Je me trouve à des lieues de l’endroit où j’ai rencontré Daniel Grenier, il y a trois semaines déjà. Devant un grand lac, miroir et ben frette (je le sais parce que je m’y suis plongée, question de réveiller mon cerveau), je viens de me plugger aubade de Jean-Michel Blais dans les oreilles. La musique me transporte : parfait pour écrire – je ne serai pas tentée de fredonner – et ce cerveau réveillé sera maintenant activé.
Avancer dans mon texte.
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On s’est donné rendez-vous dans un café entre l’université et chez lui, un consensus facile, tout autant que le naturel avec lequel je le reconnais et lui tends la main lorsqu’il y entre, une courte minute après moi. J’ai l’impression d’accueillir un vieil ami qui vient de revenir en ville, et que je lui offre un café contre deux heures de sa vie.
Allongé. Double.
Dès le début, avant même l’enregistrement, le ton est casual. On jase du nouveau programme en création littéraire, des coupures qui ont fait mourir le certificat, bref, on ne parle pas du mauvais temps. J’aborde la logistique de l’entrevue, le pourquoi du comment, je gère le iPhone et son micro, un petit test et c’est parti. Il a opté pour les deux fauteuils face à face, avec une table basse où on a déposé nos cafés. J’ai devant moi un gars qui n’en est pas à ses premières armes en matière de rencontres impromptues, à réfléchir en temps réel devant une inconnue.
Petite gorgée.
On a le même âge – le genre d’information trouvée facilement en le googlant –, mais il dit quelques fois « maintenant que j’ai 40 ans », en délaissant deux-trois ans au passage, comme si le cap de cette dizaine incluait toute la décennie, un genre de portail céleste qui symbolise être arrivé là. Je comprends le feeling, même si nos parcours semblent (sont) différents. Il est de ceux qui ont la vocation pour l’écriture depuis longtemps, il l’affirme lui-même, et en seulement deux heures à son contact, je témoigne : il dit vrai, votre Honneur. Son parcours, déjà, nous livre certains indices : le trajet bac-maîtrise-doc-postdoc en littérature, le jargon bien maîtrisé, les idées claires sur son rapport à la littérature, la sienne et celle des autres, ses remises en question transparentes sur sa démarche, ses références littéraires et culturelles, sa place dans un écosystème qu’il embrasse depuis plus de vingt ans. Ça a tout l’air d’une quarantaine bien amorcée, avec son lot de désirs déjà assouvis et ceux envisagés avec tout l’amour qu’il porte à son art.
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Devant cette étendue d’eau et de ciel, accompagnée par les bernaches qui pataugent et crient nuit et jour, j’ai retranscrit hier mon entretien avec Grenier : vingt-sept pages. Vingt-sept pages. « J’aime ça répondre à des questions » qu’il m’a avoué à la fin, quand je l’ai remercié de sa générosité.
Se connaître soi-même avant tout.
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Je lui partage ma théorie et j’imagine au départ un être tricéphale : le traducteur, l’auteur et le chercheur. Môsieur a quand même un postdoctorat en littérature américaine (bon, sans dire que j’en suis impressionnée, mettons que c’est humbling comme dirait Roth). Grenier n’accepte pas mon idée, et tranche sa tête de chercheur : il a passé beaucoup de temps dans l’académique, sur les bancs d’école, a même fait un court passage de l’autre côté des pupitres pour une charge de cours, certes, mais il n’a pas envie de retourner dans ce milieu-là. Il ne récidivera pas, du moins pas tant qu’il n’y sera pas forcé, financièrement entend-il. Sa posture professionnelle, il l’aborde dans la dualité traducteur/auteur.
Croisement de jambes. Brouhaha de la barista.
Cela dit, comme plusieurs, il ne sort pas de l’école avec un contrat de publication en mains, et c’est alors la belle époque du blogue, le début des années 2000, où tout était possible, stratégie DIY qui lui permet de travailler sur son écriture, tester des choses et écrire, tout simplement.
— Le blog c’t’intéressant, y’a eu une certaine époque où moi je me suis lancé là-dedans, pis ça a été ma forme de publication pendant longtemps parce que ça marchait pas du côté institutionnel. […] C’est un milieu intéressant parce que c’est d’autres écrivains, d’autres personnes dans la même situation. Donc y’avait un échange qui se faisait entre lecteur/créateur, et on se donnait du feedbac Ça été très valorisant […] . Malgré tout on rit à Saint-Henri, mon première recueil de nouvelles, y’a beaucoup de nouvelles qui viennent de mon blog à l’époque, qui ont été réécrites pour le recueil. Mais c’est ça, dès que j’ai publié mon livre, j’ai arrêté.
— C’était ça l’objectif.
— Ben oui. L’objectif fondamental ça toujours été ça. De publier, de rentrer dans le milieu. À partir du moment où j’étais entré dans le milieu, j’avais l’impression que j’allais pu me poser de question.
Une bourrasque, la porte d’entrée qui claque.
Il y a une vogue en ce moment, m’explique-t-il, des traductions littéraires faites par des écrivains.es et non des spécialistes de la traduction ou des spécialistes de la langue. Les maisons d’édition approchent des « voix » littéraires, une façon d’écrire qui s’arrime à la voix d’origine, qui déploie le bon ton. Grenier est convaincu que c’est ce qui lui est arrivé, on est venu chercher sa voix. Je comprends bien, puisque c’est par cette voix-là que je l’ai rencontré (littérairement, s’entend), dans ses traductions de l’autrice crie de la Saskatchewan Dawn Dumont[1]. J’ai tout d’abord cru Dumont Franco-Saskatchewanaise en dévorant son roman, et réalisant à la fin de ma lecture que j’avais lu une traduction (je suis pas vite, vite!). J’ai tergiversé – convaincue de pouvoir lire, aimer et rire dans l’anglais de Dumont – mais c’était bien la voix de la traduction de Grenier qui m’avait interpellée, à laquelle j’avais ri en écho aux phrases bien tournées, au ton tragi-comique, à travers le ridicule et le deep : tout ce que la voix de Dumont lui avait permis, à lui, d’écrire. Et transmis, à moi. J’ai depuis lu tous les romans de Dumont dans les versions de Grenier et je reste persuadée que j’ai eu accès à leurs deux voix confondues.
Deux femmes s’installent à côté. Leur discussion se mêle à la nôtre à travers mon micro.
Tout ça pour dire que le day job de Daniel Grenier, du moins son gagne-pain, c’est la traduction maintenant. Parce que ça reste plus payant de traduire un livre que d’en écrire un (allez comprendre ?). Et ce rôle, qui lui est donné pour sa plume et qu’il prend à bras le corps, lui a permis de s’assumer, en quelque sorte.
— … la traduction, ç’a été pour moi quelque chose qui a fait une grosse différence dans ma vie dans la mesure où je me suis mis à gagner ma vie avec ma plume. […] C’est aussi un acte créateur. […] On veut pas s’imposer à la personne qui écrit, à notre auteur ou notre autrice qu’on est en train de traduire. Reste qu’il y a un côté où on s’approprie le texte, le faire sien, pour ensuite l’offrir à un autre lectorat. Ce qui fait que grâce à la traduction, je suis capable de me dire écrivain maintenant. Dans la posture, dans la façon de se percevoir soi-même. Écrivain, c’est un terme qu’on n’assume pas super bien, pis pas super vite. […] Dans la vie en général. Si tu prends les catégories d’artistes, mettons. Un musicien va se dire musicien ben avant qu’un écrivain ose se prétendre écrivain.
— Le musicien fait ses gammes en tant que musicien…
— Pis là, grâce à la traduction, c’est un terme que j’assume.
Son travail de traduction demeure un travail d’équipe avant tout – plus encore que celui d’écrivain. Il a beau avoir un postdoc en littérature, il n’est pas expert de la langue française pour autant :
— Des fois j’en parle avec mon père, qui a été traducteur commercial toute sa vie. La discussion avec lui, ç’a toujours été ça : il me dit « moi je pourrais pas faire ce que tu fais » et je réponds, « je serais pas capable de faire ce que tu fais non plus ». Dans la mesure où les textes que les traducteurs professionnels rendent […] sont considérés comme la version finale que le client va accepter. Je suis pas un professionnel de la langue. […] Tsé, moi j’utilise plein d’anglicismes, je suis un traducteur littéraire au sens où, il y a révision linguistique, correction et révision éditoriale qui vient ensuite […]. Dans ce sens-là, c’est vraiment un travail collectif, pis j’adore ce côté-là, même si des fois t’as le syndrome de l’imposteur, évidemment, quand tu reçois tes révisions pis tu dis « mon Dieu » ! Moi on est venu me chercher pour autre chose finalement.
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Je relis les notes gribouillées aussitôt mon invité parti lorsque le pouls réel de l’énergie qui m’a traversée pendant l’entretien était encore vif. D’emblée je constate que j’ai non seulement accédé à l’auteur, au traducteur, évidemment, mais aussi, il me semble, à l’homme impliqué dans une communauté, celle de l’écriture, de l’édition québécoise, nord-américaine, et à la fois au gars – le chum-père-ami-fils –, ce qui participe à toute son humanité. L’intuition du tricéphale restait donc bonne : il y avait devant moi le littéraire, le professionnel et l’ami.
Découper les moments, créer du sens.
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On s’entretiendra de beaucoup de choses, mais bien sûr surtout de son parcours et de ses œuvres. Il a un corpus diversifié[2], à l’image de ses multiples intérêts, et ses livres ont remporté des prix ou se sont retrouvés en lice pour plusieurs concours littéraires d’envergure. C’est donc un auteur primé et la discussion bifurque quand même, à tâtons, sur la notion de la posture de créateur, de la pudeur qu’elle implique parfois en début de parcours.
— J’étais autant un écrivain, dans un sens, même quand je publiais pas. C’est insoluble, impossible. Moi je pense que j’avais une vocation, une ambition, des velléités de créateur. Mais tsé, jamais j’aurais pu l’assumer publiquement avant de publier un livre.
Sa plus récente publication, Héroïnes et tombeaux[3], un genre de palimpseste de Héros et tombes – ce qu’il appelle son roman brésilien – se veut un trip formaliste comme une contrainte créative en écho à son écrivain fétiche, Ernesto Sabato. C’est un roman qu’il rêvait d’écrire depuis plus de vingt ans, avec l’idée d’user de ses maîtres à penser pour créer une œuvre à lui, sans faire du pastiche ou du plagiat.
— C’est tout le point de départ philosophique de la création. […] Je suis un lecteur bien avant d’être un écrivain. […] Je n’ai jamais été rien d’autre qu’une éponge, avec une certaine facilité ou un certain talent pour reproduire, recracher des affaires que j’ai vues ailleurs. […] Dans ma façon de voir la littérature, il y a quelque chose qui va un peu plus loin, dans le sens où c’est pas l’idée de faire du plagiat, c’est l’idée de pousser le bouchon pour voir comment fonctionne le principe même d’influence. Retourner l’idée d’influence sur elle-même, de jouer sur le principe de clin d’œil, de remix. […] L’art du mix tape existe.
— Pis un lecteur qui voit pas le lien, pour toi, ça n’a pas d’importance.
— J’aime faire des clins d’œil littéraires qui sont là pour te donner envie de creuser si t’as le goût. Sont pas là pour t’empêcher d’apprécier.
— C’est pas une jambette.
— C’est ça.
— Un jeu.
— Oui, bien sûr.
Décidément, Grenier maîtrise l’art de l’hommage.
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Une discussion de deux heures, ça donne du matériel pour plus que 2000 mots. Le temps – le compteur de mots – me presse et je n’arrive pas à faire le tour de ce qui nous a occupés bien au-delà d’un allongé : son amour pour la télé-réalité, les notions d’appropriation culturelle, l’obsession pour la violence et l’agresseur dans la littérature, et toutes ses passions littéraires …
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C’est déjà la fin de l’entretien, anyway les cafés sont terminés depuis longtemps. Merci Daniel Grenier, et à une prochaine fois !
Oui, bien sûr !
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Je termine ce texte, toujours devant le lac. Ma voisine Pauline regarde ses derniers flocons de neige en nous quittant doucement, et je me questionne sur l’avenir en général et la migration des bernaches en particulier. On dit que la rigueur fait le travail, la routine avant la dictature de l’inspiration. J’ai bien vu, en interviewant Daniel Grenier, tout simple qu’il soit (attention, j’ai pas dit simplet) que l’écriture est un métier et qu’il faut s’y attarder, le prendre au sérieux. Et depuis quelques matins, je fais mes gammes.
Creuser l’universel dans le personnel. Se présenter devant la page.
[1] On pleure pas au bingo, La course de Rose, Perles de verre, Les poules des prairies partent en tournée – aux éditions Hannenorak.
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Daniel_Grenier_(%C3%A9crivain)
[3] Éditions Héliotrope