Très tôt le matin, Jodie se réveilla comme une luciole qui étincelle dans la nuit ; sans un son, sans prévenir, ses yeux ronds clignèrent et son esprit illumina les alentours de sa chambre. Elle s’avança vers la fenêtre où un vent printanier soufflait ses enseignements. Épatée, Jodie déclara avec enjouement :
– Oui, j’y vais de ce pas !
À l’horizon, une montagne s’élevait dans l’humidité́ de l’aube. Elle était décorée d’arbres rabougris et de mousse jaune qui prenaient des teintes orange bigarrées selon l’heure. Seulement, le sommet n’était pas visible, ce qui intriguait Jodie depuis longtemps, et ce n’était pas parce qu’elle souhaitait atteindre la cime et la conquérir, mais plutôt parce qu’elle se demandait ce qui y vivait.
Jodie voulait y séjourner, sortir hors d’elle-même et croiser cette partie du monde qui était trop souvent incomprise. Elle voulait écouter les histoires et les chansons que la faune et la flore avaient à partager.
Alors, elle profita du sommeil des autres pour s’échapper des murs qui la séparaient de l’extérieur. Jodie s’élança vers celle dont elle avait entendu le nom prononcé par le vent : Pkaals. Un peu plus tôt, ce dernier était venu en bourrasques et avait fait tournoyer la vieille éolienne de son voisin, Monsieur Horner ; trois écureuils affolés avaient couru sur le trottoir. Ces indices avaient révélé le nom secret, et Jodie en avait pris note ; la brise avait été bien jasante ce matin. Remplie d’excitation pour cette nouvelle quête, elle sautillait dans la rue, en faisant bien attention de ne marcher sur aucune petite bestiole. C’est alors qu’elle sentit des chatouillements dans son dos. Cela lui rappela quand les papillons lui parlaient de choses et d’autres. Elle était pourtant seule, à l’exception près de ces petites mouches qui murmuraient dans l’air des virelangues…
Jodie se gratta avec le dessous de ses ongles qui étaient noirs de terre, quand une des mouches s’y coinça.
– Ah ! Espèce de gros rat blanc, rat blanc gras, gros rat blanc gras ! cria la mouche.
Jodie s’excusa tout de suite.
– Pardonnez-moi, vous êtes si petite et rapide, je ne vous avais pas vue, proféra-t-elle.
– Ma poule est décroupionnée, me la rencroupionneriez-vous bien ? demanda la mouche.
– Absolument, mais ça ne me dit rien qui vaille, avoua Jodie.
La mouche était exaspérée et voyait que Jodie ne comprenait pas tout à fait sa demande. Sa petite aile était froissée. Alors elle monta du mieux qu’elle le pouvait sur l’épaule de Jodie et la suivit dans sa marche.
Le ciel était lumineux et le bleu s’étirait comme après une longue nuit de sommeil. À l’orée des bois, l’énergie solaire touchait la pointe des feuilles et leur complexion dorée annonçait Pkaals comme une reine dans une lumière extraterrestre. Cette montagne résonnait des milliers d’années qui l’avaient nourrie et transformée en un endroit prolifique pour la vie. Jodie et la mouche se délectaient de cette œuvre collective si fragile.
Sur un des sentiers, les branches des arbres se mirent à onduler doucement. Jodie en ressentait les vibrations à travers son corps. Ses cheveux, ses sourcils, ses cils, sa fine moustache, les poils de ses bras, ses doigts et ses orteils tressaillaient de joie. Sa peau, tannée au naturel, commençait à développer un duvet, comme celui du mildiou qui parfois s’installe sur les plantes. Dans son dos, à deux points précis, une petite pression se faisait sentir et augmentait à chaque pas qui l’enforestait un peu plus. Jodie n’était pas certaine si le bruissement qui jaillissait venait des chênes de Garry qui s’ébranlaient ou bien d’elle-même.
Un arbre ouvrit ses grands yeux qui ressemblaient à deux palourdes, ce qui lança un signal aux autres arbres qui se réveillèrent les uns après les autres. Ils observaient Jodie et la mouche se promener sur le sentier, comme des sentinelles. Jodie pouvait sentir leurs racines sous la terre – ils communiquaient entre eux. La mouche et Jodie baissèrent la tête en signe de respect et les remercièrent en laissant tomber du tabac séché, que Jodie portait toujours sur elle. Certains étaient très grands et droits avec un tronc unique, d’autres avec plusieurs troncs noueux et tordus. Une mousse verte habillait leurs branches.
Immobile et silencieuse, Jodie commença à entendre une histoire presque inaudible, répétée éternellement par les chênes :
– En péril, nous sommes. La seule source de nourriture pour la larve du papillon Erynnis sont nos feuilles et les touffes de mousse sont maison pour ces créatures ailées. Lorsque nos branches tombent, nos cavités sont abris de nids. Nous sommes la vie. Protégez-nous, protégez-nous…
Jodie regarda la mouche qui lui dit alors :
– C’est bien vrai, vrai il est qu’Erynnis le papillon sans ces arbres ne serait plus larve, et nous tous tousserions à la mort près. La touffe de mousse pour les oiseaux à poitrine rousse et les grimpereaux bruns, saperlipopette, comme moi ont besoin d’un toit. En d’autres mots, tous les insectes mourront !
Jodie était bien pensive, elle aimait entendre et percevoir les histoires du vivant, mais elle se sentait un peu inutile, car il semblait qu’elle était la seule de son espèce à pouvoir écouter et voir. Elle avait l’impression d’être un peu comme une extraterrestre. Ironiquement, peut-être étaient-ce les autres qui venaient d’ailleurs.
Elle prit la mouche gentiment et la déposa sur une branche.
– Rentre chez toi, mon amie.
La mouche la remercia en fourchelangue ; elle pourra reposer son aile à la maison. Si seulement tous les êtres humains étaient éveillés comme Jodie, pensa-t-elle.
Jodie essuya une larme et regarda autour d’elle. La canopée des arbres était si dense de nouvelles feuilles que le jour y passait à peine. Son abdomen commença à grouiller. Une petite étincelle illumina son ventre, ce qui produisit assez de lumière pour qu’elle puisse continuer son chemin.
Elle arriva à la cime de Pkaals. Des camas d’un bleu violâtre se juxtaposaient à l’horizon de l’océan. Ils chantaient une chanson si vieille que les mots étaient difficiles à comprendre. Il fallait donc que Jodie se concentre, respire et passe un très long moment immobile. Sa sensibilité́ était sa meilleure amie, toujours. Elle s’assit dans l’herbe longue et un vent clément fit voler ses cheveux autour de son petit visage. Les chatouillements se firent plus présents et des tiges vertes naquirent de ses omoplates. Jodie soupira lorsque de petits bourgeons fleurirent d’elle. Les roses de Nootka se multiplièrent sur sa peau ; son ventre s’illumina comme une luciole ; ses bras devinrent des branches, des maisons pour les êtres. Elle commença à siffler le même air que ses sœurs et une berceuse engloutit tout.
La Terre fredonna, les vents changèrent, tous et toutes chantèrent.
Il est dit que cette légende raconte comment nous avons réappris à voir et à nous rappeler notre ascendance commune avec le vivant. Jodie était la voix et les yeux de Gaïa, notre Mère. Vous pouvez la visiter sur le Mont Tolmie ; elle est un arbre qui, au printemps, fleurit.