Je suis assis au bureau, devant mon ordi, dans la chambre de ma blonde, chez ses parents. Ils nous ont invités à souper.
Bryan ajuste sa webcam, quelque part à Shawinigan.
Je repense à ces heures passées à dévorer les aventures d’Amos dans les années 2000…
Le loup-garou
AM. C’est l’Halloween, il faut parler du loup-garou. Tu as fait ton mémoire de maîtrise sur le loup-garou dans la tradition orale du Québec, c’est ça?
BP. Oui, c’est ça.
AM. Je/
BP. En réalité/
AM. Oui, vas-y.
BP. Non, pose ta question.
AM. Je suis membre de la première nation innue du côté de ma mère. On vient de Mashteuiatsh, au Lac-Saint-Jean. Je connais donc l’importance de la tradition orale chez les peuples autochtones. Comment es-tu allé à la rencontre de cette tradition orale?
BP. Première chose, mon grand-père est innu aussi, il vient de Pointe-Bleue. Mashteuiatsh.
AM. Non!
BP. C’était un Tremblay. Raoul Tremblay. Il a quitté à quatorze ans pour venir travailler à Shawinigan. Bref…
J’ai étudié en théâtre, comme comédien, ensuite professeur. Ce qui m’a toujours passionné dans le théâtre, ce sont les textes. Un moment donné, je suis tombé sur ceux des Grecs anciens : Euripide, Aristophane, Eschyle, Sophocle. J’ai tout lu, vraiment dévoré ça.
J’ai fini ma formation de professeur et fondé une compagnie de théâtre. Les Grecs faisaient ça, eux : ils parlaient de leurs contes et de leurs légendes dans les tragédies. Je me suis demandé ce qu’on a au Québec qu’on pourrait théâtraliser. J’ai commencé à entrer dans Pamphile Le May, Louis Fréchette, François Cusson, Dollard Dubé, les conteurs du 19e siècle. Quelle richesse!
Ensuite, les études québécoises, une scolarité de maîtrise et mon mémoire, que je n’ai jamais déposé parce qu’Amos Daragon est arrivé dans ma vie.
C’est à l’université que je me suis dit : dans toutes ces histoires, il y a un personnage fantastique, le loup-garou. Alors j’ai travaillé avec les archives de folklore de l’Université Laval pour établir le portrait du loup-garou dans la tradition orale et voir si les conteurs avaient respecté ce modèle-là, ou s’ils avaient créé autre chose.
De la bête du Gévaudan à Kubrick
AM. J’ai feuilleté en librairie ton dernier roman, La bête du Gévaudan (2023), dans lequel tu revisites la légende du même nom, qui est en fait un surnom attribué à des canidés ayant mené une série d’attaques sur des citoyens français au 18e siècle.
BP. Les Contes interdits m’ont servi de prétexte à raconter ce qui s’est passé, à moderniser le mythe et à parler de cette bête. Le loup-garou, cette créature à l’intérieur de nous, ce monstre qui attend juste les bonnes conditions pour sortir et créer l’horreur.
Admettons que tu es un gars fantastique, soumis tout d’un coup à une pression intense : pogné dans le trafic à Montréal, sur les nerfs, un gars klaxonne en arrière, tu ouvres la porte de ton char et t’en vas lui péter la gueule. Comment ça se fait qu’un homme gentil, courtois, oublie 2000 ans de sociabilité, de vie en commun, de morale, de lois, pour redevenir animal et régler son problème de façon territoriale et violente?
Je me suis posé cette question-là pour la bête du Gévaudan : et si elle investissait le corps des êtres humains et leur faisait commettre l’horreur? On le voit aujourd’hui : un gars entre dans un autobus et se garoche sur une garderie à Laval. C’est ça, un monstre. La tuerie à Lewiston, au Maine, c’est ça, un monstre. Le Hamas, Jérusalem, l’invasion de l’Ukraine… des monstres qui attendent les bonnes conditions.
La bête du Gévaudan va donc envahir le corps de Kevin, mon personnage, et lentement le corrompre, le radicaliser, afin qu’il commette l’horreur.
AM. J’ai noté la citation de The Shining en épigraphe : « All work and no play makes Jack a dull boy. » Voilà un film extrêmement étrange et inconfortable, que j’ai visionné à un jeune âge. Il me semble que Kubrick nous refuse l’accès à l’humanité de ses personnages. En fait, le personnage principal, ce n’est ni Jack, ni Shelley Duval, mais plutôt l’hôtel, voire le shining, cette espèce de présence malfaisante.
Bref, est-ce que le mythe du loup-garou concerne l’âme humaine et sa capacité à faire le mal, ou alors une force externe, le mal incarné dans la nature?
BP. The Shining, La bête du Gévaudan, c’est exactement ça : cette créature extérieure qui t’envahit, t’amène dans un autre monde. Ce qui est intéressant, c’est qu’à partir du moment où on te fait croire à ce monde-là, il existe pour vrai.
Un exemple : quand des gars entrent dans un avion pour se garocher sur des tours à New York, pour se retrouver avec 72 vierges au paradis, ils sont dans une réalité et ils y croient. C’est ce qui leur fait poser des actions concrètes dans le monde réel. Le monde des idées, des fantasmes, intervient alors directement dans le réel. Tu vois? Les choses imaginées sont réelles, parce qu’elles ont une conséquence directe. Elles existent sans matérialité. D’où le domaine de la mythologie.
Amos Daragon
AM. Il faut qu’on parle d’Amos Daragon.
BP. (Rires, accompagnés d’un regard au ciel.)
AM. C’est vrai, ça a marqué mon enfance! Avant de te lancer dans l’écriture, as-tu lu des romans jeunesse et fantastique pour trouver une manière de t’inscrire à l’intérieur de ces genres-là?
BP. Non. Je ne suis pas un fan de littérature jeunesse. Je suis un fan de contes, de légendes, de mythologie.
Bryan allume une lampe de chevet, puis tourne sa webcam pour me montrer sa bibliothèque de travail, qui contient 350 à 400 livres de contes empilés les uns sur les autres sur les tablettes.
Ce sont les lectures qui me passionnent : Gilbert Durand, l’anthropologie de l’imaginaire, c’est-à-dire comment l’imaginaire se construit et comment on y vit. Les habitants du désert et des Alpes n’ont pas le même imaginaire.
Amos Daragon réunit les quatre piliers de la mythologie : contes et légendes, grands héros, créatures fantastiques et les dieux. J’ai travaillé sur ce qui me passionnait.
AM. C’est drôle de t’entendre dire que tu n’aimais pas la littérature jeunesse. Peut-être que ça a contribué à l’attrait d’Amos Daragon : d’avoir affaire, en tant que jeune lecteur, à un auteur passionné qui ne te traite pas comme un enfant. Amos, c’était un portail vers un univers fantastique, mais aussi adulte.
BP. Je pense que j’ai écrit… (Il ferme les yeux pour mieux se souvenir.) …sans infantiliser les jeunes, en choisissant les bons mots, en parlant de choses vraies et en n’ayant pas peur d’aller vers l’horreur. Baba Yaga empoisonne des oiseaux pour le fun! Elle tue son mari et enferme son cœur dans un pot! Mais les contes traditionnels de Grimm sont tout aussi horribles…
Je ne prends pas les enfants pour des enfants. Je leur parle à leur niveau et ils adhèrent. Ils ont adhéré en masse et on vend encore pas mal de livres. Je pense que ça laisse sa marque parce qu’il y a une certaine authenticité là-dedans.
AM. Quel était ton état d’esprit à l’époque, quand le succès a commencé? Comment envisageais-tu le fait d’être lu par autant de jeunes? Après tout, une série jeunesse peut contribuer à leur développement.
BP. Je ne savais pas grand-chose.
À l’hiver 2002, je me suis enfermé pendant trois semaines dans le chalet de mon père au Lac la Tuque, avec mon chien. Il a fait -42. Tout ce que je faisais, c’était écrire.
Je prenais des marches sur le lac et me disais : « Ce que j’écris là, si je pouvais en vendre 10 000 copies, j’aurais l’impression de monter une marche. » On m’en avait commandé trois pour l’année. C’était mon rêve, ce que je souhaitais. Et ça a décollé comme une fusée. Je ne l’ai pas vu venir, l’éditeur non plus.
Après ça, il fallait fournir. On est tombé dans un tourbillon : salons du livre, conférences dans les écoles, sortie des livres, les médias, la promo, rouler, rouler, rouler. Pendant cinq, six ans, jusqu’au tome 12.
J’étais mort. Mentalement épuisé. Je mangeais Amos Daragon, allais aux toilettes Amos Daragon. Heureux de passer à autre chose.
Ensuite, j’ai eu le sentiment d’un vide hallucinant, parce que ça comblait tout dans ma vie. (Soupir fatigué.) Pas fait une dépression, mais… je ne savais plus quoi faire de mon existence. Plus de projet moteur d’écriture. Ça a été des mois difficiles avant que je me réoriente.
AM. Écrire était ta vocation, ou avais-tu d’autres ambitions? Éditeur? Enseignant?
BP. Je voulais écrire. Passionné par les livres, la littérature, l’imaginaire populaire. Quand j’ai écrit mes premières pièces de théâtre, je préférais écrire et mettre en scène que jouer. Plus à ma place. Lentement, c’est ce qui s’est développé.
Tu as beau te faire un plan de carrière, ça ne marche pas de même. Tu dois suivre tes goûts, tes intérêts, jusqu’à ce que la vie t’amène quelque part, puis dire : « C’est ma place, mon chemin. Je continue. » Je ne me suis jamais levé un matin en disant : « Je serai écrivain. » J’ai fait ce qui me tentait ; de fil en aiguille, ça m’a amené à autre chose.
AM. Oui, la vie décide pour nous, à l’occasion.
L’édition
AM. Es-tu un perfectionniste?
BP. Non. J’écris parce que le récit doit sortir.
J’écris trois fois mes romans : une fois, deux fois, puis je relis. Troisième jet, ensuite je le donne au correcteur, au réviseur et ils font leur job. J’accepte très bien qu’on me dise « non, pas ça » ou « ça, on ne comprend rien ». Je veux l’avis d’un professionnel. Après trois lectures-écritures, je suis tanné de le voir, de toute façon. Au final, c’est moi qui décide, mais le travail de collégialité est nécessaire en littérature. Je ne relis jamais mes livres une fois achevés.
AM. J’imagine que le succès d’Amos Daragon t’a permis de poser tes conditions dès le départ. As-tu l’impression d’avoir eu le gros bout du bâton avec les éditeurs, par exemple?
BP. Non. L’écosystème du monde de l’édition est bâti pour qu’un auteur ait droit à 10% du prix de son livre. Tu ne peux pas vraiment demander plus. Le libraire a 40% en partant, le distributeur a 20%, l’éditeur a 30%. On est dans une mécanique où chacun a sa place. Tu aurais beau négocier avec un éditeur pour 15%, il n’arriverait pas. C’est pour ça qu’il est subventionné. Je dis : plutôt que d’essayer d’avoir plus sur le livre, vends-en donc plus!
La business et les différences culturelles
AM. Amos a été traduit dans 24 langues, 27 pays… dont la Chine! Qu’est-ce que ça représente pour un auteur occidental, sans même parler d’un auteur québécois, de percer dans un marché comme la Chine? Quelle est ton expérience avec ce marché, avec son étanchéité?
BP. Ça a été à la fois compliqué et gratifiant.
Un gros éditeur chinois. Ils ont acheté la série au complet, avec une idée de convergence, de travailler sur la télé ensuite. On en a sorti un, puis deux, ça allait bien. On entend que les Chinois ne payent pas les droits : faux, j’ai reçu les chèques. C’était une bonne gang.
J’ai été invité par le bureau du Québec en Chine, par Jean-François Lépine. J’ai fait des conférences, c’était le fun, 300 jeunes Chinois devant moi. Je parlais en anglais, ils comprenaient plus ou moins, donc il y avait un traducteur. Je faisais une blague, puis attendais… Tout le monde rit, cool. Une autre, suspense… Rien. La traductrice disait « OK ». C’était bizarre et drôle, j’ai beaucoup aimé ça.
Puis la pandémie est arrivée. On a reporté, mais les conditions politiques Canada-Chine se sont mises à se dégrader par la suite, avec l’épisode de Huawei et des deux Michael. Beaucoup d’incertitude, d’hésitation. J’essaie de rejoindre l’éditeur. J’ignore s’il existe encore. Tout ça est disparu.
AM. Apprécies-tu le côté business?
BP. À ce moment, j’avais récupéré mes droits. C’est ma maison d’édition, Perro éditeur, qui a vendu aux Chinois.
Oui, j’ai toujours été un peu homme d’affaires. Le succès d’Amos Daragon m’a permis de développer ça. J’ai eu de l’immobilier, un restaurant, une librairie. J’ai essayé plusieurs trucs dans ma vie, avec plus ou moins de succès. Mes plus gros succès ont eu lieu dans la gestion de l’art et de la culture. Du reste, je n’étais pas bon. En fait, je n’ai pas aimé ça.
AM. Le resto, non?
BP. Non. L’enfer. Quoique ça m’a appris à calculer un budget à une tomate italienne près.
AM. Quelle sorte de resto?
BP. Méditerranéen. Pâtes, pizza, escalope de veau. À Shawinigan. Il s’appelait Memento.
AM. En tant que passionné de voyage, je veux savoir ce que tu as appris sur ces différentes cultures, concernant leur manière de faire des affaires?
BP. Avec les Chinois, il faut toujours être très respectueux, modeste, jamais arrogant. À ta place. Pourtant, eux, sont fiers : s’ils ont une Porsche, ils vont te la montrer.
J’ai fait les salons du livre à Porto, à Lisbonne. Les Portugais veulent montrer qu’ils sont capables. Tu dois honorer ça.
Je publie aux États-Unis, où on se crisse de toi, en tant qu’auteur. Le produit importe. Si ça se vend, on continue ; sinon, bonsoir. Aucun intérêt pour ta personne ou ta démarche.
Libérer son univers d’écrivain
AM. Dernière question. J’aimerais profiter de ton expérience dans le milieu littéraire pour creuser une question qui m’intéresse.
On constate au Québec l’émergence de la création littéraire à l’université. Nécessairement, une communauté de futurs auteurs et éditeurs se forme, provenant tous du milieu académique. Est-ce qu’on risque la valorisation d’une même mentalité d’écriture? La complaisance, l’uniformisation, l’homogénéisation des courants littéraires?
BP. Tu veux dire, comme l’école de l’humour, les Star Académie, les La Voix? Je ne pense pas que ce soit un danger, parce que la littérature, ce n’est pas assez payant!
De deux, qu’on ait des programmes qui encouragent une forte connaissance de la littérature, c’est fantastique. La culture forme les individus.
Toutefois, ces programmes n’aident pas à mieux écrire, à avoir plus d’imagination ou à développer un univers. Ce qui est intéressant chez un écrivain, avant tout, c’est l’univers qu’il nous présente. Propre à lui.
Si tu essayes de plaire à la critique, à tes chums, au milieu, à un éditeur, etc., c’est perdu d’avance. Il te faut un univers… et, idéalement, un éditeur qui le comprend, qui sait comment le vendre. Le lecteur veut être surpris. Or, la véritable création demeure, je pense, cette capacité à produire du neuf.
Le meilleur exemple, c’est Lisa Leblanc, de Saint-Robert, au Nouveau-Brunswick. Ma vie c’est de la marde. En temps normal, ça ne passe pas à la radio. Pourquoi échappe-t-elle à la censure? Les gens y reconnaissent un univers. Ils adhèrent, en redemandent.
Amélie Nothomb, on dira ce qu’on veut, elle a son propre univers. Tolkien. Stephen King.
Sans oublier qu’il y a toujours un mépris de la littérature savante envers la littérature populaire. La première voudrait avoir le succès de la seconde. Impossible : elle s’adresse à un public trop restreint. On est souvent confronté à ce choix : plaire à la critique ou aux masses. Les deux se valent, mais il faut se demander pour qui l’on écrit.
La vie m’a conduit à écrire pour les gens. Les enfants, en premier. Le public le plus difficile, parce qu’un enfant n’a pas de filtre :
« Ah! tu lis Amos Daragon? »
« Oui. »
« Et toi? »
« Non. Moi, je trouve ça plate! »
Boum! Ton orgueil… l’affaire est réglée.
Pour répondre à ta question, après ce long détour, non, je ne vois pas une uniformisation de la littérature par les études. Si tu écris comme tout le monde, on ne te publiera pas.
Les éditeurs cherchent des bonnes histoires et des univers. C’est tout. (Il chuchote ceci comme un secret :) Les fautes d’orthographe, ils s’en sacrent. Des écrivains fantôme, il y en a plusieurs. Britney Spears n’a pas écrit son autobiographie.
Donc, je pense, très modestement, que dans vos cours vous devez apprendre à libérer vos propres univers.
Ma blonde, en bas : Alec, le souper est prêt!