, m’a demandé si j’avais besoin d’aide pour enfiler mon costume.

— En fait, je n’ai pas de costume. Je ne suis pas préparé du tout.

Il m’a montré une penderie au fond de la pièce.

— Tu vas trouver toutes sortes d’accessoires et de vêtements là-dedans. Sinon, j’aurais un uniforme de pompier pour toi. J’hésitais entre ça et ce que je porte, mais comme ils sont déjà trois pompiers à auditionner…

— Merci, c’est gentil, mais j’aimerais mieux autre chose, moi aussi. D’ailleurs, ton costume, il représente quoi, au juste?

— Un nerd. Geek is the new sexy, dude.

— Ah. Je ne savais pas.

Je me suis levé et je l’ai remercié pour son aide. J’ai fouillé un moment dans les vêtements accrochés dans la penderie. Plusieurs uniformes des différentes forces de l’ordre : policiers, soldats, gendarmes, marins, etc. Le célèbre nœud papillon et col de chemise à la chippendale. Une cape. Des perruques. Rien de très « Leonard Cohen », si tant est qu’un tel accoutrement de danseur nu soit envisageable. J’ai choisi un complet cravate qui me faisait plus ou moins bien. Je me suis déshabillé et tous les regards se sont tournés vers moi. Le mec aux grosses lunettes s’est précipité à mon secours.

— Tu ne vas pas danser en boxer, j’espère?

— Euh… je ne sais pas. Oui? Non?

— Non. C’est beaucoup trop ample. Ça te prend un string ou un jock-strap. À la limite, un caleçon moulant.

Il m’a montré ce qu’il portait sous ses pantalons noirs. J’ai murmuré quelque chose. Je ne savais pas trop ce qu’il fallait que je dise.

— En fait, je n’ai que ça avec moi. Je n’ai rien apporté.

— Bon, attends.

Il s’est tourné vers l’assemblée des autres danseurs, qui me regardaient tous.

— Quelqu’un a un jock-strap à prêter à notre ami?

Un murmure a traversé la foule. Un gars déguisé en vampire a lancé à mon nouvel allié un suspensoir à coquille. J’ai enlevé mon caleçon et j’ai enfilé ce qu’il me tendait avec insistance — le sous-vêtement de quelqu’un d’autre. J’ai été traversé d’un frisson, un frisson de dégoût face à la situation, peut-être. Mais je me suis quand même habillé. Mon nouvel ami m’a aidé à nouer ma cravate. Le crieur est entré dans la loge.

— Les gars, on commence.

Il a consulté ses feuilles.

— Hum… Joey Moretti.

Un sauveteur avec une bouée et de grosses lunettes de soleil est sorti de la loge avec le crieur. Le nerd m’a demandé si je savais à quel moment j’allais passer.

— Je suis le troisième. Et toi?

— Deuxième. Et tu danses sur quoi?

On entendait une chanson plutôt rythmée à travers la porte qui menait aux coulisses. Du hip hop aux paroles suggestives et explicites. Évidemment. J’ai eu honte.

— Leonard Cohen, ai-je avoué à voix basse.

— Ah. Connais pas. Moi, j’ai choisi une chanson de Peaches : « Fuck The Pain Away ».

— Hum. Génial.

La musique s’est arrêtée. On a entendu des applaudissements. Les numéros étaient évalués par trois officiels du bar, mais aussi par la force des applaudissements reçus. Le sauveteur est entré dans la loge, nu, en érection, le corps luisant de sueur. Mon ami m’a embrassé sur la bouche et est parti rejoindre le crieur en courant. Je me suis assis sur un banc près de la porte pour attendre mon tour. Le vampire qui m’avait prêté ses sous-vêtements faisait les cent pas.

On a applaudi dans la salle. C’était à mon tour.

Dès les premières notes, j’ai su que je ne susciterais pas beaucoup d’applaudissements. J’ai dénoué ma cravate sans bouger le reste de mon corps. Je ne savais pas quoi faire d’autre. Quelqu’un dans le bar s’est raclé la gorge. De malaise, probablement. Je ne voyais pas grand-chose en raison de l’éclairage violent qui m’aveuglait, mais j’ai distingué le visage de Saké et ses mains qui essayaient de me dire quelque chose en gesticulant. J’ai balancé mes hanches dans un mouvement circulaire, puis j’ai enlevé le veston trop grand, que j’ai lancé dans la salle. L’audience n’a pas bronché; ce ne devait plus être tendance, de lancer ses vêtements dans la foule. J’ai défait ma chemise d’une façon que je voulais sensuelle, pour accompagner la voix grave de Leonard Cohen, mais ça n’opérait pas : le dernier bouton me résistait et j’ai dû passer la chemise par-dessus ma tête pour l’enlever complètement. Puis je me suis retourné et j’ai détaché mes pantalons. Je les ai descendus lentement, tout en continuant de danser. J’ai ainsi exposé mon cul, sans obtenir aucune réaction de la part de l’audience. Puis j’ai fait tomber les pantalons sur mes chevilles et je m’y suis pris les pieds en essayant de les envoyer valser au loin tout en me retournant pour faire face à la foule. Je me suis effondré par terre. Quelqu’un a poussé un petit cri de stupeur. On a toussé dans la salle. Saké a pouffé de rire.

J’espérais que le technicien du son arrête la musique, par compassion, mais il devait bien se marrer lui aussi. J’ai donc essayé de faire passer cette pirouette involontaire pour un pas de danse. J’ai ondulé, face contre terre, comme un acteur porno dans un film à petit budget. Ce qu’on appelle, dans certains milieux, la danse du bacon…

Je me suis relevé et j’ai fait descendre l’élastique de mon jock-strap sur mon pubis. Le problème, c’est que je n’avais pas d’érection. Je n’avais jamais assisté à un numéro d’effeuilleur, mais j’étais certain qu’ils devaient proposer à leur public un spectacle moins désolant que celui d’un sexe mou. Je suis resté debout, comme ça, sans bouger ou presque. J’ai enlevé les sous-vêtements que j’ai laissés tomber par terre. J’ai eu comme réflexe de me cacher avec mes mains, puis j’ai réalisé que le but de cette aventure allait à l’encontre de ce geste prude. J’ai posé mes mains sur mes hanches et j’ai ondulé encore, sans savoir quoi faire de plus. De toute façon, la chanson s’achevait.

Personne n’a applaudi. J’ai ramassé mes vêtements et je me suis dirigé vers les coulisses assez rapidement.

Dans la salle, Saké pleurait de rire.