Ce texte est issu d’une conférence prononcée dans le cadre des Midis-conférences du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ) le 31 janvier 2012 à l’Université Laval.
Il s’agit de la suite du texte paru ici et intitulé L’écriture comme chemin I.
Dans le premier pan de ma réflexion, j’ai évoqué la nécessité d’une réinvention conceptuelle (« réinvention » au sens quasi archéologique, synonyme de « redécouverte ») pour approcher l’écriture non catégorisée contemporaine et j’ai proposé en exemple la conception de l’écriture comme chemin que suggère la méthode du « boustrophédon » (la graphie considérée comme un sillon de labour). Je me propose maintenant, dans ce second pan de mon diptyque, d’éprouver cette approche en voyant si, au moyen d’un concept antique réactualisé, on peut parvenir à donner sens et mouvement à certaines pratiques littéraires récentes ou présentes.
PROCHE CHEMIN
Le boustrophédon révèle une conception ancienne, archaïque même, de l’écriture comme chemin. De cette conception, l’idée de sujet est parfaitement absente ((On observe même un usage naturel, non appris du boustrophédon chez les enfants et chez certains malades mentaux – autrement dit : chez ceux chez qui la subjectivité est vacillante ou incomplète. Voir l’entrée « Boustrophédon » de l’Encyclopædia Universalis, [en ligne]. http://www.universalis.fr/encyclopedie/boustrophedon/ (Page consultée le 20 janvier 2012).)) : c’est d’ailleurs la marche du bœuf et non celle de l’homme – du sujet pensant et parlant – qu’indique le mot. Idem pour le genre : ne sont pris en considération, dans le concept de boustrophédon, ni le contenu, ni la forme, mais la seule matérialité de l’écriture. Idem pour la fiction (et le roman) : le mot renvoie à une pratique toute terre à terre; la division entre la sphère de la fiction et les autres sphères de l’expérience (Rancière) – entre écrire et labourer, en l’occurrence – n’a pas encore été instaurée.
Renvoi, donc, à l’univers des pratiques immédiates d’alors : travail de la terre, traçage des sillons, usage des animaux de trait. L’écart est évidemment immense entre ces pratiques et les nôtres, entre le monde agricole d’alors et le monde urbanisé d’aujourd’hui, entre les sillons de labour et les rames de métro, les voies d’autoroute, les nœuds d’échangeurs, les TGV, les périphériques… Mais le concept de pratiques immédiates reste valable pour penser les unes et les autres. L’exploration des pratiques immédiates, dans la poésie et dans la prose, s’impose comme l’un des traits artistiques les plus marquants de notre époque. Ce que l’on a appelé par exemple les écritures du quotidien, de l’ordinaire ou de « l’infra-ordinaire » (Perec) sont la mise en questionnement, par la littérature, du domaine de l’immédiateté, du présent : il n’y a plus l’écriture d’un côté (la fiction) et les autres sphères d’expérience de l’autre (habiter, travailler, cheminer, etc.). Au contraire : l’écriture peut être cheminement au même titre que le déplacement sur une autoroute ou sur une voie ferrée.
Les formes du chemin que déploient la poésie et le récit contemporains s’inscrivent le plus souvent dans cette immédiateté des pratiques qu’a appris à appréhender pour elle-même une certaine sociologie contemporaine – Michel de Certeau (L’invention du quotidien), Jean-François Augoyard (Pas à pas : essai sur le cheminement quotidien en milieu urbain), Pierre Sansot (Poétique de la ville). Dans Le reste du voyage (1997), Bernard Noël écrit une série de poèmes « TGV », faisant d’un usage immédiat du transport ferroviaire le principe de l’écriture poétique. Dans Autoroute (1999), François Bon fait récit des visions les plus ordinaires de la structure autoroutière : il place d’ailleurs en exergue de son livre une citation de George Perec légitimant l’ordinaire ou le commun comme territoire esthétique valable. Même s’ils sont fondés sur des souvenirs et non sur le présent, Le Tramway de Claude Simon ou Les eaux étroites de Julien Gracq vont dans le même sens : le tramway (Simon) et la barque (Gracq) apparaissent chez eux comme des pratiques ordinaires, répétées, aussi communes que l’étaient le bœuf et la charrue pour les Grecs du Ve siècle avant J.-C. À ces pratiques immédiates et cinétiques, les auteurs cherchent une expression, une langue.
On voit bien la différence entre ce genre de cheminement et le voyage. Voyager, ce serait au contraire tendre à quitter l’immédiateté pour aller vers le lointain. Bien sûr, le voyage ne mène pas toujours à l’ailleurs, à l’autre, au lointain : il est parfois, de plus en plus même (aujourd’hui que l’exotisme est une catégorie en péril, « [l]es capitales sont toutes les mêmes devenues », chantait Bashung), retrouvailles du même, du soi, du proche. Il n’empêche que le voyage pose toujours la question de l’ailleurs, tandis que le cheminement, considéré selon le modèle du labour, pose davantage la question de l’ici-maintenant, de l’immédiat.
Au même titre que la notion de voyage, la flânerie demeure distincte du cheminement tel que je le conçois. La flânerie et la déambulation sont des pratiques de la détente, au sens propre : quand on flâne, on n’est pas en tension, on ne tend vers nulle part. On va au hasard, on se laisse porter. Le chemin, au contraire, est une pratique tout en tension. Heidegger rappelle dans ses Chemins qui ne mènent nulle part que le sens de la racine « per » (comme dans le mot « expérience ») est celui d’un « tendre-vers ». Il écrit par ailleurs ceci dans Acheminement vers la parole : « Expérience est marche sur un chemin. Le chemin mène à travers un paysage ((Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, op. cit., p. 154.)) ». Le cheminement est expérience, traversée, tension vers. Prenons à nouveau le modèle du labour : il n’a bien entendu absolument rien à voir avec la flânerie! Sillon après sillon, on va vers le bout, vers le tournant. Et il s’agit d’un travail, d’une nécessité, comme sont nécessaires (pour le travail, les courses, etc.) la plupart des trajets que nous-mêmes faisons aujourd’hui (métro, train, autoroute, etc.). Il y a chemin quand il y a avancée, tension vers une destination – peu importe si l’avancée est linéaire et si la destination est atteinte.
Les livres de Jacques Réda sont de bons exemples de cela. On les a souvent lus comme des flâneries, sans doute à raison, mais quand on les observe de près, on voit qu’ils sont également partout traversés par un « tendre-vers ». Dans son livre au titre déjà assez parlant, Le sens de la marche, on trouve cette phrase, par exemple : « Je glisse dans le sillage de la route qui est son propre sillage, fuyant vers le but perpétuellement mobile qu’elle vise et qu’on n’atteint jamais ((Jacques Réda (1990), Le sens de la marche, Paris, Gallimard, p. 52.)). » Il me semble souvent que le cheminement l’emporte, chez Réda, sur la flânerie. Partout, il y a tension vers, courbe d’écriture orientée vers un but, même si ce but reste imprécis et son atteinte, sans cesse différée. D’où l’importance chez lui des voies, des routes, des chemins de fer. Comme on est en poésie, le chemin ne prend pas la forme d’un fil narratif qui s’allonge : il se ramasse dans des images condensées, comme dans cet extrait de L’herbe des talus : « Maintenant encore la vieille micheline obéit au rythme ternaire qui m’a soulevé. De halte en halte – Santenay, Cheilly–les–Maranges, Dennevy – les étés d’autrefois s’ajoutent, peuplés de fantômes, à ce convoi qui traîne sous les signes, dans les souvenirs, mais qui roule et qui roule à ce rythme où bat le pouls de la vie, le swing profond de l’instant… ((Jacques Réda (1984), L’herbe des talus, Paris, Gallimard (Le Chemin), p. 109.))» Toute l’idée du trajet, de l’en-allée se voit ainsi résumée poétiquement par un « rythme ternaire » (d’où l’énumération de trois haltes, ainsi que l’image du « swing », une danse à trois temps) ressortissant à une temporalité réduite et dense : l’instant.
CRÉER LE MOUVEMENT
On ne parle pas ici de représenter le chemin. L’idée de représentation, de mimèsis, est liée, comme on sait, au régime de la fiction. Or, il s’agit de penser en dehors de ce régime. Là encore, le boustrophédon peut nous servir de balise. Ce qui est donné à penser, à travers l’idée du vers ou l’idée du sillon, ce n’est pas l’écriture en tant qu’elle serait la représentation ou l’imitation du tracé de labour, mais la graphie en tant qu’elle serait elle-même tracé ou chemin.
Le mouvement, à la rigueur, est irreprésentable. On peut bien représenter une voiture, un train, une barque, ou tel fragment de vision perçu dans le cours d’un déplacement, on n’aura toujours pas représenté le mouvement lui-même. Le mouvement ne se représente pas; il se fait, il se crée, de phrase en phrase.
On approche ici la dimension créative de l’écriture cheminante. La valeur du concept de « cheminement » pour approcher l’écriture dans son faire, dans sa fabrique, m’apparaît assurée. La métaphore est déjà couramment employée. On parlera ainsi de la « démarche poétique » d’un auteur ou de la « progression narrative » d’un récit. On dira d’un texte qu’il « avance », on évoquera « la marche de la prose ». À vrai dire, c’est là peut-être la métaphore la plus courante qui soit appliquée à la création littéraire. Écrire, faire des vers ou des phrases, des poèmes ou des récits, ce serait cheminer, c’est-à-dire marcher, avancer, progresser. Cette métaphore est si profondément enracinée dans notre culture et dans notre vocabulaire qu’on ne la remarque même plus. Je ne dirais pas qu’elle est naturelle, mais elle a certes quelque chose d’archaïque. De fait, l’écriture, dans sa matérialité élémentaire, est faite de lignes, de tracés. La main ou l’outil employés pour écrire tracent littéralement des sortes de petits chemins dans l’espace de la page (cela était encore plus évident au temps de la tablette d’argile : on traçait alors des chemins dans la terre, au sens non métaphorique).
Si l’on passe de ce niveau purement matériel au niveau poïétique – c’est-à-dire à l’étude des procédés de création –, les choses se compliquent un peu. Il y a une différence entre le cheminement poétique et le cheminement narratif, en dépit de la parenté énonciative mentionnée dans le premier pan de ma réflexion. Le principe de la poésie est la condensation, comme le suggère le mot allemand Dichtung et son association homophonique – souvent relevée comme signifiante ((« La proximité de Dichtung et de dicht (dense, étanche) ne serait donc pas le fait d’une pure contingence homophonique. Dichtung laisse apparaître une superposition si dense de strates significatives que ce mot en devient de fait étanche aux autres langues. » Élisabeth Décultot, « Dichtung », [en ligne]. http://robert.bvdep.com/public/vep/Pages_HTML/DICHTUNG.HTM (Page consultée le 6 février 2009).)) – à la racine dicht qui veut dire « touffu », « serré », « dense ». En revanche, le principe du récit serait plutôt la continuité. C’est ainsi que Jean-Paul Goux a défini la prose : comme une « fabrique du continu » (La fabrique du continu, 1999). L’auteur et traducteur français Claro a exprimé en ses propres termes cette différence entre la poésie et la narration (laquelle il nomme, pour le coup, « fiction ») dans son livre Le clavier cannibale : « la poésie est concrétion, cristallisation (c’est le passage de la quête au graal, de l’errance au calice, de la genèse au psaume), alors que la fiction est prolifération, colonialisation (il s’agit d’annexer, de contaminer, d’envahir). Autant la poésie a cherché ses limites dans le silence, autant le romanesque s’est épanoui dans la prolifération ((Claro (2009), Le clavier cannibale, Paris, Inculte (Temps réel), p. 48.)). »
Aussi, le poème, même en prose, garde souvenir du vers. Or le vers est césure, rupture de la continuité, arrêt où se pense paradoxalement le mouvement même, ainsi que l’exprime Giorgio Agamben dans Idée de la prose : « Le transport rythmique, qui donne au vers son élan, est vide, il n’est que le transport de lui-même. Et c’est ce vide que la césure pense et tient en suspens, en tant que parole pure, pendant le bref instant où s’arrête le cheval de la poésie ((Giorgio Agamben ([1988] 1998), Idée de la prose, Paris, Christian Bourgois (Titre), p. 27.)). » La poésie tend ainsi à donner une image quasiment arrêtée du mouvement; en tout cas, le cheminement s’y fait plus ramassé. La métaphore du chemin s’impose avec moins d’évidence en poésie que dans le domaine narratif, du fait de notre tendance à imaginer le chemin comme une continuité qui va s’allongeant. Pourtant, la poésie est également portée par un « tendre-vers ». Seulement, cet élan, cet « en-allée », tend à se faire partout présent ou à se densifier dans les pleins ou les vides du rythme. Je reviens encore à Réda : en d’innombrables endroits, dans sa poésie, le chemin émerge. Non pas des tronçons de chemin, mais l’idée même de chemin, entièrement condensée sous la forme d’images aboutant le départ à l’arrivée. Procédé que résument admirablement ces deux vers tirés du Sens de la marche :
Chaque seconde ainsi pourrait m’être un début.
Mais c’est aussi la fin, et tout n’est que passage ((Jacques Réda (1990), Le sens de la marche, op. cit., p. 116.)).
J’ai dit que l’écriture narrative tendait inversement à s’étirer sur une continuité. Précisons, si besoin est, que « continuité » n’est pas forcément synonyme de « linéarité ». Rare, en fait, sont les récits cheminants contemporains dont le début coïncide avec un départ et la fin avec une arrivée – le linéaire étant à peu près absent du vocabulaire narratif contemporain. En revanche, on dénombre plusieurs trajets circulaires. Paysage fer de François Bon, par exemple, est construit sur la répétition circulatoire du même trajet. Le tramway de Claude Simon entretisse les passages de narrativité mobile (en tram) et des passages d’inertie narrative quasi totale (hôpital, pétrification de la mère), établissant ainsi une sorte de trajet en pointillé, non linéaire.
En délaissant le roman, la fiction, le genre, le sujet, en s’inscrivant dans le dépouillement du récit, on revient à une sorte de fabrication élémentaire de la continuité. On sort de la fabrique complexe des personnages et des intrigues qui assurait – et assure encore à l’occasion – la bonne tenue du roman. Cela ne signifie pas que le travail en soit plus aisé : il y a une difficulté supplémentaire à écrire sans modèles établis de narration. « Élémentaire » veut dire ici que l’on est forcé de revenir à l’élément de base du narratif : le liant, l’enchaînement, la fabrication de la continuité. Que faire récit, ce n’est pas nécessairement raconter l’histoire d’un ou de plusieurs personnages, cette conception reposant sur des catégories qui ne sont pas éternelles. Qu’au plus élémentaire, faire récit, c’est « faire tenir ensemble » (c’est là le sens du mot « continu ») et que ce « faire tenir ensemble » s’applique d’abord aux phrases elles-mêmes. Qu’un texte se crée par enchaînement de phrases et d’images, par perpétuation (de per et petere, aller) du mouvement de l’écriture. Et que le grand modèle de cette fabrique du continu, c’est l’avancée, la marche, le chemin.
HORIZONS
Le concept de cheminement possède en somme deux dimensions inextricablement liées. D’une part, la dimension pragmatique, c’est-à-dire la question des pratiques immédiates : comment la poésie et la prose contemporaines rejouent dans la langue les usages du transport et du déplacement d’aujourd’hui (autoroutes, métro, échangeurs) ou même d’hier (barque, tramway, train, en tant qu’ils font encore partie du paysage ou sont envisagés dans leur aspect ordinaire ou commun), quitte à bousculer les syntaxes de la phrase et du récit. D’autre part, la dimension poïétique, c’est-à-dire la question du processus de création poétique ou narratif conçu comme cheminement. Ces deux dimensions ne sauraient être étudiées de façon isolée. Il faut se demander, au contraire, comment le cheminement poïétique est déterminé ou modifié par le cheminement pragmatique. Comment, par exemple, le fait de concevoir l’écriture à l’image d’une autoroute force à créer différemment, à trouver un nouvel enchaînement narratif, ou à tenter des concaténations poétiques inédites. Ainsi l’écriture cheminante se renouvelle-t-elle sans cesse, en inventant constamment de nouvelles formes capables de rendre les modifications perceptuelles et temporelles induites par les transformations du transport et des cinétiques. Tout un champ d’étude du contemporain s’ouvre ainsi devant nous : il reste à observer de plus près, au moyen des outils conceptuels développés ici (et qui demandent eux-mêmes à être perfectionnés et étendus), les textes, les écrits cheminants contemporains – et aussi, à l’occasion, certains récits plus anciens. Tout ce travail devant moins servir, au total, à asseoir un savoir sur la littérature contemporaine qu’à creuser cette question pratique : comment se fait-elle, comment la fait-on?
Il est enfin une dernière question sur laquelle il faudra bien se pencher : celle des formes numériques de l’écriture cheminante. Elles commencent à peine à émerger, mais elles bousculent complètement la conception de l’écriture comme chemin. Par exemple, la bidimensionnalité même de l’écriture – que ce soit sur tablette d’argile ou sur page, boustrophédon ou mono-orientée – n’est plus incontournable dans les supports numériques : le chemin, soudain, peut se faire tridimensionnel et transversal. Il y a quelques exemples, très excitants, de cette nouvelle rupture – mais j’en réserve l’examen pour une autre occasion.