là-bas, dans la brume épaisse

je dévale les rues

les enchaîne une à une

répétant à pleins poumons

JE VOUS SOUHAITE

NI DIEU, NI MAÎTRE

NI DIEU, NI MAÎTRE

comme si la vérité venait de me frapper

 

Je ne sais pas si je suis fou, révolutionnaire ou simplement heureux. Je suis transcendé par un élan qui me précède. Ma voix fond dans un écho retrouvé. Je suis enfin libéré de l’encombrement. J’ai perdu la raison, mais j’ai regagné mes sens, mon instinct. Je contemple.

Tout est signe.

 

 *

 

L’air est frais ce matin, parfait pour prendre un café sur le balcon enroulé dans une couverture. Paul termine la lecture d’un essai sur la condition ouvrière moderne avant d’aller travailler. Entre les pages, il regarde la fumée s’échapper de sa tasse. Un calme plat règne sur sa cour arrière. La mince couche de givre sur le gazon s’évanouit devant les rayons du soleil. Tout est plus tranquille en automne. Le temps ralentit, il prend des détours. Cette atmosphère semble toutefois fragile, éphémère, un rien ne saurait la chambouler. Un bruit métallique retentit à proximité. Reconnaissant le grincement du clapet de sa boite aux lettres, il rejoint directement la porte d’entrée de son appartement, au cas où le postier y aurait déposé un colis (on les vole souvent dans son quartier). Au lieu d’un colis, une petite enveloppe blanche, sans timbre et sans adresse d’envoi. Il balaye la rue du regard pour en trouver le messager, mais personne à l’horizon. Ça commence à lui faire peur. Au dos de l’enveloppe, son nom dactylographié en lettres rouges. C’est tout.

 

Paul Adam

 

*

 

Dépêche-toi, rien n’est plus improbable que le mouvement des jours

 

À l’intérieur, cette seule phrase erre au centre d’une page autrement vide. Le reste a été laissé libre à imaginer. Peut-être à méditer. Paul se demande si c’est une menace ou une invitation. Cela fait bientôt deux heures qu’il est assis à la table de la cuisine. Il fixe cette feuille de papier dans un silence alarmant. Sa jambe gauche s’agite à un rythme effréné. Ses ongles se rongent tout seuls. Plus tôt, après avoir ouvert l’enveloppe, il a appelé au bureau pour dire qu’il ne pourrait pas rentrer, prétextant un virus. L’administration va devoir s’adjoindre elle-même aujourd’hui.

Plus il relit la phrase et moins il la comprend. Le ton lui apparaît d’abord impératif, comme si on lui donnait un ordre, et il déteste qu’on lui donne des ordres. L’improbabilité du mouvement, elle, le résout à penser qu’une idée funeste se cache derrière cet événement. Il se demande si on ne cherche pas simplement à le moraliser, à lui faire réaliser qu’il faut vivre comme si demain n’existait pas. Doit-il aborder cet événement avec profondeur ou avec naïveté? Il ne saisit toujours pas à quel degré on s’adresse à lui ni avec quelle intention.

C’est le désordre dans sa tête.

À force de répétitions cependant, le dépêche-toi devient de plus en plus bienveillant. C’est une main ouverte qu’on lui tend, une convocation plutôt qu’une assignation. L’improbable semble maintenant empli d’une lumière débordante. C’est la naïveté des beaux jours, l’enfance, l’exploration. Il l’appréhende désormais comme un univers de possibilités. C’est l’espoir qu’enfin quelque chose se produira. Lui fera voir plus loin. Le sortira de lui-même. Il se dit que ce sera peut-être sa chance.

Sans s’en apercevoir, son regard quitte la phrase.

Des fragments de souvenirs se mêlent à ces mots incrustés dans sa tête. Ensemble, ils valsent, tourbillonnent, s’interchangent et ouvrent de nouvelles avenues.

Le mouvement des jours l’entraîne dans sa course.

Ses yeux se posent sur la poignée de porte. Il se lève d’un bond, ne prend rien avec lui, ni son téléphone, ni ses écouteurs, ni son portefeuille, ni ses clefs, ni même cette enveloppe à son nom. Il vient de réaliser qu’il cherchait une conclusion, alors que la phrase n’a même pas de point.

 

je dépose mes premiers pas sur la rue Duteuil

dans les craques du trottoir ;

poussière d’étoiles

feuilles mortes en cavale

destins entremêlés

 

empreinte incrustée dans le béton

seul souvenir du temps

où il était encore malléable

geste figé dans l’espace

un pas dans une direction

je suis cette marche

 

au bout du chemin

un arbre

le seul de la rue

je ne saurais dire si c’est

un bouleau, un frêne ou un peuplier

je ne connais pas le nom des arbres

oiseaux

rivières

rues

parcs

ni le nom de la personne

qui m’a adressé cette lettre

cette seule phrase rouge

 

De connaître ces noms ne m’avait jamais préoccupé avant aujourd’hui.

Je remarque l’ampleur de ce qui m’échappe, ce qui fuit jour après jour.

Je tente de retenir tout ce qui croise mon regard.

 

*

 

toujours rue Duteuil

ma rue

la seule dont je connais le nom

dans ce nouveau quartier

j’avance

lentement

disponible

dans l’inconnu

 

à l’intersection

une passante me sourit timidement

petit manteau noir

jeans délavés

souliers bruns vernis

elle s’élance

je fais de même

nouvel itinéraire

 

mon pas imite le sien

je me laisse porter par sa cadence

des objets défilent

devant mon regard

numéros de porte

affiches sur les poteaux téléphoniques

un lampadaire ouvert

en plein jour

un arrêt d’autobus désert

un autre bondé

encore des feuilles mortes

jaunes rouges oranges brunes

 

*

 

À force de projeter son regard dans toutes les directions, Paul se retrouve nez à nez avec un des poteaux téléphoniques. Il recule d’un pas et retrouve, comme une apparition divine, une feuille blanche agrafée portant en son centre une phrase rouge dactylographiée.

 

N’oublie pas que tu peux changer le monde

 

*

 

Pris de court par cette apparition, aussi émerveillé qu’apeuré, Paul court se réfugier chez lui. La familiarité des lettres rouges lui a fait craindre pour sa sécurité. Il s’est senti observé, comme si quelqu’un ou quelque chose le traquait. Rien n’est plus improbable, se répète-t-il un peu consterné, de retour dans son petit appartement, seul au monde.

 

*

 

Les heures défilent pendant qu’il tente de retracer le chemin aléatoire qui l’a mené à cette rencontre. Il cherche une clef dans les décors qu’il a traversés. Il cherche sans savoir quoi chercher. Trop rationnel, trop encombré par le besoin de trouver un sens concret, son élan a été rompu par la peur. Il en oublie presque la nouvelle phrase.

Paul cesse de faire les cents pas et s’engouffre ans le fauteuil du salon. Après une profonde respiration, il ferme les yeux. À mesure que la phrase rejaillit dans sa tête, il s’en dégage quelque chose d’intime, de personnel. Il est conscient qu’elle pourrait résonner tout autant dans l’esprit de passants quelque peu réceptifs. Après tout l’humain a tendance à croire à toutes sortes de choses. Combien de gens vont encore à l’église et combien d’autres lisent l’horoscope avec espoir, le croyant prophétique? Pour Paul, c’est différent. Malgré son scepticisme habituel, il se sent l’unique destinataire de cette quête. Ce tu ne peut être un autre que lui. Pas aujourd’hui, pas après cette lettre. Impossible.

La voix qui, plus tôt, l’avait emmené à déambuler dans la ville s’adresse à lui. Son message est naïf, sincère. C’est une petite bouffée d’espoir. C’est ce qu’une mère attentionnée pourrait laisser sur le comptoir, à la place d’un n’oublie pas ton lunch, le matin avant de partir travailler. Un geste tendre, invitant, qui lui redonne confiance, encore une fois, en ce messager anonyme.

Après tout, changer le monde, c’est bien beau, mais par où commencer?

Paul sait que la poignée de porte le fixe, qu’il ne trouvera pas de réponse ici, qu’il doit reprendre sa déambulation là où il l’avait laissée.

 

cette fois-ci j’ai tout emmené avec moi

téléphone

écouteurs

clefs

portefeuille

l’enveloppe à mon nom

on ne sait jamais

 

le pas pressé

le trajet en tête

je retrouve le poteau téléphonique

les lettres rouges sur la page

que j’arrache que je mets dans l’enveloppe

avec la première

 

dans le paysage de mon errance

du rouge partout pour me guider

feuilles par terre

feuilles dans les arbres

panneaux d’arrêt

bornes-fontaines

voitures

façades

livres

briques

bicyclettes

tables

chaises

feux de circulation

 

il n’y a que cette couleur pour moi

celle que je poursuis

que je traque à mon tour

ce rouge qui me berce

me fait redécouvrir l’ordinaire

 

*

 

posé sur un banc

les chansons sur mon téléphone

défilent aléatoirement dans mes oreilles

au loin le couchant a teinté les nuages

je laisse le soleil finir sa journée

avant de reprendre ma course

je ne pense plus à rien

je contemple

je gis

 

sur le banc d’en face

une feuille blanche se fait emporter par le vent

retombe quelques mètres plus loin

 

ce n’est plus du hasard

la peur s’est enfuie

je connais la routine

cours la ramasser

je m’incorpore au geste

à l’élan

à quelque chose de plus grand que moi

nouvelle phrase

 

La liberté rêve de toi

 

*

 

Paul prend une grande respiration et ferme les yeux. Le mot liberté résonne contre les parois de sa mémoire et cherche des souvenirs auxquels s’agripper. Paul se revoit adolescent, il se souvient de ce qu’il voulait devenir, mais surtout, de ce qu’il ne voulait pas devenir. Un homme seul, cloîtré dans un emploi qu’il n’aime pas pour payer son loyer. Un citoyen docile, sérieux, qui ne pense plus, qui a oublié comment. Une âme perdue, submergée par l’ordinaire. Un homme avalé par le torrent des choses. Quelqu’un qui fait comme tout le monde. Qui ne voit pas plus loin. Qui s’imagine prisonnier de son sort.

 

j’avais des rêves de grandeur

voyager

explorer le monde

ne jamais rien prévoir

me laisser surprendre

faire des rencontres inoubliables

découvrir

des paysages des plantes des animaux

des langues des cultures des traditions

j’avais des rêves humains

je voulais revenir à l’essentiel

être autosuffisant

ne dépendre de personne

vivre pour moi

pour les gens que j’aime

m’appartenir

appartenir à une communauté

rêver en commun

faire sens

faire de ma vie

œuvre utile

*

 

Un brouillard s’est levé sur la ville maintenant sombre, et Paul avance sans relâche dans ces rues aux noms qui lui sont toujours inconnus. Dans le lot de chansons qui défilent dans son téléphone, une de Léo Ferré se glisse dans ses oreilles. Les premières notes de piano vibrent dans chacun de ses gestes. Il ne fait qu’un avec la musique. Ferré entame : La cigarette sans cravate, qu’on fume à l’aube démocrate. Quelques dizaines de mètres plus loin, la lumière d’un lampadaire laisse entrevoir, dans une visibilité trouble, le mur de briques d’un bloc-appartements. Parmi les graffitis défraîchis, une inscription se dégage des autres. En grosses lettres rouges, le titre de la chanson lui apparaît comme une évidence.

 

NI DIEU, NI MAÎTRE