Été 2021

Mes vagues et toi 

 

Ça se passe dans un resto à Cap-Rouge.

Je trouve ça grisant, toi, moi et le fleuve Saint-Laurent à portée de main. Je mange, je bois, je suis amoureuse, et la sensation de l’eau tout près de moi m’enivre.

On se parle, on trinque, et je regarde l’eau.

Elle ne bouge pas trop. Et c’est doux.

 

Tu me racontes toutes sortes de choses, je ris aux éclats, je suis heureuse, je te trouve beau, et tu le sais.

Je picore dans l’assiette et je regarde l’eau.

Elle ne bouge pas trop. Et c’est apaisant.

 

Puis, comme quand on se réveille brutalement d’un sommeil profond, j’entends un bruit familier et je te dis avec joie : « vagues ! » Ce sont des vagues ! »

Je me retourne dans un élan d’amour, élan tout plein d’enfance et de châteaux de sable, pour mieux voir mes vagues. J’entends tes lèvres me murmurer des choses, mais je ne veux rien savoir.

Tu insistes : « C’est le paquebot ! Ce n’est que le paquebot, chérie ! ».

Silence.

Mais pourquoi tu me le dis ? Pourquoi si vite ? Tu aurais pu attendre quelques secondes encore. Je commençais à peine à me remplir les poumons et les yeux d’effluves salés.

 

Je reviens doucement à toi, à nous, et je te dis : la mer me manque.

Je continue de te regarder et de t’écouter, le cœur fébrile, plein de nostalgie. Je suis ici et ailleurs ; j’habite le Québec et le Liban m’habite.

Je regarde l’eau. Elle ne bouge pas trop. Et c’est un peu triste.

Je suis à mon troisième verre de vin. Mes yeux commencent à errer un peu partout, quand, soudain, je regarde à nouveau le fleuve et je panique. Je réussis à balbutier quelques mots : mais l’eau ! Où est l’eau ? C’était comme ça dès le début ? C’est quoi tous ces rochers, ces algues ?

Ton rire tente, en vain, de me rassurer : « C’est la marée basse, chérie ! ».

Marée basse ? Mais je ne connais pas ça, moi ! Je ferme les yeux, incapable de me mettre soudainement à voir ce qui, quelques minutes auparavant, m’était complètement caché. Cette nudité m’angoisse. Je n’ose plus retourner la tête.

Tu continues de rire. Je suis perplexe.

 

Puis je te demande : ça va se recouvrir ? Quand ?

J’ai hâte.

 


 

Automne 2024

Le brouillard et son étoile noire

 

Je quitte les discussions, et les humain.es, happée par la brume sur le fleuve.

Je suis au Bic, et c’est époustouflant de beauté.

Je marche, le cœur fébrile. Je sens l’embrun sur mon visage et dans mes cheveux, comme une sorte de baptême. Je pense à la chance que j’ai de découvrir constamment des paysages et leurs différentes faces. Je marche sur ce sentier caillouteux et je reconnais à peine les arbres que je voyais nettement hier.

 

J’aime l’évanescence des choses, leur fragilité ; et ce pouvoir magique que nous avons toustes d’habiter plusieurs visages.

Je suis sur l’estran, devant la marée basse. Le spectacle étale du fleuve m’angoisse.

 

Je marche, les yeux cloués sur le sable, sur toutes ces choses que la marée a décidé de dévoiler momentanément, en évitant de les profaner, comme si elles devaient revenir à l’eau intactes. Des branches d’arbres, du varech, des cailloux…

 

Je tombe sur une algue sèche noire. Son noir me rappelle les toiles de Soulages. Un noir lumineux, mystérieux. La mort n’est donc pas que ténèbres ?

Je vis le spectacle de l’eau qui se retire comme une plongée dans la nudité du corps. Le corps de la mer. Et le mien. Ça ouvre sur l’immensité.

Je retiens mon souffle, par peur de céder à l’appel du gouffre. Du naufrage.

 

Et puis je m’apprête à partir, je me retourne pour la dernière fois dans un geste de grand courage, quand, dans une soudaineté tranquille, j’aperçois une silhouette lointaine enveloppée dans le brouillard. Je me mets à la photographier, de loin, sans pouvoir contrôler mon geste. Je me disais que le brouillard, ça sert à ça : cacher ce qu’il ne faut pas qu’on voie de très près, comme pour réinventer le monde et rebaptiser nos yeux. Je me surprends à aller dans sa direction. La silhouette me voit. La silhouette commence à bouger. Elle bouge pour moi. Elle danse. Elle danse avec les bras, et le reste du corps, pour moi, tenant aux mains comme des étoiles de mer qui auraient séché au soleil pour avoir oublié de se joindre à la marée haute.

 

Les mouvements de la belle créature deviennent musique. Je suis fascinée.

Habillée en noir et blanc, la créature dansante devient ma mouette.

 

J’ai rencontré la mouette dansante du fleuve, comme Rimbaud avait rencontré son aube.

 

Par une matinée d’automne et de brume, quelque part, sur cette planète, j’ai rencontré le fleuve, sa mouette dansante et sa marée basse.