Mon pare-brise, des lumières et des gouttelettes de pluie qui fondent ensemble. Derrière le volant de ma voiture, l’humidité hivernale et la solitude me font trembler. J’ouvre la portière. Le vent chuchote doucement à mon oreille, mais tout ce que je contiens veut déborder. Dans ma tête, ta voix angoissante me sermonne. « Mille fois que je te l’ai dit de changer ton criss de bazou, mais tu écoutes jamais ta mère », que tu te lamenterais, les yeux levés au ciel. On aurait dû te prévenir que les enfants malaimés écrivent de terribles histoires de cœur.

Le moteur sous le capot boucane. Sur l’écran de mon cellulaire, les messages roses de Clara : « Reviens, mon bonheur se meurt sans toi. » Je téléphone à une dépanneuse. Une quarantaine de minutes d’attente sous la neige. Je décide de me dégourdir les jambes en marchant jusqu’au bar à moins d’un kilomètre. Les doigts rangés dans mes poches, je contemple le ciel mauve et la forêt éclairée par les réverbères. Je me surprends à souffler son prénom avec douceur. Clara. Clara. Clara. Mes joues fondent encore de son baiser d’au revoir. Et son étreinte, mes épaules en brûlent toujours. Sur le pavé de sa porte, tout à l’heure, ses pupilles azur suppliantes et ses pommettes chaudes d’alcool. J’en tremblais de fièvre, d’inquiétude. Ses doigts m’agrippaient ; elle voulait entendre mes regards lui parler d’elle.

Tu avais raison, maman, j’aurais dû les faire mes changements d’huile, avant de tomber en rade pour de bon. Empêcher ta rouille de m’éclabousser, de me rendre inhabitable. Mon cœur n’a plus de monnaie pour prendre le bus ; j’ai payé pour toutes tes amendes sentimentales.

Devant son bungalow, Clara me touchait le bras. Je ne supportais pas le contact électrique de sa peau, je n’ai jamais rien pu tolérer parce que…

Jamais tu ne me prenais la main pour aller à l’école. Je tenais ton chandail pour traverser la rue. Quand j’empoignais ton index, toujours tu te dégageais. « Nous sommes des brebis parmi les loups », que tu soupirais souvent, le dos voûté par le poids de ta maternité. Ton regard inquiet lorsque tu me regardais disparaître parmi les gamins dans la cour de récréation. « Ma pauvre fille envoyée dans une meute de fous », que tu déplorais, de l’autre côté du grillage. Tu t’embuais de l’intérieur et transpirais de larmes ; l’expérience t’a appris que le monde détériore les individus parce qu’il les mélange.

Le froid me fouette les joues, mes espadrilles prennent l’eau. Je m’approche, et sous l’enseigne « Bar le Christal », un attroupement d’étrangers qui s’embrassent. Ils s’entremêlent sans se connaître. Ça n’intéresse plus personne de se découvrir entièrement. Ces gens, que des paumes qui ne savent plus transpirer ; ils préfèrent la sueur froide de leur solitude. La liberté à l’encombrement, qu’ils affirmeront à moitié ivres. Et pourtant, ces hypocrites rêvent qu’on les extirpe d’eux-mêmes, qu’une âme s’exhale pour la leur. À tous ces jeunes réunis à qui on enseigne que tout est perdu d’avance, j’aimerais leur dire que ça devient vite invivable si la vie se résume à swiper des humains de gauche à droite. Je me faufile à une banquette près de la baie vitrée qui donne sur le stationnement. Je commande des shooters de tequila pour me réchauffer. « Ne tombe pas dans leur gueule, ma chérie. » Les effets de la boisson n’effacent pas cette neige en moi, tu as givré ta petite fille… On se berce dans les bras de tous sans ne jamais se sentir chez soi.

Suis-je en train de perdre pied ? J’ai envie de traîner à ses lèvres comme une mendiante. Moi qui n’ai jamais permis à qui que ce soit de se loger sous ma chair. Ma douce Clara, va-t-elle me disséquer pour abattre les papillons dans mon estomac ? Contrairement à toi, soudera-t-elle ses doigts avec les miens ? Me pardonnera-t-elle tes hivers arides ? « Ma chérie, tu as pas besoin de ta maman », que tu souriais. « J’ai fait grandir une femme forte. » Tous les enfants du monde rêvent d’une main tendue. Une fois adultes, on cherche désespérément quelqu’un qui rendra le monde merveilleux, qui nous débarrassera des misères quotidiennes. On espère combler les carences vécues pendant l’enfance.

Je jette un coup d’œil à mon téléphone, puis j’imagine les gens se statufier. J’aimerais que les flocons se figent, que les voitures s’immobilisent pour que Clara ait davantage de temps pour penser à moi. Pour m’appeler. Mais elle ne m’écrit plus, et soudainement, je me déphase. J’appelle un taxi.

Maman, tu as toujours su te frayer un chemin sans mon consentement dans ma tête. Les matins, avant de me conduire à l’école, installée à notre table défraichie, tu plissais des yeux en buvant des tasses et des tasses de café. « Tes “amis”, immanquablement, t’apprendront la solitude. Leurs promesses, c’est du baratinage pour te garder dans leur poche. Ils te voleront tes plus beaux feux d’artifice », que tu renchérissais.

Pas une fois tes pieds n’ont foulé l’enceinte de mon école. Tu me laissais derrière en claudiquant jusqu’au coin de la rue, où tu t’évaporais. Tous ces hurlements d’enfants et ces cloches qui retentissaient. Je fermais les yeux lorsque tu me tournais le dos sans accolade. Encore aujourd’hui, je ne supporte pas de voir le mouvement d’un départ. Toute petite, je pensais candidement que si je ne regardais pas le monde, je me cachais. Ça t’exaspérait, maman. La force avec laquelle je tenais ton chandail élimé. Ma manière de m’attacher, comme une ficelle à un ballon, par crainte de te voir t’envoler. Tu me grondais : « Arrête, on est tous des loups. »

Mais pas Clara.

Mon taxi surgit dans le stationnement. Je jette quelques billets sur la table collante de bière. Mon corps bouge mécaniquement. Maintenant, assise sur la banquette, la radio ouverte. Je m’accroche à chacune des paroles de l’animateur. Éparpillée dans différentes stratosphères, désassemblée… Puis, une lumière rouge. Les lèvres crémeuses de Clara possèdent mon être ; je t’entends, maman, récriminer qu’elles m’avaleront. En bruit de fond, ta voix insiste… « La vie ne prend personne par la main, les gens sont des loups. Ils bouffent ce qui brille en nous. »

Je reconnais son quartier, les maisons en rangée. Le chauffeur se stationne de l’autre côté de la rue. Je paye et ferme la portière. Clara, sur ce même pavé, notre pavé de porte. Je m’approche. J’observe sa bouche rencontrer un étranger. J’ai la nausée, mes jambes ramollissent. Tu la redoutais, tu savais d’expérience qu’elle me dépècerait. J’aperçois ses doigts le retenir lorsqu’il veut s’en aller. Je ferme les yeux, mais je ne suis plus une petite fille, je ne parviendrai pas à cacher mes sanglots…

Maman, excuse-moi. Tu voulais que j’apprenne à me préserver, à aimer avec contenance parce que tu avais conscience que nous sommes tous de vulnérables bêtes prises au piège. Tu savais qu’on prendrait toutes mes économies pour les dépenser pour quelqu’un d’autre… Tu ne me prenais jamais la main pour aller à l’école parce que tu voulais me préparer aux paumes moites, tu voulais que je devienne une louve pour m’épargner de l’insincérité du monde.