« J’écris pour apprendre à prendre la parole. »[1]

Je furetais le site des Libraires à la recherche de nouvelles lectures lorsque je suis tombée sur ce titre : Pourquoi je n’écris pas. Réflexions sur la culture de la pauvreté. Sans savoir qui était son auteur, Benoit Jodoin, ni même le sujet exact de son essai, j’ai cliqué sur le bouton orange et je l’ai commandé. Le titre, comme son résumé, m’avait happée : je réalisais à quel point j’avais besoin d’un livre comme celui-là dans ma bibliothèque, c’est-à-dire un livre qui pourrait mettre un peu de baume sur les sentiments vécus durant mon cheminement aux études supérieures. En effet, ma confiance s’effrite à la moindre critique et un sentiment d’imposture me prend à la gorge chaque fois que je me risque, fille d’analphabète que je suis, à lever la main en classe.

Dans ce livre mêlant essai et récit de soi, Benoit Jodoin met en lumière les inégalités dans l’écriture, les arts et le domaine universitaire. Il remet en question les mécanismes qui l’ont empêché d’écrire et de s’engager dans une carrière littéraire en proposant une réflexion sur la façon dont la pauvreté, sous toutes ses formes, affecte les personnes qui envisagent une carrière artistique.

Cet essai expose le chemin à parcourir afin d’atteindre le monde intellectuel lorsque l’on provient d’un milieu pauvre sur les plans économiques, culturels, intellectuels et émotionnels. Benoit Jodoin exhibe avec sensibilité la difficulté pour les personnes issues de ces milieux de se raconter : « Cette autorisation familiale de raconter honnêtement ce qui dans l’enfance n’a pas été bien reçu n’est pas courante dans les milieux pauvres québécois » (p. 95).

Jodoin remet en question une idée en vogue depuis le siècle dernier, celle du « quand on veut, on peut », qui circule toujours au sein des sociétés capitalistes. Mais, le peut-on vraiment ? Dans son essai, l’auteur arrive à retirer le voile qui cache une société dont les structures continuent à favoriser les plus nantis.

Jodoin s’attaque à plusieurs enjeux liés aux structures sociétales actuelles qui ne permettent pas aux tranches de la population les plus démunies de se hisser sur l’échelle sociale. Il évoque la honte de provenir d’un milieu pauvre, le clash entre nos origines et le milieu dans lequel on désire s’élever, l’incapacité des plus riches à se mettre à la place des plus pauvres ainsi que l’omerta entourant les privilèges. La réflexion de Jodoin va au-delà des idées préconçues et de celles véhiculées dans le discours ambiant sur la pauvreté, puisqu’il puise dans son propre vécu. Ici, pas de faux semblant : l’injection autobiographique sert son propos et l’ancre dans une réelle authenticité. Il écrit : « Ce mode de présence au monde, où l’on tente de combler les trous, les absences, les blessures, pour vivre tant bien que mal, je me rends compte aujourd’hui qu’il est responsable de ma peur de créer » (p. 9).

En s’appuyant sur ses observations personnelles tirées de personnes qui gravitent autour de lui, Jodoin n’hésite pas à écorcher l’idée de privilège, inhérente à bon nombre d’acteurs du milieu des arts. Il remarque qu’il est en effet plus facile de trouver du temps pour écrire lorsque le condo est payé par grand-maman et la voiture par maman que dans un appartement glauque que l’on peine à payer avec notre « job alimentaire ». L’appartement, la voiture et les voyages offerts par d’autres sont évoqués sans tabou dans plusieurs discussions qu’il entretient avec son entourage. Leurs privilèges le ramènent chaque fois à tout ce qu’il ne possède pas. Il décrit alors ce qu’il ressent, la violence d’entendre ces personnes parler de leurs privilèges comme si ceux-ci allaient de soi. Son essai répond à ce manque de reconnaissance en mettant au jour la réalité des personnes dont on n’entend pas parler.

Je me suis reconnue dans son texte, car comme Jodoin, j’ai toujours eu l’impression de devoir travailler deux fois plus fort pour arriver aux mêmes résultats que les autres. Comme lui, les emplois de survivance m’ont fatiguée et m’ont forcée à mettre mes projets créatifs de côté. Comme lui, un fort sentiment d’imposture me suit constamment, même dans l’écriture de cette critique. Comme lui, j’ai cherché à savoir ce qui m’avait poussé vers les études littéraires : « J’ai mis longtemps à comprendre que c’est ma honte qui m’a conduit à entreprendre des études littéraires. J’ai appris à m’intéresser à d’autres manières de vivre pour tenter d’effacer celles que j’ai reçues de ma famille » (p. 21). Même en me cachant derrière un riche vocabulaire et un discours cohérent, j’ai cette impression constante qu’en un coup d’œil, les gens peuvent deviner que je ne suis qu’une fille de camionneur.

Ce livre dit « vous n’êtes pas seuls » à tous ceux et celles qui, comme l’auteur, traînent un sentiment d’imposture : « Je ne suis pas écrivain. Avec ce livre, j’essaie de comprendre pourquoi » (p. 13). Voilà la quête de cet auteur qui pourrait dorénavant s’octroyer ce titre, non pas seulement parce qu’il a publié, mais parce qu’il aborde un sujet nécessaire avec une finesse littéraire sans fausse note.

En effet, la justesse de ses mots passe par un dialogue organique avec les citations. On sent le travail de recherche de l’auteur sur son sujet et sur lui-même pour en arriver à exprimer une pensée s’appuyant sur celle des autres. Cet essai présente d’abord et avant tout une pensée de lecteur, même si Jodoin affirme que « cette écriture ne se donne pas à lire » (p. 42). Il écrit que « la lecture est l’écriture des pauvres » (p. 39) pour exprimer ce doute, comme si l’on avait besoin de la voix des autres pour s’écrire, n’ayant pas le talent autrement. Il en parle comme d’une « écriture de l’effacement » (p. 39), la lecture mettant ici au jour la posture de celui ou celle qui n’écrit pas, le « pauvre qui cherche à se reconnaître dans la pensée des autres » (p. 39).

J’ai longtemps cherché à lire ce que j’avais vécu sans jamais le retrouver tout à fait. Je lisais, motivée « par le besoin de trouver, à travers l’autre qui écrit, les mots pour [me] dire » (p. 41). J’y arrive en lisant Jodoin, car son vécu, la partie autobiographique du texte, plus que les faits et les réflexions, me rappelle ma propre expérience. Ce livre aurait dû se retrouver sur les tablettes des bibliothèques bien avant 2024. Il est effectivement navrant de constater que les réflexions sur la culture de la pauvreté sont encore peu présentes dans les champs littéraire et universitaire.

Jodoin appelle celles et ceux qui ont vécu cette culture de la pauvreté à l’investir et à s’outiller pour mieux la circonscrire tout en étant à l’écoute des particularités associées à la « complexité québécoise » (p. 60). Selon lui, cela doit moins passer par « des concepts que par des vies vécues » (p. 60). Le livre de Jodoin pourrait se targuer de faire office de référence pour mieux comprendre cette culture, s’ancrant dans cette vie réelle qu’il aurait sans doute préféré garder cachée. Il expose sans tabou sa pauvreté économique malgré l’obtention d’un doctorat, sa honte associée au fait de ne pas connaître les codes de la classe sociale à laquelle il désire appartenir et la sensation d’insatisfaction qui l’accable : « Peu importe mon statut social, peu importe mon revenu, je rêve toujours de me rendre ailleurs, plus loin » (p. 33).

La force de cet essai réside aussi dans sa forme fragmentaire qui permet à son auteur de mieux circonscrire la culture de la pauvreté. Cette forme présente une pluralité d’idées, comme autant de notes servant à imaginer un assemblage de théories sur la question de la pauvreté en littérature. Les nombreux fragments illustrent, en outre, l’ampleur des raisons qui ont empêché l’écriture de son auteur. Les idées s’enchaînent et se répondent au fil d’une lecture qui fait l’économie des mots pour exposer l’essentiel : ce temps qui manque.

Jodoin écrit que « la prémisse de [s]on livre est une stratégie trop élémentaire pour forcer l’écriture, pour analyser ce qui empêche l’écriture, pour contourner les peurs intériorisées, pour transfigurer l’imposture » (p. 123-124). Peut-être s’agit-il d’une « prémisse […] trop élémentaire » (p.123-124), mais quoi qu’il en soit, ce texte pourra assurément servir de base à l’émergence d’autres projets essayistiques sur la question des inégalités sociales en art et dans le milieu universitaire. Malgré son titre, Pourquoi je n’écris pas est un véritable plaidoyer pour l’écriture, un encouragement à explorer sa vulnérabilité et à ne surtout pas se laisser gagner par la honte.

[1] Benoit Jodoin, Pourquoi je n’écris pas. Réflexions sur la culture de la pauvreté, Montréal, Triptyque, 2024, p. 101. Les prochains renvois à ce livre seront signalés dans le corps du texte par la seule mention de la page.