Ce texte a été écrit dans le cadre du colloque « Portrait de l’artiste en intellectuel: enjeux, dangers, questionnements », qui a eu lieu les 26 et 27 octobre 2012, à l’Université Laval.

Créer, penser : même combat

Peut-on imaginer tout acte créateur en dehors de la pensée? Peut-on envisager la création en la dissociant totalement de tout effort de conceptualisation, de remémoration, d’abstraction? Certes, le créateur, plus précisément l’écrivain, n’adopte pas la posture de l’essayiste quand il explore les territoires à la fois semblables et distincts de la nouvelle, du roman, du théâtre ou de la poésie. En revanche, dans la mesure où il dit le monde, il le réfléchit, le rêve, le décompose et le recompose, tous ces actes découlant de près ou de loin de la pensée. Or de quelle sorte de pensée s’agit-il? D’une pensée débridée, libre de toute entrave?

L’exemple des logogrammes ((« […] des dessins de mots, des peintures de langage, comme des figurations de bribes de sens, de phrases; du verbe en traits, en paysages ou en images, en signes, en paquets de mouvements ».  Max Loreau (1998), De la création. Peinture, poésie, philosophie, [Tournai], Labor, coll. « Espace nord », p. 10.)) de Christian Dotremont s’avère éclairant à cet égard. Max Loreau prétend qu’il s’agit là de textes, certes, mais « le texte entendu comme réseau de signes, de lettres qui se répètent, se font écho, se rapprochent et s’écartent et forment des agrégats dans un jeu de figuration capable de variations illimitées. […] C’est d’un texte spontané qu’il s’agit. Or cette spontanéité, qu’est-ce? Un jaillissement, l’irruption d’une poussée incontrôlée et débordante, l’explosion d’une pensée que la pensée n’a pas organisée d’avance, prévue, et que pour cette raison elle ne peut arrêter ((Ibid., p. 68-69.)) . »

À l’instar de nombre d’œuvres abstraites, les logogrammes de Dotremont n’ont pour autre fonction que de véhiculer une gestuelle, elle-même issue d’une pensée primitive, d’un élan presque spasmodique, sorte de proto-langage peu apte à exprimer des idées ou des sentiments. Une telle pratique, bien qu’éminemment artistique, s’accorde mal avec une conception plus cartésienne de l’activité intellectuelle.

De fait, avec le temps et les indéniables avancées de la civilisation, il est devenu presque impossible d’envisager la notion même de pensée en dehors du langage. Ainsi, l’inévitable recours au logos oblige une certaine forme de structure, les mots devant se succéder de manière à demeurer dans le domaine du lisible, du dicible, bref de l’intelligible. Est-ce à dire, alors, que le travail de l’écrivain se résume à une pensée contrôlée, délibérée, laquelle lui permettrait d’entrer, la tête haute, dans le cénacle des intellectuels? Ce serait trop facile.

Postulons plutôt qu’un monde habite le créateur, ce dernier s’échinant à le raconter, à l’énoncer, à l’évoquer. Du même souffle, il doit communiquer, rendre ce monde perceptible pour autrui. Car l’écrivain veut être lu. Être entendu. Compris. Il veut aussi faire réfléchir. Du coup, quels sont les compromis qu’il peut – ou doit – faire pour rejoindre un lectorat, si limité soit-il? Doit-il rester au plus près de ses chimères ou tendre la main, quitte à taire les visions obsédantes que suscite en lui l’univers, unique et éphémère, qu’il porte?

Écrire, c’est aller à la rencontre de soi-même; c’est explorer son petit labyrinthe privé. Lire, c’est marcher vers l’altérité; arpenter le labyrinthe de l’autre, quitte à s’y perdre. Mais qui doit parcourir le plus long chemin pour qu’advienne une telle communion? L’écrivain ou celui qui le lit? Comment concilier ce que j’appellerais la rigueur intérieure et l’horizon d’attente de sa société de référence? Doit-on tendre vers cette cohabitation, quitte à la forcer? Et comment faire en sorte que la pensée créatrice, car il s’agit bien d’une manière de penser, trouve à s’épanouir dans un tel contexte?

 

De la compromission en écriture

Dans L’écriture et l’existence, Nadine Gordimer soutient que « nous passons nos vies à essayer d’interpréter par la parole la lecture que nous faisons des sociétés qui nous entourent, du monde dont nous faisons partie. C’est dans ce sens, dans cette inextricable et indicible participation, qu’écrire est toujours et tout de suite une exploration de soi-même et du monde; de l’être individuel et de l’être collectif ((Nadine Gordimer (1994), L’écriture et l’existence, Paris, Plon, coll. « Bibliothèques 10/18 », p. 156.)) . » Gordimer suggère par-là que les rapports unissant l’écrivain à la société ressemblent à un mariage forcé. D’un tel hymen dépendrait l’identité, le passé et l’avenir d’un peuple, d’une nation, d’un pays, de l’humanité entière. S’il reste vrai que l’écrivain choisit parfois de revêtir les oripeaux de l’intellectuel de service, et ce, en toute connaissance de cause, il le fait peut-être plus souvent à son corps défendant.

Quand Hubert Aquin a écrit Prochain épisode, il pensait le Québec; il s’adressait aux siens et nul ne pourrait le nier. Mais il visait aussi à transcender le langage. À faire fi de ses limites, tant poétiques que politiques. D’une part, il posait un geste révolutionnaire; d’autre part, il se rendait coupable de littérature. Intellectuel brillant et essayiste aussi convaincu que coloré, Aquin a succombé aux charmes de la fiction. S’est-on déjà demandé pourquoi?

Sans doute, Marc Petit risquerait-il l’explication suivante : « L’art – la fiction – inversent le rapport entre la figure et le fond, le jour et la nuit. Ce n’est plus la lumière qui éclaire les choses obscures, mais l’ombre qui fait apparaître du sens sur un fond de clarté. La nuit qui était à l’intérieur des êtres les rend visibles; les contours de l’ombre, sans rien trahir de leur secret, l’exposent au grand jour ((Marc Petit (1999), Éloge de la fiction, Paris, Fayard, p. 136-137.)) . » Intuitivement, Aquin aura senti que ses idées, portées par X. aux prises avec H. de Heutz, iraient plus loin, passant à la vitesse d’une Opel, de la pensée collective à la pensée universelle (du moins, celle de l’espace francophone et occidental). Néanmoins, un paradoxe demeure : l’œuvre aquinien, perçu comme étant très intellectuel, ne rejoint finalement… que les intellectuels. Mais est-ce en soi problématique?  

 

Rigueur intérieure et horizon d’attente

« Un écrivain cherchant un sujet ne s’intéresse pas à ce qu’il aime le plus, mais à ce qu’il est le seul à aimer ((Annie Dillard (1996), En vivant, en écrivant, Paris, Christian Bourgois, coll. « Bibliothèques 10/18 », p. 89.)) . » Dommage que cette phrase ne soit pas de moi : elle est d’Annie Dillard dans En vivant, en écrivant. On croit rêver : au diable l’horizon d’attente, invention de certains théoriciens de la littérature pour qui, peut-être, l’intention de l’auteur est ce qu’il y a de plus mystérieux, voire de plus tabou. Mais je trahis sans doute un peu la pensée de Dillard.

N’empêche, ce n’est pas parce qu’un écrivain croit être le seul à s’intéresser à un sujet donné que tel est véritablement le cas. Comment être certain que ce qu’on va écrire ne rejoindra absolument personne, ni sur Terre ni dans l’espace intersidéral? Bien malin, au fond, qui saurait lire a priori l’horizon d’attente de sa société d’attache. Je n’aurais pour ma part jamais prévu le succès de la Chick-Lit ; je ne l’aurais pas envisagé dans mes pires cauchemars, quoiqu’en cette ère post-féministe, il semble qu’on doive s’attendre à tout. Autrement dit, même si je cherchais à penser le monde en termes précis, à réfléchir de manière soutenue, dans le but avoué de combler des espoirs ou de répondre à des expectatives, je n’y arriverais pas. Nul n’avait prévu comment l’informatique allait prendre une place aussi prépondérante dans nos vies, tout comme on n’avait pas imaginé à quel point l’invention de l’imprimerie allait modifier notre rapport au savoir et à la mémoire.

Il y a une autre donnée qu’on ne saurait négliger, donnée qui fait partie du travail intellectuel de l’écrivain et que j’appelle la rigueur intérieure. Il ne s’agit pas ici de rigidité ni de dogmatisme, mais d’une sorte de fidélité à ce qu’on est en tant qu’auteur et en tant que penseur de ce monde. Encore faut-il savoir qui l’on est, cette longue quête s’actualisant notamment par le biais de l’écriture elle-même, par l’expérience, la lecture et… encore l’écriture. Tout cela pourrait presque se résumer à une histoire d’appropriation du langage. Celui des autres, d’abord, puis le sien propre. C’est à juste titre que Julien Gracq déclare : « Un ouvrage littéraire est bien souvent la mise bout à bout et le tricotage intime dans un tissu continu et bien lié […] de passages appuyés à l’expérience réelle, et de passages appuyés seulement à la conformité au caprice de la langue, sans que le lecteur y trouve rien à redire, sans qu’il trouve même à s’apercevoir de ces changements continuels de références dans l’ordre de la “ vérité ” ((Julien Gracq (1980), En lisant, en écrivant, Paris, José Corti, p. 158-159.)) ».

Voilà… Le gros mot a été proféré. Vérité. Ce n’est pas pour rien que Gracq le met ici entre guillemets. Existe-t-il une telle chose que la vérité, surtout quand elle passe par la conscience humaine, par les sens, par les mots? Longtemps, les philosophes se sont penchés sur la question, de Kant à Foucault, en passant par Berkeley et Merleau-Ponty. Les progrès récents dans le domaine de la cognition indiquent – on peut s’en réjouir comme on peut s’en désoler – que le réel n’est rien d’autre qu’un ensemble de stimuli auquel nos filtres perceptifs (d’ailleurs culturellement marqués) nous donnent accès. S’ajoute à cela la plus ou moins grande acuité de nos mémoires iconique, échoïque, olfactive, gustative et haptique. Pour une écrivaine comme moi, affligée d’une semi-anosmie et donc également privée d’une bonne partie de ce que ses papilles gustatives peuvent pourtant capter, il semble qu’une portion non-négligeable du réel m’échappe. Je ne peux donc penser le monde qu’en termes d’images, de sons, et de sensations tactiles. C’est à cette rigueur intérieure que je suis astreinte. Mon interface avec l’univers présente des imperfections qui font obstacle. Mais attention : si elles me limitent sur le plan expérientiel, en revanche, elles ne me posent aucun problème sur le plan intellectuel. Je peux penser les odeurs et les goûts, par le biais d’une pensée imaginante il est vrai, mais tout aussi porteuse de « vérité », la mienne en l’occurrence.

Dans une telle foulée, Gracq s’est toujours « étonné de la méprise qui fait du roman, pour tant d’écrivains, un instrument de connaissance, de dévoilement ou d’élucidation […]. Le roman est un addendum à la création, addendum qui ne l’éclaire ni ne la dévoile en rien. […] La lecture d’un roman […] n’est pas réanimation ou sublimation d’une expérience déjà plus ou moins vécue par le lecteur : elle est une expérience, directe et inédite, au même titre qu’une rencontre, un voyage, une maladie ou un amour – mais, à leur différence, une expérience non utilisable ((Ibid., p. 61-62.)) . » Est-ce à dire que l’écrivain – ici, le romancier – a beau penser le monde : il ne saurait en fournir les clés, ni participer à une meilleure compréhension de celui-ci? Gracq me pardonnera sûrement de le contredire : l’écrivain, en tant qu’intellectuel et en tant que corps (imparfait mais n’en habitant pas moins le monde phénoménal), porte en lui une connaissance qui, à défaut de constituer une vérité, permet de cerner les contours d’une « vérité personnelle », soit celle issue de la rigueur intérieure.

 

Pensée créatrice et pensée tout court

De prime abord, le mot « rigueur » semble mal s’accorder avec la réalité du créateur – qu’il soit un intellectuel convaincu ou un intuitif convaincant. Pourtant, nous sommes malgré nous poussés, si tant est que nous demeurons connectés aux fondements de notre identité tant personnelle que collective, à observer une forme plus ou moins manifeste de rigueur intérieure, laquelle peut même se jouer au moment où l’écriture nous entraîne vers un mode de pensée plus près de l’analogie onirique que de la logique propre à l’état d’éveil. À la limite, dit Paul Nizon, « [le] rêve éveillé est une forme d’amour de la vie, une gravidité dont on a le pressentiment, une forme de conscience rêveuse de la vie. Le rêveur éveillé est celui qui à l’état de chenille, dans le cocon, rêve à la vie de papillon, une plénitude et une beauté indemnes. S’il quittait le cocon, il perdrait cette singulière innocence mais aussi cette totalité unique qu’il n’est possible d’“avoir” que de la sorte ((Paul Nizon (1991), Marcher à l’écriture, Paris, Actes Sud, série « Lettres allemandes », p. 36-37.)) ».

À travers cet énoncé, qui n’a rien d’une pétition de principes, Nizon invite à considérer l’idée voulant que ce qu’il nomme la « conscience rêveuse de la vie » soit non pas à mettre sur un pied d’égalité avec la conscience tout court, mais surpasse cette dernière, en ce qu’elle s’ouvre à l’innocence, à la fraîcheur, à la candeur même, toutes des attitudes qui autorisent le créateur à ré-enchanter le monde, et qui font parfois cruellement défaut aux intellectuels « purs » pour qui lucidité et cynisme vont de pair. Cesse-t-on pour autant de penser dès lors qu’on se met à rêver? Freud dirait non, bien sûr. Les cognitivistes diraient non, eux aussi, puisqu’ils n’hésitent pas à parler de « faux souvenirs », expression paradoxale en apparence, mais qui désigne une propension tout à fait réelle à croire à ses propres mensonges, à force de les répéter. Les écrivains, pour intellectuels qu’ils soient, entretiennent pourrait-on dire tout un lot de faux souvenirs depuis des siècles et les mettent en scène dans leurs textes. En cela, ils ne s’avèrent pas si différents des scientifiques qui ont rêvé les quanta avant de pouvoir en vérifier l’existence : « À l’instar de la nature, nous ne supportons pas le vide. Sommes incapables de constater sans aussitôt chercher à “comprendre”. Et comprenons, essentiellement, par le truchement des récits, c’est-à-dire des fictions ((Nancy Huston (2008), L’espèce fabulatrice, Paris, Actes Sud, coll. « Un endroit où aller », p. 16.)) . »

Ce qui nous amène à l’insoluble énigme : pensée et affabulation sont-ils vraiment antinomiques? Un jour, j’ai assisté à un véritable duel entre historiens et écrivains publiant des romans dits historiques. J’ai été étonnée par l’attitude vindicative des historiens à l’égard des romanciers. Outre le fait que j’ai cru y déceler une certaine jalousie de la part des premiers à l’endroit des seconds (les romans historiques se vendent mieux que les essais du même acabit),  je me suis sentie interpelée par le fait que les « affabulateurs » n’avaient aucune prétention par rapport à la vérité historique de leurs œuvres, alors que les historiens, eux, aimaient entretenir leur image de rigueur et de science, quitte à se leurrer sur leurs propres capacités à restituer la réalité historique. Après tout, qui dit récit dit mensonge… Le post-colonialisme, par exemple, nous a bien enseigné que la vérité des uns entre souvent en contradiction avec celle des autres… Qui sont les vrais intellectuels ici : ceux qui revendiquent la vérité ou ceux qui admettent leur impuissance à la recréer? Je n’oblige personne à répondre… Mais, à la lecture d’un roman de la trempe du Rédempteur de Douglas Glover, on se dit que la Guerre d’indépendance américaine, racontée de l’intérieur, devait beaucoup ressembler à cela. Le roman transmet quelque chose d’incarné et d’infiniment plus vrai que ce que n’importe quel manuel d’histoire peut véhiculer de manière détachée et froide, au nom de la rigueur intellectuelle.

Henry Bauchau disait : « Qu’est-ce que le roman est aujourd’hui seul à pouvoir découvrir? On croit souvent que la découverte et la communication s’opèrent par la mise au jour et la mise en relation du plus grand nombre de faits possible. Ces faits peuvent se comparer aux bornes kilométriques qui jalonnent une route, ils nous indiquent quantitativement le chemin parcouru mais ne nous renseignent pas sur le paysage traversé, la qualité de la lumière qui l’éclairait, les perspectives qu’elle nous a dévoilées ni surtout sur les sentiments et les pensées que nous avons éprouvés pendant le voyage. Ce qui a disparu ainsi c’est ce qui est en réalité la part la plus importante de notre vie, je veux dire le vécu entre les faits. […] C’est ce que la forme romanesque est sans doute seule à pouvoir écrire à notre époque ((Henry Bauchau (2000), L’écriture à l’écoute, Paris, Actes Sud, p. 59.)) . » La forme romanesque, certes, mais les autres formes littéraires aussi. Toutes, à leur manière, participent à la constitution d’un savoir. En revanche, ce dernier ne saurait être qu’intellectuel. Nous sommes, jusqu’à preuve du contraire, des entités pensantes, mais aussi des êtres de chair et de sang.