Depuis le début de la semaine, Julie avait du mal à dormir. Elle était épuisée et titubait toute la journée dans un état second, attendant de pouvoir enfin s’effondrer dans son lit. Le problème, c’est qu’au moment où sa tête touchait l’oreiller, son cerveau donnait l’impression de commencer à vibrer. Elle repassait la rupture dans sa tête, imaginant que l’homme n’avait pas dit ce qu’il avait dit. Le problème, c’est que pour imaginer cela, elle devait aussi réécrire tout le personnage de l’homme. Il n’était pas une bonne personne qui disait de bonnes choses. C’était plutôt un loser qui ne voulait sortir qu’avec des filles dix ans plus jeunes que lui, se cachant sur les applications de rencontres derrière un profil soigneusement élaboré, disant aux étudiantes de l’université qu’elles étaient matures pour leur âge, mais qu’elles ne se prenaient pas trop au sérieux, qu’elles n’étaient pas comme les autres filles.
Julie se sentait gênée par la façon dont la rupture l’avait bouleversée. Il ne s’agissait que d’une pseudorelation de deux mois, mais elle ne cessait d’errer la nuit en pensant à tous les signaux d’alarme qu’elle aurait dû remarquer. Elle se corrigea : elle les avait remarqués, mais avait choisi de les ignorer, tout comme les conseils de ses amis qui lui avaient dit que cet homme n’était pas bien pour elle. Elle n’arrivait pas à éteindre la voix dans sa tête qui lui disait que tout était sa faute, qu’elle aurait dû se douter de quelque chose, être plus intelligente, plus prudente. En ce moment, elle ruminait ce rendez-vous où il avait oublié son portefeuille, où son téléphone était mort, et où elle avait fini par payer l’addition. Il avait juré qu’il la rembourserait, mais ne l’avait jamais fait.
Tout en se plaignant et en se reprochant d’avoir été aussi stupide, elle s’arrêta pour reprendre son souffle en remontant le sentier. Son agitation nocturne et ses insomnies s’exprimaient en des kilomètres et des kilomètres de promenade au clair de lune. Chaque nuit, elle s’éloignait de plus en plus de sa chambre d’étudiante pitoyable, qu’elle louait chaque mois pour le prix d’un ordinateur neuf. Il était environ trois heures du matin, entre mercredi et jeudi. Sous la pleine lune, elle pouvait presque se convaincre qu’elle n’entendait pas les bruits de la ville au loin, que les lampadaires ne l’empêchaient pas de voir les étoiles. Ses promenades étaient devenues plus audacieuses et elle éprouvait un faux sentiment de bravoure et d’immunité contre le danger. Cette nuit-là, elle escaladait les chemins caillouteux du mont Tolmie.
Haletante et en nage, elle atteignit le sommet, regrettant le manque de puissance dans ses quadriceps. Elle marcha jusqu’à l’extrémité de la plateforme du réservoir et décida, même si le béton était glacial et dur, de s’y allonger. Il était difficile de voir les étoiles : la pollution lumineuse de la ville et la pleine lune noyaient les constellations. Elle renonça à trouver l’étoile Polaire et ferma les yeux. Au lycée, le cours d’éducation physique incluait un module sur la méditation. Elle essaya donc de se rappeler comment elle était censée compter ses respirations, combien de temps elle devait les retenir et si elle devait respirer d’abord dans son ventre ou dans ses côtes.
Essayant de ne pas se concentrer sur ses poumons trop petits, elle entendit ce qui ressemblait à une voiture électrique se rapprocher, mais le son semblait venir du haut et non de la route qui serpentait la colline. Avant qu’elle n’ait le temps d’ouvrir les yeux, elle entendit le bruit se rapprocher et s’arrêter soudainement avec un clic, un peu comme un vieux téléphone que l’on repose sur la station de charge. Ouvrant les yeux en direction du son, elle vit, de l’autre côté du réservoir, une grande pièce circulaire de métal brillant dont la texture semblait alterner chaque seconde entre lisse et rugueuse. Julie ne comprenait pas d’où elle venait ni comment elle s’équilibrait si parfaitement. Tout à coup, une trappe s’ouvrit près de la base et deux silhouettes en sortirent. Ses yeux n’arrivaient pas à se concentrer sur les formes.
Les figures s’approchaient et leurs formes commençaient à se préciser. Julie cligna des yeux en regardant les deux silhouettes identiques à la sienne, jusqu’au pantalon de pyjama violet et au bouton sur sa joue. Un cri commença à monter dans sa poitrine, mais elle ouvrit la bouche pour se taire. Les silhouettes commencèrent à parler, sur un ton différent du sien.
« Bonjour, Julie. Ne criez pas, s’il vous plaît. Nous n’allons pas vous faire de mal. Nous voyageons depuis très longtemps autour de votre planète et nous aimerions vous parler. Vous serez l’un des derniers entretiens que nous mènerons pour mieux comprendre votre espèce. »
Alors que le personnage le plus proche d’elle parlait, Julie sentit le calme l’envahir, son cerveau essayant de paniquer, mais son corps s’y opposant.
Cette fois, lorsqu’elle ouvrit la bouche, un son sortit : « Qu’est-ce que vous m’avez fait ? Qu’est-ce que vous êtes ? Et pourquoi vous ressemblez à ça ? Pourquoi êtes-vous exactement comme moi ? »
« Nous avons utilisé une fréquence sonore que vous ne pouvez pas entendre pour inciter votre cerveau à se calmer. Nous voulions éviter une agitation qui attirerait l’attention sur ce qui se passe ici. Nous avons choisi de refléter votre forme parce que nous ne voulons pas vous effrayer avec nos corps naturels. »
« Attendez, vous voulez quoi de moi ? »
« Nous aimerions vous interviewer sur la façon dont vous percevez votre planète, votre espèce et vous-même. »
« Et il n’y a personne d’autre à qui demander ? Genre, un professeur d’astrophysique habite certainement dans le coin, et je suis sûre qu’il aurait des réponses plus… pertinentes que celles que je vous donnerai. »
« Vous avez été choisie au hasard par un algorithme, Julie. Êtes-vous prête à commencer l’entretien ? » Les extraterrestres la regardèrent poliment, mais avec un air d’attente.
« Euh, d’accord. Très bien. C’est tout à fait normal. »
« Première question : où sommes-nous en ce moment ? N’hésitez pas à commencer par une réponse générale, puis à la préciser. »
Julie réfléchit à la question. « D’après mes souvenirs de l’école primaire, la Terre est la troisième planète à partir du Soleil et elle est spéciale parce que c’est la seule planète connue où il y a de la vie. Eh bien, je crois que ce n’est plus le cas. » Les extraterrestres lui firent signe de continuer. « Sur Terre, je vis dans un pays appelé le Canada, qui a commencé à exister en 1867, mais qui existait quand même un peu avant ça. Je veux dire, des Européens sont venus et ont tué des millions d’autochtones avec des maladies et des guerres et tout ça. Je ne sais pas comment l’expliquer. J’ai fait mes cours d’histoire du Canada pendant la pandémie, et tout était en ligne, alors je ne me souviens de rien. Mais au Canada, nous sommes sur l’île de Vancouver. À l’extrême sud de l’île, dans la capitale. Attendez, pourquoi est-ce que je vous explique tout cela ? Vous parlez anglais, je suis sûre que vous savez lire, vous ne savez pas qu’il y a des pages Wikipédia pour toute l’histoire humaine ? »
« Nous sommes au courant de ces choses. Nous avons également consulté ces sources, mais nous aimerions comprendre comment vous, les humains, pensez. »
« C’est idiot, mais d’accord. Je suppose qu’à Victoria, nous sommes à 20 minutes en voiture et à 40 minutes en bus du centre-ville, plus ou moins, dépendant de combien de personnes se trouvent sur les routes quand on veut y aller. Pour l’instant, nous sommes au sommet du mont Tolmie, qui n’est pas vraiment une montagne. Je suppose qu’il porte le nom d’un vieil homme blanc, mais je ne m’arrête jamais pour lire les plaques d’information. Nous sommes au sommet, sur un réservoir qui doit contenir de l’eau, mais je ne sais pas à quoi il sert. Je ne peux pas être plus précise que ça. » Elle savait que ce n’était pas une réponse solide, que si elle l’écrivait pendant un examen, elle recevrait une note d’échec. Les extraterrestres par contre semblaient satisfaites par ses paroles.
« Merci pour votre réponse. Notre prochaine question porte sur les êtres humains. Qu’est-ce qu’un être humain ? Quel est votre rôle sur Terre ? »
« Eh bien, nous sommes l’espèce la plus puissante sur Terre, ce qui est vraiment devenu un problème au cours des deux cents dernières années. Nous vivons aux quatre coins du monde, même en Antarctique, mais je pense que tout le monde là-bas est comme un scientifique spécialiste des pingouins à qui on a enlevé l’appendice. Nous continuons à faire disparaître d’autres espèces, nous sommes en train de tuer la planète entière et le pire, c’est que nous savons que nous le faisons, mais nous n’arrêtons pas. La situation est plutôt désespérée. On s’entretue, on se fait du mal, et des vieillards essaient de coucher avec des adolescentes qui n’ont pas beaucoup de jugeote. »
« Et quel est votre rôle à vous, les humains, sur Terre ? »
Elle les regarda, exaspérée. « Je sais pas ! Quelle sorte de question est-ce que c’est ? C’est beaucoup trop philosophique ! Je suis juste une personne ! Vous ne pouvez pas vous attendre à ce que j’aie une réponse cohérente sur le sens de la vie. »
Les extraterrestres ne changeaient pas d’avis ; elles la regardèrent avec la même expression patiente. « Répondez à la question, s’il vous plaît. »
Julie leva ses yeux au ciel. « Notre rôle est d’exister, de transmettre nos gènes, d’essayer de ne pas mourir. Comme n’importe quelle autre espèce. Je ne crois pas que nous soyons spéciaux, choisis par Dieu ou quoi que ce soit d’autre. »
Les extraterrestres avaient l’air satisfaites par cette réponse. « Merci. Notre dernière série de questions porte sur vous, Julie. S’il vous plaît, parlez-nous de votre état d’esprit, de votre mentalité, de votre façon de penser. Comment allez-vous ? »
« Clairement, je ne vais pas très bien. Sinon, pourquoi je serais ici, au milieu de la nuit, portant mon pyjama dehors, en train de parler à des extraterrestres ? »
« Nos recherches suggèrent que vous avez récemment subi un événement stressant dans votre vie. Pouvez-vous nous en parler ? »
« Jésus-Christ, t’es quoi, ma thérapeute ? Et vous savez quoi, non, cet homme n’est pas assez important pour être considéré comme un “événement stressant de la vie”. C’est juste un trou du cul. Il n’est rien, je ne le reverrai jamais. Il va vivre une triste petite vie et moi, j’ai toute la vie devant moi. »
« Est-ce que vous avez de l’espoir pour votre avenir ? »
« Je viens de décider d’en avoir. » Julie sentait que ce n’était peut-être pas encore la vérité totale, mais que ça pouvait le devenir.
« Merci d’avoir répondu avec franchise à nos questions. On sait que nous avons dit que les questions sur vous-même seraient les dernières, mais considérez ceci comme une question bonus. Pensez-vous que les humains valent la peine d’être sauvés ? » Julie ne perçut aucune trace d’humour dans l’expression ou la voix de l’extraterrestre.
« Euh, quoi ? Pourquoi est-ce que vous me demandez ça ? Je suis la dernière personne à être qualifiée pour répondre à cette question ! Attendez, est-ce que nous avons besoin d’être sauvés ? Y a-t-il une apocalypse qui nous attend ? »
« Julie, s’il vous plaît, répondez simplement à la question. Essayez de penser concrètement, il ne s’agit pas d’une simple hypothèse. Je répète : les humains valent-ils la peine d’être sauvés ? »
« Je ne sais pas. Je suppose que dans l’ensemble, euh… Eh bien, il y a toujours, euh… » Elle prit une grande inspiration. « Tu sais quoi, je viens de décider d’avoir de l’espoir, alors oui. Nous méritons une autre chance. Nous en valons la peine, malgré les hommes grossiers, les dictateurs diaboliques, le changement climatique et tout le reste. Malgré tout, nous en valons la peine. Vous ne pouvez pas nous abandonner. »
« Merci. Nous prendrons en compte ce point de vue. »
« Attendez, vous allez nous sauver ou non ? »
« Nous nous excusons, mais ce n’est pas une information que nous avons le pouvoir de divulguer. »
Julie se sentit défaillir, sa vision se flouta et ses oreilles bourdonnèrent. Elle bascula en arrière et tout disparut dans la noirceur.
La première chose qu’elle remarqua à son réveil fut qu’elle était seule. Pas de vaisseau spatial en métal brillant, aucune jumelle extraterrestre identique à elle. Mais ce n’était pas un rêve, Julie le savait. Elle savait aussi que peu importe si les extraterrestres décidaient de sauver les humains, ils n’allaient pas spécifiquement la sauver elle, Julie, la fille dévastée sur le petit mont Tolmie. Si Julie croyait vraiment ce qu’elle leur avait dit, que les humains en valent la peine, elle devait aussi le croire pour elle-même. Julie s’est levée, secouant la poussière, la saleté et les petits cailloux de ses vêtements, puis elle prit une décision : elle ne se laisserait plus abattre. Elle allait faire en sorte que le temps qu’il lui restait à passer sur Terre, qu’il soit court ou long, en vaille la peine.