– Bon bien, on pourrait faire ça là là, avant le souper? – Oui oui, bien sûr, allons-y.

On descend les marches les un·es à la suite des autres. Une humidité prévisible me monte dans le dos. Je suis contente d’avoir eu l’idée de porter des bas chauds, c’est au moins ça de confort. C’est surréel. Un de ces moments qu’on préfère voir en film. J’ai un sourire que je ne suis pas capable de freiner. Une exaltation imprévue et irrépressible. Je me souviens des épaules de Léo et Phil qui se préparent à voir.

Devant nous comme un buffet épeurant, solennel, hétéroclite : toute la bibliothèque qu’a élaborée Marc de son vivant, étendue sur des meubles du sous-sol de son père. «Choisissez ce que vous voulez, j’ai déjà pris ce que j’avais à prendre, je sais pas quoi faire avec le reste.» Rapidement, je cherche mes livres des yeux… Je ne les vois nulle part. C’est impossible? Il aurait gardé tous ceux-là, mais pas les miens? Je suis les autres vers leurs découvertes. Ça me rappelle quand je suivais mon grand frère en arrivant quelque part, enfant. Je découvre à travers les yeux des autres, c’est moins prenant, au début. Je m’installe près du bol à chips. Je me sers un verre de vin. Je me demande si Marc est là.

Du coin de l’œil, j’aperçois ses cahiers de notes manuscrites et ça m’angoisse. Je tourne autour de cet autel pendant de longues minutes, fais semblant que les manuels de philo m’intéressent. Je les feuillette distraitement. C’est difficile d’avoir une vue d’ensemble, il y a de tout. Des jeux de société compliqués qui me donnent des hauts le cœur juste à les entrevoir. Des BD. Des recueils de poésie. Pas mes romans. Mon regard revient sans cesse aux cahiers de notes. Je prends une gorgée de vin, une poignée de chips et me faufile pour m’emparer d’un cahier sans réfléchir, j’essaie d’avoir l’air décontractée devant mes ami·es qui s’en foutent bien que je le sois pas. J’épluche le cahier de notes, le cœur dans la gorge. Je reconnais son écriture. Il a noté des citations des livres de philo et il les commente dans les marges. Mon cœur se dépose un peu. Je papillonne. Retourne aux Doritos. Je retournerai toujours aux Doritos.

Son père intercepte mon regard. «Tes livres à toi sont en haut, dans ma bibliothèque.» Je m’abandonne dans une des chaises de camping pliantes «Je m’excuse de demander ça, pas obligé de me répondre mais, est-ce que Marc est venu te voir en rêve?»

*

Marc n’a jamais terminé sa maîtrise. Il disait qu’il lisait trop, qu’il arrivait pas à écrire. Pourtant, à d’autres moments plus lumineux, on en a la preuve entre les mains, toutes ses lectures le motivaient, le transportaient. Peut-être faut-il ne pas lire n’importe comment? Moi-même en panne d’écriture depuis des mois, je décide que Marc m’accompagne maintenant dans tout ce que je fais. Il va même écrire mes prochains livres avec moi. On va s’inspirer de citations et les commenter dans les marges. En faire du beau et du créatif. Je peux lui faire faire ce que je veux. Il est mort. S’il voulait pas que je lui fasse faire n’importe quoi, il avait qu’à pas mourir.

*

Les invités passent à l’intérieur. La porte est fermée pour séparer l’intérieur de l’extérieur. Le colis s’est perdu. Plusieurs personnes s’assoient. Le ciel s’ennuage. Ils nous trouvent graduellement. Ils repartiront tard. 

(Simon Brown, 2014, Mollesse dure, p. 25)

*

La tradition, c’est la tradition. On s’en sort pas. Je m’en suis jamais sorti. Ça fait trente ans que je vis dans la tradition. #jesuislatradition. C’est un train en feu sans freins qui n’épargne personne. Le 1er, on soupe chez ma tante. C’est mon cousin qui me lifte. J’embarque dans sa voiture et il m’accuse de sentir la cigarette, c’est la tradition. Qu’est-ce qu’un gars comme moi est censé faire d’autre que fumer quand il attend trente minutes à la gare de Longueuil au frette? J’ai la tête de l’emploi. Cheveux longs, gras, un bonnet sur le top du crâne. Je dois rendre honneur à mon look. Je m’allume.

– Bonne année toi too, le cousin.

Même si j’imagine souvent me défenestrer à travers son pare-brise, je m’attache quand même, par politesse. J’tun gars vraiment correct. C’est peut-être glauque, sorré. Mon cousin a sa vie dans laquelle j’existe aux événements familiaux. J’ai ma vie dans laquelle il existe en souvenirs d’enfance. Ses yeux ont encore huit ans d’âge mental. Sa grimace quand il ment. Son toupet de troisième année. Sa force de frappe pour que je me tasse de devant la télé. Que j’y redonne le game boy.

On embarque sur l’autoroute en presque silence. Mes pensées sont tellement fortes que j’ai l’impression qu’il peut les entendre. J’ai trop bu hier, mais pas encore assez aujourd’hui pour amortir mon fil de pensées.

– CHAR JAUNE!

Je lui donne une grosse bine sur l’épaule et je ris trop, la main devant la bouche par habitude.

– Dude, c’est quoi ton esti de problème? 

– Yoooo, c’est pas ma faute si je l’ai vu en premier, t’es juste mauvais perdant.

Il sourit pas, continue de conduire. Il conduit bien, je peux lui donner ça.

– Aye, je t’ai pas dit ça! Je suis un lutin de Noël. 

– Crisse man t’es déjà chaud? 

– Non, j’ai bu deux bières. Je sais qu’on est pas trop supposés, mais honnêtement Père-Noël est chill, tant qu’on fait bien notre travail. Pis en théorie, je suis off depuis le 26, mais ce soir personne pouvait rentrer pour chez Matante, faque j’ai pris le contrat. 

– Veux-tu ben me dire de quoi tu parles? 

– Qu’est-ce que tu comprends pas? 

– Tu me dis que t’es un lutin du Père-Noël? 

– Non, de Noël. Des fêtes en fait. Père-Noël est le gestionnaire des opérations, mais c’est vraiment Les fêtes©, mon employeur. 

– OK, OK. Arrête avec ça. 

– Avec quoi? 

– Je sais pas ce que tu fais, mais c’est pas drôle. 

– Je fais rien. Je suis un lutin. 

– T’es un colisse de lutin? 

– Ou un crisse… hahaha, je me reconnais aux deux! 

– C’est bon man, tu peux arrêter. 

– Comme tu veux!

S’il y a bien de quoi que je sais, c’est que ça sert à rien de s’obstiner avec lui. Il monte le son de la radio et je regarde par la fenêtre.

Toutes les maisons sont décorées, c’est à la fois magnifique et angoissant. Ça me tente pas, toute la patente des becs et des poignées de main, mais j’ai le cœur en paix pareil. Ma paix.

– T’as des trous dans tes Jeans à Noël? 

– Bonne année grand-m’man.

Je me penche vers elle et lui fais la bise.

Un seul trou et c’est le jour de l’An.

Au souper, je suis assis à la table des enfants. À mes côtés, Nico, sept ans, fils de ma cousine. On s’entend bien, on échange. Il me parle d’affaires qu’il connait que je connais pas. Je lui parle pas des affaires que je connais qu’il connait pas. Je le protège. À la fin du repas, Nico, qui semble surpris que j’aie été fin avec lui, peut pas s’empêcher:

– Mon père dit que t’as pas de travail. 

– Toi non plus, t’en as pas de travail Nico, pis je te gosse pas avec ça. 

– Je suis un enfant, moi. 

– Moi aussi, Nico. L’enfant de mes parents. Anyways, c’est pas vrai que j’ai pas de travail, je suis un lutin des Fêtes. 

– Un lutin de Noël? 

– Ouais, c’est plus compliqué que ça, mais oui, je suis entre autres un lutin de Noël. 

– T’as rencontré le Père-Noël? 

– Ouais, ouais quelques fois! C’est vrai qu’il est gentil, mais il est surtout vraiment occupé, il a pas trop le temps de jaser.

À l’autre table, j’aperçois mon frère qui me fixe en fronçant les sourcils et en hochant la tête. Je retourne à Nico. Me penche vers lui et lui parle sur le côté de la bouche.

– J’ai dîné avec un moment donné par exemple. 

– HAN, chanceux!

Mon frère se lève pour venir s’asseoir en face de nous pendant qu’on discute. Il nous interrompt.

– Bon là, tu m’expliques c’est quoi  ton affaire de lutin? 

– Ouais sûr, as-tu des questions? 

– Je comprends pas d’où ça sort, surtout.

Il parle entre ses dents.

– J’avais besoin de changement, comme tu sais. Gros changement, comme tu me le dis souvent. J’ai appliqué et ma candidature a été retenue. J’ai passé l’entrevue, je leur ai expliqué le gap dans mon c.v., anxiété généralisée, dépression majeure chronique, j’ai rien oublié, j’ai joué cartes sur table, comme on dit. Les RH m’ont dit que c’était pas un problème pour eux autres si j’étais prêt à y dédier ma vie. 

– OK, mais c’est quoi, la job? 

– Rendre les gens autour de moi heureux. 

– OK là ça va faire! 

– Je te rends pas heureux, bro? 

– Pas quand tu dis des affaires de même. 

– Ça te rend triste quand je dis que je suis un lutin?

Nico rit, les oreilles en chou-fleur.

– Bah pas quand tu dis que t’es un lutin, mais quand tu penses qu’être un lutin, c’est une job. 

– Lutin c’est le titre, rendre le monde heureux autour de moi, c’est ça la job. Je pense que je suis bon. 

– Tu travailles en ce moment? 

– Ouep. Je m’y consacre.

Je cale mon verre de vin en le fixant dans les yeux. Je me lève.

– Bon. Je reviens Nico, je vais aller fumer. Après on va aller dans la cave et je vais te clencher à Mario Kart.

La cigarette est bonne. L’air est doux. L’autre cigarette est encore bonne. L’air est encore doux. Ma paix. Petite pause de la job, c’est pas facile tout le temps, mais je sais que ça en vaut la peine. Je referme la porte patio dans mon dos, prends mes bottes pour aller les déposer dans l’entrée.

– Ah que ça pue! 

– Oui, mets-en!

– Pis t’aurais pu te laver les cheveux pour Noël. 

– Je me les ai lavés pour Noël, c’est pour le jour de l’An que j’ai oublié!

Clin d’oeil clin d’oeil, comme je suis coquin. Un véritable lutin des fêtes. Tout le monde m’adore, ça fonctionne, je rends les gens heureux. Je m’enligne vers les marches du sous-sol.

– Ben là, viens donc jaser avec nous autres, on se voit jamais! 

– Ouais, ton frère dit que tu dis que t’es rendu un lutin de Noël? Viens donc nous conter ça!

Hilarité générale dans la cuisine. Ça fonctionne. Tout le monde est euphorique en ma présence. Quand je quitterai, tout le monde se dira «comme c’est triste, comme c’est dommage.»