Le 16 octobre 1977 est gravé dans mon cerveau de façon permanente. Ce jour a commencé comme tous les autres, mais j’étais loin de me douter qu’une conversation changerait ma vie pour toujours.
Mon père m’a demandé :
– Johanne, peux-tu descendre?
Quand il m’appelait, c’était généralement parce que je n’avais pas lavé la vaisselle ou que j’avais laissé mon manteau ou mes chaussures dehors, de sorte que je ne me doutais de rien. Mais quand je suis descendue, j’ai tout de suite senti que quelque chose n’allait pas.
– Vous avez l’air si sérieux, qu’est-ce qui se passe? ai-je demandé.
– Assieds-toi, ma chérie, dit ma mère d’un ton très grave.
– Ta mère et moi venons de rentrer du cabinet du médecin et nous pensons qu’il serait préférable de t’en parler le plus tôt possible.
– Vous me faites peur.
– Chérie, on a diagnostiqué un cancer en phase terminale à ta mère.
J’ai perdu connaissance. Ces mots m’ont frappée comme une balle.
***
Ma mère est morte le 6 janvier 1978. Je tenais sa main gauche, mon père, la droite, quand elle a pris sa dernière respiration. La voir étendue là, sans vie, a changé quelque chose en moi pour toujours. Les mois suivants ont été flous. J’avais l’impression d’être inconsciente, de passer à travers les jours sans m’en rendre compte. Quelques mois après sa mort, j’ai enfin commencé à faire face à la situation et à digérer tout ce qui s’était passé. Le principal moyen d’y parvenir était de lui adresser des lettres. J’ai écrit la première en mars.
Le 4 mars 1978
Dans nos vies, on tient certaines choses pour acquises. On va avoir besoin de manger et de boire de l’eau pour survivre. On va rencontrer des personnes incroyables et d’autres qui vont nous enseigner différentes leçons. On sera heureuse, mais on ressentira aussi de la tristesse et de la souffrance. Et enfin, on va mourir. Toutes les personnes qu’on aime vont mourir, c’est l’une des choses les plus naturelles de la vie. Alors pourquoi est-ce que la mort est l’une des étapes pour lesquelles on est le moins préparés? Papa et toi m’avez montré à cuisiner et conduire ; de mes amis, j’ai appris la joie. Mais personne ne m’a dit ce que je dois faire maintenant que tu as quitté cette planète, maman. Je croyais que je le savais, mais depuis ta mort, je n’en ai plus aucune idée.
Avant, j’étais une jeune fille de 16 ans. J’adorais le baseball et le cheerleading et j’étais très bonne à l’école. J’avais des amis superbes, et on allait souvent au bowling ou au cinéma. J’ai toujours été bien habillée. J’avais de longs cheveux bruns, de beaux yeux bleus et des fossettes comme les tiennes. Tout le monde me disait « t’as tellement l’air de ta mère ! » Elles étaient au milieu de mes joues quand je souriais, comme l’empreinte parfaite d’un ange. Je n’ai pas vu mes fossettes depuis que tu es partie.
J’ai arrêté de faire du cheerleading et de jouer au baseball. Je ne veux pas voir mes amis, car ils sont toujours contents, et je ne veux pas les déprimer. J’ai les cheveux coupés et je déteste mes yeux qui me rappellent les tiens. J’ai 17 ans, je devrais m’inquiéter de mes notes ou de choses superficielles et stupides. Je devrais m’inquiéter des garçons et de mon cavalier au bal de fin d’année. Au lieu de cela, je regarde les étoiles en te cherchant. Comment continuer à vivre après la mort de quelqu’un que l’on aime ?
Ce qui est garanti maintenant, c’est que je vais voir quelque chose chaque jour qui va me faire penser à toi. Ensuite, je vais devenir triste. Je sais que je ne peux pas continuer à vivre jour après jour dans ces lieux, dans cette vie qui me fait me souvenir de toi. Papa n’arrête pas de me dire que je dois regarder vers l’avenir, planifier mon futur, m’inscrire à l’université. L’idée de quitter le seul endroit que je n’ai jamais connu est terrifiante. Mais rester ici et vivre dans la douleur et le chagrin ne fera que m’enfoncer. Je dois donc partir, pour me sauver.
Le 8 septembre 1978
Cet endroit est très différent de ce à quoi je suis habituée. Je croyais que Victoria était toujours grise, lugubre, et qu’il y pleuvait sans cesse. Et je pensais qu’il n’y avait que des personnes âgées. Bien que j’aie observé ces choses depuis que j’ai déménagé à l’autre bout du pays, ce ne sont pas celles qui me frappent le plus. Ce qui me marque, c’est la nature, les paysages et la façon dont les gens prennent soin de la terre. Il y a deux endroits que j’aime particulièrement et dont je veux te parler.
En écrivant cette lettre, je suis assise au sommet d’une montagne d’où je peux voir l’océan. Si tu étais ici, je te dirais de fermer les yeux et de respirer profondément. Tu sens ça? L’air frais. L’odeur de sel, où qu’on aille. Des arbres à feuilles persistantes et des arbousiers, surtout après la pluie. Oh, mon Dieu, après la pluie, les odeurs sont les plus apaisantes qui soient. Ici, même l’herbe et le béton sentent bon. Assieds-toi et place tes mains à côté de toi. Sens la roche sous le bout de tes doigts. Sens la chaleur du soleil sur ton corps. Maintenant, ouvre les yeux. Au loin se dresse PKOLS, une autre montagne. Regarde l’océan qui s’enroule autour de la terre et l’embrasse. Au sud, il y a un toit vert, celui du Parlement. Un peu plus loin sur la gauche, il y a un cercle parfait. C’est le campus. Un magnifique anneau qui englobe tous les bâtiments de l’université et qui renferme tant de connaissances et de souvenirs.
Descendons maintenant la montagne ; à dix minutes se trouve mon autre endroit préféré. Je pensais que l’océan serait comme un grand lac, mais c’est mille fois mieux. L’odeur du sel est magique. Il suffit d’une grande inspiration pour me calmer. La plage près du campus est recouverte de sable doux et si chaud sous le soleil d’automne. Assieds-toi ici aussi. Sens le sable se faufiler entre tes orteils. Sens le soleil embrasser ta peau. Sens le vent balayer tes cheveux. Ouvre les yeux : tu peux voir le bleu infini. Je fixe toujours la ligne de démarcation entre le ciel et la mer, et je pense à la paix qui doit régner là-bas. Regarde : il y a des phoques qui nagent. Des familles qui construisent des châteaux de sable. Écoute les enfants qui rient. Écoute les vagues s’écraser sur le sable. Écoute le vent qui hurle. T’es-tu déjà sentie aussi à l’aise dans la nature ?
Il est évident que les gens ici respectent la terre. Dès que quelqu’un voit un phoque ou une loutre de mer, tout le monde sur la plage tourne la tête pour s’émerveiller des animaux et de la beauté de la nature. Comme j’aimerais que tu sois là ! J’aimerais vivre ces moments avec toi au lieu de te les écrire.
Le 6 janvier 2008
Je dirai toujours que c’est le fait d’avoir traversé le pays qui m’a sauvé la vie. La découverte d’endroits comme le mont Tolmie et l’océan m’ont guérie d’une manière inexplicable. C’est la même chose avec les lettres. J’ai continué de t’écrire tout au long de ma vie : lorsque j’ai échoué à mon premier examen ; lorsque j’ai rencontré des amis extraordinaires à l’école ; lorsque papa est parti avec une nouvelle femme ; lorsque je me suis mariée ; et lorsque tes petits-enfants sont nés. Bien que tu ne sois plus parmi nous, je sais que ton souvenir restera à jamais gravé dans ma mémoire.
À toi, maman. Tout mon amour.
Johanne