L’automne s’avère la saison la plus propice à la remontée d’importants systèmes dépressionnaires le long de la côte est du continent. Combien de cyclones et d’ouragans, ces dernières années, avaient ruinés les mégapoles surpeuplées, noyant les zones côtières et transformant les centres-villes en marécages, repoussant toujours plus loin vers l’intérieur des terres le concept « d’érosion des berges ». Ces tourmentes scélérates, gonflées d’orgueil, remontaient toujours plus loin au nord, déversant leur pleine misère sur des secteurs qui, autrefois, n’en voyaient que le bout de la queue.

L’une de ces tempête naissait d’ailleurs en ce moment même, comme une tumeur logée entre deux côtes-aux-vents et diagnostiquée par 20o N, 71o O, sous l’œil d’Hécate et de son disciple, un météorologue éberlué devant son radar. Jamais ce respectable scientifique n’avait vu les courants troposphériques centrifuger l’eau bouillante de l’océan avec pareille vigueur. Le noyau de l’ouragan, plutôt que de se comporter normalement, agissait en petit réacteur, surchauffant non seulement la colonne nuageuse qui formait son enceinte, mais excitant la matière des profondeurs, combustible qu’il siphonnait en son centre : épaves de navires coulés depuis toujours, cétacés, squales et sauroptérygiens, blocs de marbre atlante et jusqu’au basalte du plateau océanique, le tout fusionnant à mesure que la tempête forcissait. En touchant terre, 26 heures plus tard, non seulement vit-on les impacts classiques d’une cyclogenèse explosive se manifester (onde de tempêtes, déferlantes de pluie, vents intenses), mais la chaleur quasi radioactive érodait le béton et la maçonnerie, liquéfiait le verre et tordait le fer, réorganisait la matière et l’ordre naturel. Une vague métamorphique lancée à 500 kilomètres/heures sur une trajectoire nord-nord-est, légèrement recourbée, lui assurant de longer la côte sur près de 3000 kilomètres.

Ce face à quoi le météorologue mal luné s’extasiait dans sa et qui ne pouvait être, de son point de vue, qu’un nouvel et excitant phénomène promit par le réchauffement climatique, n’était pour le commun des mortels dans la ville de Q. que l’arrivée d’un temps de marde qui les ferait chier des jours durant. De fait, on resta cloîtré, car le fleuve qui bordait la ville s’enragea et vomit des torrents d’eau sale qui étouffèrent le port et les bas quartiers, le long du cap. Pavés, bardeaux de cuivre, parcomètres, politiciens en maraude (c’était un an avant les élections, déjà) et guides touristiques volaient librement, défonçant les demeures et estropiant les cycliques opiniâtres que rien ne décourageait de sortir. Des carcasses marines s’écrasaient sur les vieux remparts, créant des trouées et des éboulements. C’est de cette manière qu’un béluga de respectable constitution creva le ciel et défonça la porte Saint-Jean. La tectonique des plaques, déréglée,

Après trois jours et trois nuits, comme le veut la coutume pour les siècles des siècles, cessa enfin le déluge accéléré et disparurent les derniers éclats de lune noire. On prit alors la pleine mesure des impacts de cette vague de plomb.

 

*

 

– Saint-calvaire du tabarnac, quoi c’est ça, c’te marde-là ?

Jimmé Comeau descendait à peine du pick-up de la voirie qu’il se retrouva dans eau brune jusqu’au mollet, face à un amas de mousse qui engorgeait le boulevard, devant la gare fluviale qui reliait le Nord au Sud et vice-versa. Elle n’était plus là, la gare : le fleuve l’avait arrachée à la rive et l’avait transformé en îlot sinistre, un peu penché, dont il se parait en son centre. À son ancienne place ne subsistait qu’une crête de béton désarmé dont les tiges d’acier pendaient au-dessus de l’eau.

Jimmé se rapprocha de l’amas d’humeur marine rempli de carcasses de barbottes et d’ordures ménagères. Cette matière semi-solide lui faisait penser au morviat qu’il crachait il y a peu encore (il se remettait d’un rhume coriace). Le soleil, après une longue absence, crevait timidement les nuages et réchauffait le tas, qui commençait à fermenter. Un relent de mort hantait le secteur. Il fallait agir vite : la Santé publique craignait que lesse répandent et contaminent toute la basse-ville.

Derrière lui progressait le grondement de la machinerie lourde et des bennes à ordure arrivant du garage municipal. Il se retourna comme Ti-Pit Soulard, le foreman pubescent, descendait de son camion et rassembla ses ouvriers. Il coinça ses pouces derrière les bretelles de sa salopette avant de prendre la parole, comme s’il était ministre.

– La job est simple : vous v’mettez en équipe de deux pis v’déblayer la cochonnerie pour qu’ça r’devienne roulable su’l boulevard. Vous sacrez ça en tas, là-bas. La fille d’la pépine va loader ça dans les containers.

Pit Soulard, quand il parlait, se retrouvait avec un film blanc aux commissures des lèvres. Ça le répugnait. Et il parlait constamment. Un vantard impétueux qui s’enorgueillait dès qu’il le pouvait d’avoir été renvoyé de la marine pour conduite dangereuse après avoir encastré un traversier dans le château, en haut du cap.

– Boss, va falloir une équipe de trois parce qu’on est juste sept…

– Nope. T’vas travailler tu seul, Jimmé.

Tonio Talbot, une autre grande gueule avec qui il travaillait, ricana.

– C’pas que quelqu’un a envie de jobber avec la grosse tête, anyway !

Talbot méprisait Jimmé depuis que ce dernier avait refusé, lors de son premier jour d’emploi, d’investir dans « le gaz naturel » comme il appelait cela. Une forme d’initiation pour hommes avertis qui consistait à manger le plus de fèves au lard possible en un temps donné afin de voir s’il péterait plus fort que Talbot, ce qu’aucun jobbeur de Québec où d’ailleurs n’avait jamais encore réussi à accomplir. Jimmé l’avait traité d’insignifiant et s’était détourné.

Les ouvriers s’éloignèrent chacun en direction d’une zone précise. Jimmé se retrouva confronté à la colline de morviat. Comme toujours, il héritait des ouvrages les plus pénibles et travaillait seul, parce qu’à quarante ans il était le dernier arrivé et qu’il n’avait pas choisi ce métier. Dans sa jeunesse, on lui avait vanté l’économie du savoir et la nécessité de longues études pour s’assurer de prendre un élan décisif dans le monde moderne. Il s’était si bien lancé dans ses lectures qu’il n’avait pas perçu que dehors le vent tournait, qu’on ne courait plus vers les mêmes destinations. Arrivé comme un cheval sur la soupe à la voirie (il était trop qualifié pour être quêteux, comme on le lui avait fait remarquer au moment de demander son permis, à l’Hôtel de Ville) on lui faisait bien sentir qu’il n’appartenait pas à ce monde. Ni à aucun autre. Jimmé évoluait dans un limbe perpétuel.

Sans trop savoir comment il viendrait à bout de la concrétion monstrueuse, il commença à pelleter, repoussant la glaire gélatineuse, la laine minérale, les ossements de bêtes disparues et le gyproc réduit à l’état de pâte un peu plus loin. Malgré les overalls de caoutchouc qui le couvrait de la tête au pied, l’humidité lui collait à la peau et le rendait poisseux. Les rafales crues le poignardaient entre les côtes et le faisaient rêver d’une véritable minestra, lui qui ne pouvait se permettre que des , le matin et le soir.

 

Quelques badauds descendaient depuis la place Royale pour les observer, mais rebroussaient chemin au premier coup de vent chargé de l’odeur de périphyton décomposé. C’est l’un d’eux qui venait de crier comme ça d’une voix creuse. À son adresse ? Ouais, Jimmé avait sans aucun doute la mine abattue d’un vieux cabot, à l’image de ce qui l’entourait. Il récupéra dans la poche de son habit un étui en plastique jauni contenant des bats de bonne dimension. Il en coinça un entre ses dents, l’alluma et tira quelques poffes salvatrices. C’était pour dire, ça ne le sauvait pas du tout. Mais ça émoussait les bords tranchants du réel et rendait ainsi le quotidien supportable.

Dix ans qu’il besognait comme ça, sans jamais se demander s’il était heureux ou malheureux. C’était comme ça. Par désespoir il s’accrochait à cette vie morne que rien n’excitait jamais. Il avait fini par se faire croire que ça lui convenait. Mais le soir, quand la brunante effaçait les faux-semblants du jour, alors qu’il ouvrait la porte de sa minable chambre au-dessus de laquelle claquait une bretelle d’autoroute, une pellicule de mélancolie lui couvrait le cœur et le maintenait en ce lieu précis . L’apathie le gagnait un peu plus à chaque jour, alors qu’il besognait de quartier en quartier et qu’il observait l’individu-publicité vanter son individualité rigoureusement conforme. Les promoteurs « engagés », mais dont le cordon du cœur traînait en réalité dans la marde, y répondaient en offrant des milieux de vie « à échelle humaine ». Cette fameuse échelle qui est en fait un marchepied permettant de monter juste assez haut pour se croire supérieur et claironner encore plus fort sa vertu personnelle, mais pas assez pour voir derrière le décor qui masque la réalité. La tempête avait arraché à la ville cette tenture de fausse liberté, dévoilant la chair rongée par le frottement des chaînes et les stigmates noircis des bonnes consciences.

Jimmé remplissait sa brouette sans rien dire, le bat au coin du bec, se contentant d’accueillir l’odeur qui montait en coup de poing après chaque pelletée comme un état naturel de sa condition. En allant déverser son fardeau dans le grand tas qui poussait à côté des bennes à ordure, il manqua de s’enfarger dans les ombres laissées par la tempête et qui couvraient la ville de vergetures. Un fragment de ses études lui revint alors : les fantômes d’Hiroshima. Par les béances des demeures ancestrales pointait le clocher de l’église victorieuse, toujours debout.

 

Il se retourna, cherchant le flâneur qui le hélait encore. Personne. Pit Soulard, Tonio Talbot et les autres, un peu plus loin, s’acharnaient à la pelle et à la pioche sur un amas de glaire solidifiée qui couvrait un manhole, sans réfléchir, les imbéciles, à la pression  accumulée depuis une semaine dans le réseau d’égouts. Soulard, accroupi, les culottes baissées, mettait sa renommée à profit en fiousant toutes vannes ouvertes, alors qu’un autre braquait la flamme d’une torche à souder à la base de son fondement. On espérait que ce lance-flamme improvisé ramollirait la matière organique.

Crisse de gang de morons…

Non, définitivement, il ne faisait pas partie de ce monde. Il le méprisait de chacune des particules qui le constituaient. Cette destruction alentour apaisait sa haine puisqu’elle rappelait que la fin de ses gens – et la sienne sans doute – approchait. Le monde, la ville, retrouvait sa voix. Pourtant, la poésie l’insupportait ; la seule littérature qu’il consommait se trouvait à l’endos de ses contenants de soupe minute. Il avait ravalé depuis longtemps le jargon des intellectuels à la mode, dans l’espoir de se rapprocher de ceux avec qui il travaillait. Là, c’était plus fort que son mépris : il la percevait, la parole aussi vaste que le monde qui remplissait l’air vicié de l’après-sinistre. Une voix qui émanait de partout, des nuages chargés autant que des ravines d’huile qui sourdait du sol fracturé sous ses pieds. La ville fendue respirait de ses poumons retrouvés.

Jimmé reprit sa pelle. Il dégagea une nouvelle couche de glaire luminescente et des amoncellements d’argenterie. Son regard se porta à ses pieds et il lui sembla alors voir les rayons roses et mouchetés d’un éventail de Chine. Il joua de la pelle un peu plus autour, curieux.

Câlisse c’est donc ben huge…

Plus il déblayait et plus l’éventail élargissait et se détaillait. Ses rayons s’achevaient en pointes nacrées, fantaisie orientale, alors que son papier de soie pâlissait à mesure qu’il se rapprochait du rebord. L’éventail virait du rose au bleu sur la longueur de sa trame.

Saint-ciboire c’t’une queue de poisson hostie !

L’éventail – une nageoire caudale de trois pieds de large – se rattachait à une queue huileuse dont les écailles se détachaient par plaques, la chair pourrissant en dessous. Jimmé ne s’y connaissait guère en faune aquatique (en quoi avait-il étudié, déjà ? Il ne s’en rappelait plus, mais ce n’était pas en biologie), mais présumait que c’était là un spécimen d’exception ou, comme il se forçait à le penser dans la langue des gens de gros bon sens, une tabarnac de grosse truite.

En enlevant les bouttes noirs pis en mettant du poivre en masse, ça ferait une couple de bons repas…

Il ne songeait plus aux gnochons du manhole, à la ville parlante ou à sa minable situation. Il ne sentait plus la méchanceté du vent, l’humidité et même la pestilence ne le dérangeait plus. Il ne pensait qu’à dégager en entier ce monstre, à lui voir la face et lui demander quel cheval il avait bien pu dompter pour grimper les latitudes jusqu’ici. C’en était un de Poséidon, bien sûr, une monture d’écume opaque. Il pourrait, une fois dans sa vie, prétendre à une anecdote, à quelque chose qui sortait un tant soit peu du quotidien. Mais plus il déblayait, plus il doutait. Et la fraîche lui saisissait la nuque comme jamais avant.

Le corps de la truite, suivant la ligne latérale, perdait de sa vibrance incarnadine, se rapprochant du pêche terne. Les écailles se raréfiaient, la couche de mucus s’estompait. Un nombril apparu et, sur le flanc à l’air libre, le renflement mauve des côtes cassées, sous la peau.

Le monde repose sur vous, cariatides aux membres sans cesse coupés qui s’obstinent à repousser et vous tenez là dans vos saignements de poussière…

Jimmé s’arrêta. Moins pour reprendre son souffle que pour goûter à ce que la ville lui disait. Ses collègues s’acharnaient toujours à coups de flammes ciblées contre la glace et les sécrétions solidifiées. Les nuages dérivaient à toute allure vers l’est. Le clocher de l’église victorieuse sonnait l’angélus. Break syndical, comme aurait dit son grand-père (il n’avait jamais compris pourquoi, puisque ce dernier méprisait les unions. Quossa donne ? disait-il en se roulant une cigarette). Cette créature morte lui parlait, par quelque mystère des gaz putrescents qui émanaient de ses pores. Pour autant qu’il pouvait le dire, toutes choses étaient à leur place, normales. Il reprit sa pelle et progressa délicatement.

Il n’aurait pu dire pourquoi, mais la chair humaine semblait pourrir moins vite que la chair poissonnière. La peau marbrée gardait une apparence ferme, presque dure. La pudeur de la créature était préservée par un amas de varechs et de sacs de plastique, là où la poitrine s’épanchait. Il abandonna sa pelle pour déblayer à mains nues ; il ne voulait pas la blesser. Ses bras étaient minces, mais musclés, veineux et couverts de cicatrices. Entre chacun de ses doigts, une membrane translucide se déployait. Sur son épaule fleurissait, métallique, la trace d’une impressionnante morsure. Des fentes pulpeuses aux teintes nacarat lui striaient la base du cou et laissaient fuir un liquide noirâtre.

Jimmé jeta sa pelle et avec les mains dévoila enfin le visage tragique aux traits taillés à la corde de guitare électrique. Les yeux de tombeaux profanés. La gorge nucléaire faite pour chanter le mal du monde. C’était donc ça qui avait laissé toutes ces traces noires sur la ville ; des arpèges de tristesse. C’était elle qui lui parlait, depuis le début du jour. Elle qui prêtait sa voix à la ville.

– C’tu crisse à g’noux dans marde, Jimmé ?

Pit Soulard se tenait derrière lui. Il n’avait pas encore remarqué ce qui retenait l’attention de Jimmé. Ce dernier se retourna vers le foreman – un comédon blanc pulsait sur l’aile droite de son nez quand il parlait et menaçait d’éclater à tout instant – puis s’écarta un peu.

– Tabarnac…

C’est là que la situation dégénéra. Jimmé demeurait à genoux, prostré, alors que Soulard, incapable de fermer sa gueule, ameuta tout ce qu’il y avait d’organisme officiel en ville depuis sa radio : il venait de trouver une fille toute nue, grimée en poisson dans le Vieux-Port.  Les pompiers arrivèrent d’abord, puis les policiers, qui déployèrent un cordon de sécurité. Mais quel danger justifiait un périmètre de restriction ? Les caméras de RC s’installèrent comme elles le pouvaient à travers les abattis d’amiante.

– Monsieur, c’est vous qui l’avez trouvé ?

– Hein ?

– La sirène, vous êtes bien celui qui l’avez trouvé ?

Jimmé sortit de sa torpeur. On le tirait alors par la manche en direction d’un bosquet de caméras et de micros. La lumière d’un spot l’assomma tout d’un coup et le projeta dans un autre monde.

– …En direct avec le col bleu responsable de l’étonnante découverte, alors qu’il s’affairait aux travaux de déblayage du boulevard Champlain. Comment avez-vous réagi en découvrant la dépouille de la sirène ?

– La quoi ?

– Votre étonnement est partagé par nos auditeurs, à n’en pas douter ! Que répondez-vous à ceux qui prétendent qu’en cette période d’élection présidentielle, un tel événement n’est qu’un canular des gauchistes environnementeurs visant à détourner l’attention du grand public des véritables enjeux de l’heure ?

– Pensez-vous qu’il s’agit d’une femme avec un corps de poisson, ou d’un poisson avec un tronc de femme ?

– Croyez-vous qu’il s’agisse vraiment d’une sirène, ou simplement d’un poisson plus intelligent que la moyenne ?

Pit Soulard se démenait pour attirer l’attention de la caméra, leur faire comprendre que c’est lui qui avait les réponses – oui c’est un canular, mais j’ai réussi à le déjouer la marine aurait jamais dû me renvoyer je connais ça moi les affaires de l’eau – c’est sur Jimmé que les projecteurs demeuraient braqués. Du moins, pour un instant encore.

Car pendant tout ce temps, Tonio Talbot et les autres investisseurs en « gaz naturel » étaient demeurés à leur poste, en fidèles servants de l’administration publique. C’est à ce moment précis que la flamme postérieure conjuguée aux outils de chantier vint à bout des déjections figées du fleuve. L’égout explosa : un geyser de marde et d’eau corrompue jailli d’un coup, projetant tout le monde quelques mètres plus loin et déferlant sur le boulevard. Le couvercle de fonte, propulsé à une vitesse inouïe selon une trajectoire légèrement inclinée, frappa Pit-Soulard à la hauteur de la jugulaire, lui sectionnant net la tête, qui fut propulsée dans le fleuve.

Aussi rapidement qu’ils étaient venus, Les badauds nagèrent jusque chez eux pour suivre avec délice cette nouvelle de l’heure : on le savait, cette créature n’était qu’un canular visant à détourner l’attention publique en préparation d’un attentat. Devant la sirène, déjà oubliée, il ne restait plus que Jimmé. Après une période de flottement destinée à découvrir qui, dans la chaîne hiérarchique de la ville, était censé prendre la place de Pit Sans-Tête, il vit s’avancer Tonio Talbot, officiellement le nouveau foreman. Il se croyait tellement dans son nouveau rôle, le pauvre, on l’aurait dit ministre.

– Fait, que, quoi c’est que je fais, Tonio ?

– Fini ta job pis sacre ton camp che’ vous.

Il prenait son rôle à cœur au point où il adoptait déjà la parlure châtiée de l’infortuné Soulard.

– Avec elle, je veux dire, dit-il en pointant la carcasse de la sirène.

– Crisse-là dans l’tas a’ec le restant d’la cochonnerie.

– Quoi ?

– Là-bas, dit Tonio en pointant la pile d’ordures au milieu du chemin. La fille d’la pépine va a’ loader dans l’container.

– Attends, elle va pas vraiment la crisser là-dedans. Faudrait pas appeler le monde de l’aquarium, genre ?

– On s’en câlisse, pas no’t job ça. Pis si ça rent’ pas dans ta barouette, t’a juste à la couper en deux. Y’a une chainsaw dans l’truck.

 

*

 

C’est une mauvaise saison, pour les plantes. Soleil blême, froideur anormale, ces maudites ombres qui salissent les vitres et refusent de partir. Les camélias rouges de Middlemist, les orchidées fantômes, les rapsodes grimpants à corolles de feu ; tout meurt plus vite. Les pigments ne tarderont pas à manquer. Et avec la tempête et tous ces disparus, les funérailles, les veillées au corps, les avis de recherche, ne peux pas manquer pas de quoi dessiner.

Je pacte mon sac d’expédition et me dirige vers l’arrêt d’autobus le plus proche. Le soleil décline déjà (s’est-il seulement levé, aujourd’hui ?) lorsqu’enfin j’arrive au nord de la ville. Heureusement, la pépinière n’est pas encore fermée. C’est une jeune employée qui m’accueille. Elle n’a qu’un œil, en plein milieu du front, dont elle a joliment rehaussé le contour avec du khôl.

– Bienvenue chez Bourboh!, comment puis-je vous aider ?

– Besoin d’engrais pour plantes exotiques.

– Bien sûr, le 15-30-15 est par ici.

– Sans offense, mais j’aurais besoin de quelque chose de pas mal plus efficace.

Petite mou de sa part, trahissant le déplaisir d’être reprise par un client capricieux. Elle m’entraîne vers le fond des serres. Engrais azotés, phosphatés, complexes. Elle s’y connaît plus ou moins. En déambulant, ses écouteurs s’échappent de la poche de son jeans et se balancent en pendouillant, s’accrochant par moments dans les feuilles de fougères et les branches de ficus. Elle n’y prête pas attention. Elle me pointe un bac de plastique rempli d’un genre d’humus. Forte odeur marine ponctuée d’un relent nauséabond que je ne reconnais pas. Elle prend une petite pelle et brasse le mélange, persuadée que ça suffirait à me convaincre de son efficacité. Ça scintille alors qu’elle remue la terre, comme si de petites écailles avaient survécues au broyage industriel.

– Je sais pas si j’ai le droit de vous le dire car je pense pas qu’on en vend encore, mais on travaille sur nouveau mélange organique maison. Fait à partir de ce que le fleuve a rejeté, quand il y a eu la tempête. Poissons, plancton, etc. Mon boss dit qu’il y a un ingrédient secret dedans. Ça vous conviendrait ?

Je soupire.

– Ça devra faire oui.