Conte animalier

 

Il y a, dans la maison de mon enfance, trois pièces aux dimensions à peu près égales.

Dans la première habite un cheval, haut sur pattes, altier, dont le poil sent la terre où il a grandi et le crottin dont il l’a nourrie. Un animal majestueux, fort en croupe et en hennissements. Il pourrait tout démolir d’un coup de sabot s’il le souhaitait.

Il est arrivé chez nous un jour de pluie, blessé, son cuir lacéré du cou jusqu’à l’arrière-train. Nerveux, il ne se laissait pas approcher. Nous lui avons ouvert notre cour arrière, exiguë mais sécuritaire, et chaque matin je me présentais près de lui avec un bâton. Il avait peur que je le batte à mon tour. Or mon morceau de bois me servait à inscrire dans la terre humide les symboles de notre future complicité. Petit à petit, j’ai pu caresser ses naseaux, passer mes doigts dans sa crinière puis soigner ses plaies. Un matin, il a enserré le bâton entre ses dents et il a dessiné mon visage entre ses pattes encore écorchées.

Dans la deuxième pièce de la maison de mon enfance vole un oiseau, tout petit, genre colibri, mais calme, détendu. Son plumage vert émeraude émerveille quand il se déplace d’un perchoir à l’autre. Nous l’avons recueilli en bordure de la route, au crépuscule, convaincus qu’il allait mourir dans ma main tellement il était mal en point. Aujourd’hui, il siffle des poèmes que nous enregistrons pour la postérité.

Dans la troisième pièce de la maison de mon enfance ondule un serpent à sonnette que nous nourrissons d’œufs et de restants de table. Quand il est apparu devant notre porte, on lui avait coupé le bout de la queue et nous avons dû lui coincer la tête dans un étau pour cautériser sa plaie. Pour qu’il ne se sente pas trop dépaysé, nous avons déversé du sable sur le plancher et planté des herbes folles un peu partout. Il a mué trois fois depuis qu’il est là. Chaque fois sa peau nous raconte une histoire, tatouée sur ses écailles asséchées, que nous laminons sur une longue planche de bois.

Aujourd’hui, le village s’est rassemblé dans la rue, devant la maison de mon enfance. Tout le monde est là, madame la mairesse, monsieur le notaire, les marchands et les artistes aussi, impatients de voir la porte s’ouvrir enfin.

À l’intérieur, l’émotion est grande, car nous savons que le cheval avec son bâton, l’oiseau avec ses poèmes, et le serpent en mues constantes sont prêts à recouvrer leur liberté.

Or ils hésitent un moment, alourdis par la charge que les exactions leur ont imposée, et il faut leur répéter qu’ils sont essentiels à notre survie, car sans eux la beauté du monde reste incomplète, imparfaite, inachevée. Aussi le cheval sort-il en premier, brandissant son bâton sous les applaudissements de la foule qui se resserre autour de lui. Puis l’oiseau s’élance au-dessus de l’assemblée, sifflant ses poèmes dans le vent venu du large. Enfin apparaît entre les pattes du cheval le serpent sans sonnette, qui laisse sur son passage une peau se détachant de son corps sur laquelle il a tatoué un manifeste politique que le notaire lit à voix haute, perché sur un tabouret.

Quand les villageois se dispersent, le cheval galopant dans sa prairie, l’oiseau survolant la marée montante et le serpent fouillant les herbes folles, je rentre dans la maison de mon enfance, fais un peu de ménage dans les trois pièces qui la composent et pars un feu dans le foyer, curieux de voir qui de la belette, de l’éléphant ou du porc-épic, trouvera refuge entre les murs de ma demeure.