Ce texte a été écrit dans le cadre du colloque « Une complémentarité à définir : le rapport du créateur à son récepteur », qui a eu lieu le 8 mai 2012, lors du 80ème congrès de l’ACFAS, à Montréal.
Je m’intéresse à l’écrivaine brésilienne Clarice Lispector (1920-1977) non pas comme spécialiste de son œuvre, mais comme nouvelle lectrice, puisque la première fois que j’ai parcouru un de ses livres, je n’ai pas réussi à le terminer. Je pourrais avancer quelques explications pour justifier ma difficulté et ma résistance à pénétrer dans le monde de Lispector : à l’époque de mon premier contact avec son œuvre, j’étais encore jeune et je venais d’entrer à l’université. En outre, toute ma culture littéraire allait à contre-courant de l’art lispectorien. La plupart des œuvres qui ont amorcé ma formation intellectuelle suivaient un modèle plutôt traditionnel, une littérature peuplée de héros et d’intrigues avec un début, un milieu et une fin, c’est-à-dire tout le contraire de ce que l’on trouve chez Clarice Lispector.
Ma réflexion sera organisée autour de trois axes : d’abord, je vais me pencher sur ce que représente la prose lispectorienne au sein de la littérature brésilienne et sur sa relation avec ses critiques-lecteurs. Cette première approche portera sur quelques concepts empruntés à l’esthétique de la réception pour montrer la déstabilisation provoquée par Lispector dans l’horizon d’attente de la littérature brésilienne dès la parution de son premier roman. Ensuite, je poserai la question du « lecteur modèle » proposé par Umberto Eco à la lumière de l’œuvre de Lispector. À mon avis, dans les livres de l’écrivaine brésilienne, il est possible d’identifier nettement la quête d’un lecteur, la recherche d’un destinataire capable de coopérer à l’existence et au fonctionnement de l’œuvre. Le dernier volet de ce texte sera consacré à la réflexion que l’écrivaine entreprend sur l’écriture.
Clarice Lispector et la critique brésilienne
Dans Le plaisir du texte, Roland Barthes expose les différences entre un texte de plaisir et un texte de jouissance. Le texte de plaisir est
celui qui contente, emplit, donne de l’euphorie; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture. Texte de jouissance : celui qui met en état de perte, celui qui déconforte (peut-être jusqu’à un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage ((Roland Barthes ([1982] 2000), Le plaisir du texte, Paris, Seuil (Points Essais), p. 92.)).
Si l’on pouvait classer les livres de Clarice selon la définition barthésienne, c’est certainement comme texte de jouissance qu’on les classerait, étant donné la rupture que la romancière a introduite dans la littérature brésilienne. Selon Jauss, il faut reconnaître « l’horizon antécédent, avec ses normes et tout son système de valeurs littéraires, morales, etc., si l’on veut évaluer les effets de surprise, de scandale, ou au contraire constater la conformité de l’œuvre à l’attente du public ((Jean Starobinski (1987), « Préface », dans Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, p. 14.)) ». Jusqu’aux années 1940 environ, la littérature brésilienne était, disons, habitée par des personnages issus d’un courant décrit comme régionaliste, dont la thématique prédominante portait sur des questions qui relevaient d’un côté plutôt social de la région Nordeste du Brésil, entouré de paysages secs et de soleil. Soudain, au début des années 1940, voilà que la jeune Clarice Lispector apparaît pour bouleverser tout ce panorama artistique et privilégier une création qui se tourne vers soi-même, une œuvre décrite par certains critiques comme instrospective, des histoires sans début, milieu et fin, et même sans histoire.
Dans les premières pages du roman initial de Clarice, Près du cœur sauvage, publié en 1944, il y a un dialogue remarquable entre le personnage central, Joana, et son père. Elle lui dit :
– Papa, j’ai inventé une poésie.
– C’est comment son nom ?
– Moi et le soleil. – Sans attendre beaucoup elle a récité : – « Les poules qui sont dans la cour ont déjà mangé deux vers de terre mais je n’ai pas vu. »
– Oui ? Qu’est-ce que toi et le soleil ont à voir avec la poésie ?
Elle l’a regardé une seconde. Il n’avait pas compris ((Clarice Lispector (1982), Près du cœur sauvage, traduit du portugais (Brésil) par Regina Helena de Oliveira Machado, Paris, Des Femmes.))…
À mon avis, cet extrait est représentatif non seulement de l’incompréhension du père, mais aussi de la conscience de l’écrivaine par rapport à la modernité de sa création; Lispector envisageait au préalable les difficultés qu’une partie son public pourrait avoir pour accepter son art. À l’instar du père de Joana, la plupart des critiques brésiliens n’ont pas compris ce que Clarice était en train de faire.
L’un des premiers critiques de l’œuvre de Clarice Lispector s’appelait Alvaro Lins. Il a été peut-être le responsable des plus grands agacements dans la vie de Lispector, puisqu’il s’est empressé de dire que l’écrivaine avait été influencée par James Joyce et Virginia Woolf. En plus, il a ajouté que ce qu’elle faisait était une littérature « féminine ». Finalement, il a écrit qu’il manquait quelque chose dans la composition du livre, simplement parce qu’il lui paraissait incomplet. Clarice Lispector, à son tour, a écrit des lettres à des amis et à des proches pour contester les déclarations des critiques. Très désappointée, elle soutint qu’elle ne connaissait pas les écrivains mentionnés, et même si le titre et l’épigraphe de son premier livre sont empruntés à Joyce, elle les avait choisis par suggestion d’un ami écrivain et après avoir fini l’écriture de l’œuvre.
Clarice Lispector et Umberto Eco
Le rapport de Clarice Lispector à ses lecteurs apparaît dans les lettres qu’elle échangeait avec ses proches, mais nous pouvons identifier ce « besoin du lecteur » dans plusieurs de ses œuvres. Et, dans ces cas-là, il est possible d’associer quelques concepts d’Umberto Eco en ce qui concerne la question du « lecteur modèle » avec les manifestations des narrateurs et des narratrices chez Clarice.
Dans son étude, Umberto Eco affirme qu’« un texte est incomplet ((Umberto Eco (1989), « Le lecteur modèle », dans Lector in fabula : Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 1989, p. 61.)) » et qu’il dépend des « mouvements coopératifs ((Idem, p. 63.)) » du lecteur pour son bon fonctionnement. Clarice Lispector ne cache pas l’importance (le pouvoir?) qu’elle atribue à son destinataire. On peut citer, par exemple, son dernier livre – L’heure de l’étoile – paru l’année de sa mort (1977). Dans la « Dédicace de l’auteur », où on lit entre parenthèses « (En réalité Clarice Lispector) », le narrateur s’exprime ainsi : « en cet instant je vais exploser en : moi. En ce moi, qui est vous, car je ne supporte pas d’être que moi, car j’ai besoin d’autrui pour tenir debout, tant je suis fou, tant je divague ((Clarice Lispector (1984), L’heure de l’étoile, traduit du portugais (Brésil) par Marguerite Wünscher, Paris, Des Femmes.)) . » Dans ce passage, la quête d’un lecteur qui puisse remplir les espaces du tissu textuel lispectorien est implicite, mais, pour aller plus loin, le narrateur admet qu’il ne peut se soutenir par lui-même, il ne supporte même pas être lui-même. De cette façon, il cherche expressement l’altérité, la coopération de l’autre. Curieusement, Clarice Lispector hésitait entre treize titres qu’elle avait choisis pour cette œuvre finale, et tous les titres apparaissent écrits à la première page. Encore une fois, c’est comme si elle comptait sur la coopération du lecteur et lui laissait la liberté de faire son propre choix. Dans un autre extrait du livre, le narrateur signale l’incomplétude de sa création et se retrouve dans l’attente de quelqu’un qui puisse combler son vide, qui puisse lui apporter une réponse : « Cette histoire survient en pleine urgence, en pleine calamité. C’est là un livre inachevé, faute de réplique. Cette réplique, j’espère que quelqu’un en ce monde me la donnera? Vous ((Idem, p. 10.)) ? »
D’après Umberto Eco, « un texte veut laisser au lecteur l’initiative interprétative, même si en général il désire être interprété avec une marge suffisante d’univocité ((Umberto Eco (1989), op. cit., p. 64.)) ». Comme nous avons vu dans le dernier extrait de L’heure de l’étoile, le lecteur est presque convoqué à achever ce qui a été commencé, à donner un sens et une existence au texte lispectorien. Jean Starobinski, dans la « Préface » de Pour une esthétique de la réception, explique que, pour Jauss et Gadamer, « toute œuvre est réponse à une question ((Jean Starobinski (1987), op. cit., p. 17.)) ». Dans le cas de Clarice Lispector, j’oserais dire que son œuvre constitue la question même posée au lecteur.
D’autres idées avancées par Umberto Eco trouvent également des résonances, des échos, chez l’écrivaine brésilienne. Le théoricien assure qu’« un texte veut que quelqu’un l’aide à fonctionner ((Umberto Eco (1989), op. cit., p. 64.)) ». Dans un autre livre de Clarice Lispector, Agua viva, la narratrice, pour faire un appel à son lecteur, emploie certains mots dont les sens sont pareils à ceux de Umberto Eco. D’abord, elle avoue : « Je t’écris parce que je ne me comprends pas ((Clarice Lispector (1980), Agua viva, traduit du portugais (Brésil) par Regina Helena de Oliveira Machado, Paris, Des Femmes, p. 65.)) . » Quelques pages plus loin, elle supplie : « Toi qui me lis, aide-moi à naître ((Idem, p. 87.)) ». La correspondance entre ce que le théoricien italien proclame et ce que l’écrivaine cherche est parfois étonnante, si étonnante que même les verbes qu’ils utilisent pour figurer le lecteur peuvent coïncider; tel est le cas du verbe « aider » dans les extraits précédents, par exemple. Les appels de l’écrivaine à son lecteur apparaissent à plusieurs reprises, peut-être plus souvent dans certaines œuvres, mais ils sont toujours là, plus ou moins explicites, plus ou moins déclarés. Au milieu du livre Agua viva, la narratrice clame : « Que Dieu m’aide : je suis perdue. J’ai terriblement besoin de toi. Il faut que nous soyons deux. Pour que le blé pousse ((Idem, p. 105.)) . » À nouveau, nous avons la présence du verbe « aider » et le désir de trouver quelqu’un capable non seulement de remplir les interstices du texte, mais aussi de lui donner une réelle existence, une vraie vie.
Élène Cliche, dans son article « Clarice Lispector : débusquer l’intangible », affirme que la « voix » de l’écrivaine souhaite l’empathie ((Élène Cliche (1986), « Clarice Lispector : débusquer l’intangible », dans Bernard Andrès [dir.], « Québec-Amérique latine », Voix et images, volume 12, numéro 1 (34), automne, p. 27-41. Article disponible en ligne via la plateforme Érudit.org à l’adresse : http://id.erudit.org/iderudit/200604ar.)) . Et dans cette convulsion du langage qu’est Agua viva, on trouve précisément ce souhait : « C’est l’indicible ce qui m’est arrivé en forme de sentir : j’ai vite besoin de ton empathie. Sens avec moi. C’était une félicité suprême ((Idem, p. 233.)) . »
Pour continuer notre voyage au pays de Clarice Lispector, je voudrais souligner un commentaire d’Umberto Eco concernant le lecteur modèle, commentaire qui trouve sa correspondance dans un autre texte de la romancière. Pour Eco,
un texte postule son destinataire comme condition sine qua non de sa propre capacité communicative concrète mais aussi de sa propre potentialité significatrice. En d’autres mots, un texte est émis pour quelqu’un capable de l’actualiser – même si on n’espère pas (ou ne veut pas) que ce quelqu’un existe concrètement ou empiriquement ((Umberto Eco (1989), op. cit., p. 64.)) .
Il ne me semble pas absurde de dire que Clarice Lispector paraît espérer que quelqu’un capable d’actualiser son œuvre existe concrètement. Dans le livre La passion selon G.H., texte qui, d’après Élène Cliche, « a eu un certain impact au Québec également », dans la page qui précède le début l’histoire, dans une sorte de préambule très bref, on peut lire un avertissement :
Aux lecteurs éventuels
Ce livre est un livre comme les autres, mais je serais heureuse qu’il soit lu uniquement par des personnes à l’âme déjà formée. Celles qui savent que l’approche de toute chose se fait progressivement et péniblement – et doit parfois passer par le contraire de ce que l’on approche. Ces personnes, et elles seules, comprendront tout doucement que ce livre n’enlève rien à personne. À moi, par exemple, le personnage de G.H. m’a peu à peu donné une joie difficile : mais son nom est joie… C. L. ((Clarice Lispector (1978), La passion selon G.H., traduit du portugais (Brésil) par Claude Farny, Paris, Des Femmes, p. 15.))
Voilà que Lispector, sans utiliser d’euphémismes, postule son modèle de lecteur, son destinataire idéal, celui qui peut pénétrer dans son monde; elle détermine avant le début du récit ceux qui auraient la capacité de coopérer à son entreprise textuelle. Dans La passion selon G.H., histoire qui commence par des points de suspension, la narratrice avoue ceci : « J’essaie de donner ce que j’ai vécu et je ne sais pas à qui, mais ce que j’ai vécu, je ne veux pas le garder avec moi ((Idem, p. 19.)) ». Le besoin du lecteur est toujours présent. Elle espère qu’il y aura quelqu’un là pour l’aider, quoiqu’elle ne sache exactement quoi attendre de ce quelqu’un.
La réflexion sur l’écriture
Maintenant, je voudrais commenter les déclarations faites par les narrateurs et narratrices de Clarice à propos de la déconstruction du récit et de la construction d’un univers nouveau, d’un monde particulier. À chaque instant, Clarice démontre avoir la conscience que ce qu’elle proposait allait à l’encontre de ce que la plupart des écrivains faisaient et de ce que la critique traditionnelle prévoyait. Dans la seule interview qu’elle a donnée à la télévision, quelques mois avant sa mort, l’interviewer lui demande ce qu’elle pense des gens qui la trouvent hermétique et elle répond, tout simplement, qu’elle se comprend, de telle sorte qu’elle n’est pas hermétique à elle-même. D’ailleurs, dans Agua viva l’écrivaine paraît atteindre le niveau maximum de réflexion sur l’écriture. La narratrice reconnait que ce qu’elle veut, soit dans la musique, dans l’écriture ou dans la peinture, ce sont « des traits géométriques qui se croisent dans l’air et forment une disharmonie ((Clarice Lispector (1980), Agua viva, op. cit., p. 173.)) » qu’elle comprend. Ou encore lorsqu’elle constate : « Je peux ne pas avoir de sens mais c’est le même manque de sens qu’a la veine qui bat ((Idem, p. 23.)) ».
Dans L’heure de l’étoile, l’auteur/narrateur Rodrigo S.M. explique au lecteur :
Je ne compte rien écrire de difficile, même si je dois user de mots de nature à vous sustenter. Cette histoire – déciderai-je avec un prétendu libre arbitre – comptera six ou sept personnages dont je ne serai pas l’un des moindres, bien entendu. Moi, Rodrigo S.M. Récit classique, car je ne veux pas adopter un style moderne ou forger des néologismes pour faire original. Aussi, contrairement à mes habitudes, tenterai-je d’écrire une histoire comprenant début, développement et grand final, suivi de silence et de pluie battante ((Clarice Lispector (1984), L’heure de l’étoile, op. cit., p. 15.)) .
Parfois, comme dans l’exemple précédent, Clarice Lispector laisse échapper des commentaires qui semblent dirigés à ses lecteurs et à ceux qui la trouvent hermétique et difficile. Et malgré le retour de Clarice Lispector à un modèle apparamment traditionnel de récit dans son dernier livre, il faut remarquer que, en fait, son but n’est pas de raconter l’histoire d’un héros. Elle cherche plutôt à décrire la triste existence privée de sens d’une anti-héroïne, une nordestine nommée Maccabée, personne « vierge, inoffensive et qui ne fait défaut à personne ((Idem, p. 16.)) ». Le narrateur va et vient et essaye de nous convaincre qu’il va écrire une histoire comme les autres, mais son envie d’aller au-delà, d’outrepasser la ligne rouge est plus fort, comme il le déclare lui-même : « l’idée de transgresser mes propres limites me fascina soudain. C’est alors que je pensai à écrire sur la réalité, puiqu’elle me dépasse. Quel que soit le sens qu’on donne au mot réalité ((Idem, p. 21.)) . »
Comme on a rapidement démontré, la richesse du texte lispectorien permet des réflexions aussi variées que possibles ou, pour employer un titre d’Umberto Eco, l’œuvre de Lispector est une œuvre ouverte à tous les interprètes, théoriciens, critiques et dilettantes qui aiment la littérature. J’étais déjà passionnée par Clarice Lispector en portugais, et maintenant je suis enchantée pour la deuxième fois, car je la découvre et je peux parler d’elle dans la langue que j’ai choisie.